Cinéma

Faire famille, faire société – sur Madres paralelas de Pedro Almodovar

Chercheuse en littérature

Almodovar nous avait habitué.e.s au trouble que suscitent les modes hétérodoxes de faire famille et les relations affectives fluides et non-binaires qu’il dépeint constamment dans ses films. D’où la surprise à la vision de son récent et perturbant Madres paralelas, qui fait preuve d’une injonction à « rentrer dans l’ordre » au niveau de la sphère intime et microsociale, c’est-à-dire à se soumettre au primat du lien du sang.

Qu’est-ce que faire famille ? Quelles configurations de relations, de filiations et de parenté sont autorisées à faire famille et légitimées comme telles dans nos sociétés européennes contemporaines ? Et en quoi les configurations conformes au faire famille conventionnel devraient-elles épouser les orientations politiques en matière de vivre-ensemble, de cohésion sociale, a fortiori dans une nation divisée par la mémoire encore fraîche de la guerre civile ?

Telles sont les questions posées par le dernier film perturbant de Pedro Almodovar, Madres paralelas articulé autour de la rencontre à la maternité de deux parturientes, mères célibataires, Janis et Anna. On ne connaît au départ que l’histoire de Janis : elle est tombée enceinte d’une liaison passagère avec Arturo, un anthropologue marié, membre d’une commission gouvernementale dédiée à l’exhumation des fosses communes de la guerre civile espagnole. Elle-même milite activement pour qu’une exhumation soit réalisée dans son village natal en Castilla-La-Mancha.

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Plus tard, alors que l’enfant a quelques mois, Janis se rend compte que leurs bébés ont été échangés et qu’elle élève donc un enfant qui biologiquement n’est pas le sien. À la faveur du hasard qui fait se recroiser les jeunes mères, elles se rapprochent et Janis apprenant qu’Anna a perdu son enfant, lui propose de s’installer chez elle pour l’aider au quotidien et garder sa fille. Leur relation est tantôt maternelle (Janis jouant le rôle de mère de substitution pour Anna), tantôt sentimentale et sexuelle puisqu’elles deviennent amantes, tandis qu’Arturo opère au même moment un retour dans la vie de Janis. Cette dernière finit par avouer à Anna la vérité sur leurs filiations respectives. Anna, choquée, quitte immédiatement le foyer, emportant sa fille biologique avec elle.

Après une ellipse qui nous conduit au village natal de Janis, on apprend qu’Anna est de nouveau enceinte d’Arturo mais cette fois en couple avec lui. Ensemble, accompagnés par Anna


[1] « Le cinéaste espagnol évoque le passé franquiste de son pays à travers un bouleversant portrait de femme » (Murielle Joudet, « Madres Paralelas : Pedro Almodovar, à la vie à la mort », Le Monde, 30 novembre 2021) ; Nicole Clodi, « Magnifiques portraits de mères », La dépêche, 04 décembre 2021 ;  « Pedro Almodóvar dresse un portrait passionné des femmes des années 2020 et plonge dans le passé franquiste » (Adrien Gombeaud, « “Madres paralelas” : Pedro Almodovar, les femmes et les fantômes de Franco », Les Échos, 2 décembre 2021). Entre autres occurrences.

[2] Exception faite de la critique de Marie Denieuil, « Madres paralelas ou l’indispensable accouchement de la mémoire », Philomag, 10 décembre 2021.

[3] S’appuyant essentiellement sur le travail de la philosophe américaine Janet Farrell Smitth (Janet Farrell Smith, « A child of one’s own : a moral assessment of property concerns in adoption », in Sally Haslanger & Charlotte Witt, dir., Adoption Matters. Philosophical & Feminist Essays. Cornell University Press, Ithaca, 2005, p. 112), Amandine Gay affirme : « L’idée selon laquelle les enfants sont des propriétés naturelles est une construction de la culture du droit et de la tradition occidentale. Elle a encore une profonde influence sur la psychologie morale de la parentalité, comme dans la question que l’on pose souvent aux parents adoptants : “c’est la vôtre ou vous l’avez adoptée?” » (Amandine Gay, Une poupée en chocolat, La Découverte, 2021, p. 59).

[4] Rappelons que la loi PMA pour toutes n’a été votée que le 29 juin 2021 après 468 heures de débat et vingt-deux mois de discussion au Parlement et à l’Assemblée nationale.

[5] Susan Golombock relève la citation suivante dans la presse britannique pour illustrer le jugement négatif dont pâtissent les mères solo : « Apart from the risks of mucking around with the gene pool, this is turning us into a society of repellently selfish women. It is promoting the belief that children are merely the means for (predomi

Maëline Le Lay

Chercheuse en littérature, Chargée de recherche CNRS au laboratoire Théorie et Histoire des Arts et des Littératures de la modernité (THALIM)

Notes

[1] « Le cinéaste espagnol évoque le passé franquiste de son pays à travers un bouleversant portrait de femme » (Murielle Joudet, « Madres Paralelas : Pedro Almodovar, à la vie à la mort », Le Monde, 30 novembre 2021) ; Nicole Clodi, « Magnifiques portraits de mères », La dépêche, 04 décembre 2021 ;  « Pedro Almodóvar dresse un portrait passionné des femmes des années 2020 et plonge dans le passé franquiste » (Adrien Gombeaud, « “Madres paralelas” : Pedro Almodovar, les femmes et les fantômes de Franco », Les Échos, 2 décembre 2021). Entre autres occurrences.

[2] Exception faite de la critique de Marie Denieuil, « Madres paralelas ou l’indispensable accouchement de la mémoire », Philomag, 10 décembre 2021.

[3] S’appuyant essentiellement sur le travail de la philosophe américaine Janet Farrell Smitth (Janet Farrell Smith, « A child of one’s own : a moral assessment of property concerns in adoption », in Sally Haslanger & Charlotte Witt, dir., Adoption Matters. Philosophical & Feminist Essays. Cornell University Press, Ithaca, 2005, p. 112), Amandine Gay affirme : « L’idée selon laquelle les enfants sont des propriétés naturelles est une construction de la culture du droit et de la tradition occidentale. Elle a encore une profonde influence sur la psychologie morale de la parentalité, comme dans la question que l’on pose souvent aux parents adoptants : “c’est la vôtre ou vous l’avez adoptée?” » (Amandine Gay, Une poupée en chocolat, La Découverte, 2021, p. 59).

[4] Rappelons que la loi PMA pour toutes n’a été votée que le 29 juin 2021 après 468 heures de débat et vingt-deux mois de discussion au Parlement et à l’Assemblée nationale.

[5] Susan Golombock relève la citation suivante dans la presse britannique pour illustrer le jugement négatif dont pâtissent les mères solo : « Apart from the risks of mucking around with the gene pool, this is turning us into a society of repellently selfish women. It is promoting the belief that children are merely the means for (predomi