Littérature

« je ne fais rien / je grossis » – sur Christophe Tarkos

Critique

Figure météorique de la poésie contemporaine, clown triste et ultravivant à la fois, Christophe Tarkos (1963-2004) se présentait comme « nominaliste ». Huit cents pages d’inédits et une double exposition marseillaise jettent une lumière neuve sur son œuvre en pointant la question de l’étalon, cet étrange concept qui « pèse de lui-même ».

Je ne comprends rien à Christophe Tarkos. Je n’ai jamais rien compris à Christophe Tarkos. J’aime Christophe Tarkos. C’est plutôt compatible. J’avais le coffret Ma langue, publié en 2000 chez Al Dante, j’ai prêté Ma langue à je ne sais qui, je ne l’ai plus revue. Si tu tombes sur cet article, écris-moi. En version Al Dante, j’ai encore Oui (1996), l’Argent (1999), la Cage (1999), le Baroque (2009). J’ai Processe (1997) chez Ulysse Fin de Siècle. Il me reste aussi tous les recueils parus chez P.O.L.

En 1995 et 1996, Pierre Alferi et Olivier Cadiot sortent les deux volumes de leur Revue de littérature générale. Deux compilations de ce qui se fait alors de plus neuf en écriture. On ne sait par quel miracle ils arrivent à présenter la chose sur le plateau de Canal+. Nous avons 25 ou 30 ans, nous sentons qu’un truc se passe, une sorte de frémissement, de renouveau. Dans le volume 2, il y a un texte de Tarkos intitulé « Je te lave », qui est une version possible du Kilo, livre aujourd’hui dévoilé chez P.O.L avec un nombre conséquent d’autres inédits. Ses deux éditeurs, le poète et producteur radio David Christoffel et le critique et curateur Alexandre Mare, ont rassemblé en outre à Marseille manuscrits, lettres, vidéos, photos, dans une exposition partagée entre le Frac et le Centre international de poésie (CipM), à quelques minutes à pied l’un de l’autre.

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Je me souviens qu’au moment où cet air frais soufflait sur la poésie française, dès qu’un·e critique de la presse généraliste s’avisait d’en rendre compte (nous étions peu à nous y intéresser), quelqu’un·e sortait un poignard : un·e lyrique qui n’aimait pas l’objectivisme, un·e ex-mao qui nous trouvait terroriste, un·e écrivain·e qui voulait être lu·e comme elle ou lui l’entendait et pas autrement, un·e théoricien·ne qui avait mieux compris que vous, etc. Le plus simple, à la fin, ce fut d’arrêter de parler de poésie dans les médias, ça évitait les balles perdues. Or, les paranoïaques ont raison de l’être, comme on sait. Pas d’amateur·ice·s sur ce terrain miné : il ne s’agit pas d’aimer, l’amour est hors-jeu – et l’humour –, c’est une histoire de famille, il faut des spécialistes (psychiatres, généalogistes).

À la fin, je ne sais toujours pas ce que représente Tarkos pour les jeunes générations, ni la mienne. Sa présence dans un Frac et ses dessins ont semble-t-il attiré des étudiants en art. Nombre de ceux et celles qui étaient dans la Revue de littérature générale ont apparemment nourri le travail d’artistes plutôt qu’ils n’ont irrigué les facultés de Lettres, c’est dans l’ordre des choses. Mais où situer Tarkos aujourd’hui ? On l’imagine mal entre Paul B. Preciado et Élisée Reclus. La question de savoir ce que lui ou d’autres représentent, ont quelle place, est de toute façon une mauvaise question.

J’ai d’abord vu la tête et le corps de Tarkos avant de le lire, je l’ai entendu et j’étais amoureux. C’était sur une cassette VHS qui constituait le numéro 20 de la revue de Jean-Michel Espitallier et Jacques Sivan, Java, en 2000. Tarkos avait l’air malade. J’ignorais qu’il l’était. Tumeur au cerveau. Il avait cessé d’écrire en 1999. La maladie l’emportera cinq ans plus tard. Dans cette cassette, il y avait aussi Nathalie Quintane entre deux plantes, je crois, et Charles Pennequin qui faisait un peu peur. Impassible en split screen, Tarkos monte d’un côté une mayonnaise verbale en plan américain : « j’ai la tête au fond du trou, et je suis le fond du trou et je suis le fond du sac, et je ne sais pas ce qui va se passer je ne sais pas quel va être le fond ». Sur l’autre écran, il refroidit le bol en gros plan : « je ne sais pas ce que je dis » (ad libitum). Par-delà la rhétorique bobinatoire et post-Gertrude Stein, on ne peut pas faire comme si ces phrases n’invitaient pas, par ailleurs, à l’interprétation : « je ne sais pas ce que je dis », « je suis le fond ».

Je ne comprends rien à Tarkos, je n’y ai jamais rien compris veut dire aussi : Tarkos me comprend, vous comprend, nous prend avec lui – et le monde vivant.

Rembobinage : je me trompe. J’avais chroniqué Caisses (P.O.L) en 1998, soit deux ans auparavant. Caisses, p. 17 : « Je fais de la verdure, je fais de l’espace vert avec de la salade, avec des feuilles de salade, mettre le plus possible de vert… » (la phrase ne finit qu’avec la page). Mais les performances enregistrées de Tarkos me restent mieux en mémoire. On les trouve désormais dans l’Enregistré (P.O.L, 2014), un recueil compilé par son ami Philippe Castellin, poète et docteur en linguistique : le livre contient un CD de l’audio et un DVD des vidéos alors disponibles de Tarkos.

En 2010, le même avait réalisé un beau documentaire biographique avec Jean Torregrosa, récemment mis en ligne, justement, par un étudiant des Beaux-Arts de Lyon. En 1998, David Christoffel interviewe Tarkos pour Radio Alternantes. Il en reste soixante minutes, retranscrites dans Écrits poétiques, où l’on entend les deux compères s’amuser, Christoffel faisant exprès de poser des questions réacs pour permettre à Tarkos de clarifier sa poétique : « je fais quand même l’effort de brasser, déclare celui-ci avec le plus grand sérieux, de brasser du rien qui ressemble un peu à de l’air qu’on respire et je fais un peu office de ventilateur… ».

On retrouve la même impression heureuse et taquine (on a envie de dire « ironique », mais Tarkos a réfuté cette épithète) en ouvrant le Kilo p. 385 et en tombant sur cette phrase manuscrite : « Je suis déjà allé au bureau de tabac. » Je ne comprends rien à Tarkos, je n’y ai jamais rien compris veut dire aussi : Tarkos me comprend, vous comprend, nous prend avec lui – et le monde vivant. « Je suis déjà allé au bureau de tabac » est aussi beau que le « Et in Arcadia ego » des tableaux du Guerchin et de Poussin. Dans ces toiles, des bergers lisent sur une tombe cette inscription : « Moi aussi, j’ai été [je suis] en Arcadie ». Or, vue leur dégaine, ils y sont probablement aussi, dans cette Arcadie qui est le pays de l’âge d’or et des bergers gentils. Tous déjà morts ? Tautologie du tableau qui fait ce qu’il dit ? À propos du titre Pan (P.O.L, 2000), à Pascale Casanova qui l’interroge, Tarkos répond : « Pan, c’est le bruit que ça fait quand on dit Pan. Et j’aime bien ce bruit que ça fait quand on dit Pan. Pan. Il y a différents bruits. Dans Pan. Chacun, s’il dit Pan, ça fait un bruit différent. Pan. » De fait, l’enregistrement révèle différents harmoniques chaque fois que Tarkos prononce « Pan » au micro.

Exercice : imaginez différentes situations dans lesquelles la phrase « Je suis déjà allé au bureau de tabac » peut vouloir dire quelque chose de différent (on vous aide : si vous supposez que c’est une réponse à une question, c’est plus simple). Le texte a une suite en trois pages : « Je sais pourquoi le bureau de tabac est là », « Et, alors, je découvrirai un bureau de tabac », « Je connais le chemin jusqu’au bureau de tabac. » Est-ce qu’on peut dire que le tour de langue consiste ici à traiter le « je » comme un impersonnel (« il y a ») ?

Je me souviens que Christophe Tarkos était né à Marseille en 1964. Maintenant, c’est fini. Depuis quelque temps, il est né en 1963 à Martigues, pas loin de chez mes parents. Il ne s’appelle plus Tarkos ni Christophe, son nom de naissance véritable apparaît dans le Kilo. Il est marié, il a un fils. Il est titulaire d’un Capes de Sciences économiques et sociales. Il enseigne jusqu’en 1990, à Dunkerque et à la Souterraine. Puis, à Marseille, le CipM accélère sa vocation poétique. Il devient ami avec Philippe Beck, Julien Blaine, Stéphane Bérard, Ivar Ch’Vavar, Jean-Marie Gleize, Bernard Heidsieck, Katalin Molnár, Charles Pennequin, Nathalie Quintane… Co-crée et participe à différentes revues.

Tarkos explique souvent, en guise de présentation, qu’il est « nominaliste » ou « bêtement nominaliste », c’est-à-dire que le monde n’est pour lui que noms et concepts d’un individu.

On savait qu’il avait fait un livret d’opéra (la Cage), on apprend qu’il aime la musique baroque, Chostakovitch et Scelsi. Dans le Kilo, plusieurs lettres hilarantes sont reproduites : à un concessionnaire Volkswagen pour demander la restitution d’un acompte, à son propriétaire pour régler un préavis, et même à Jacques Toubon, ministre et maire du 13ᵉ arrondissement de Paris. Miracle : tout comme Mallarmé s’exprime bizarrement en Mallarmé quand il compose des thèmes anglais ou écrit à ses amis (problème neurologique ? Déformation professionnelle ? Conformation de la vie à l’art ?), Tarkos écrit en pur Tarkos et embobine ses correspondants. Tout cela gisait dans des disquettes déposées à l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (Imec).

Je me souviens que « pâte-mot » ou « patmo » était l’ingrédient essentiel de l’esthétique de Tarkos. L’idée que la langue ne désigne pas le monde mais fait monde, que tout vient ensemble : choses et mots et, dit Tarkos, que tout cela est « collé » avec le corps parlant, si bien qu’on peut « penser n’importe quoi, ce qu’on veut » avec cette pâte. « Je suis déjà allé au bureau de tabac » serait un des exemples de « tas » qu’est le poème : de la « patmo » rassemblée, qui vient avec une infinité de possibilités. On sait aussi qu’il a noté « le signifiant = le signifié » en tête du livre Signe = (un « manifeste » chez P.O.L, 1999), mais cette formule, dont on peut faire remonter la tradition à Mallarmé (bis repetita), ne nous apprend pas grand-chose. Peut-être peut-on penser « patmo » comme une sorte de continuum entre verbe et monde. Ce n’est pas exactement performatif, c’est plutôt l’évangile selon Jean : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement en Dieu. »

Il suffirait de rouvrir Processe pour lire :
« Procéder : Lien qui unit le Saint Esprit à la Trinité. Processif : Caractère paranoïaque marqué par une tendance à lancer continuellement des revendications.
Processeur : Circuit intégré de l’ordinateur qui effectue les fonctions logiques. Procédurier : Personne qui tend à multiplier les formalités.
Procédure : Ensemble des règles d’organisation nécessaires pour aboutir à un résultat. Procession : Défilé plus ou moins solennel qui s’effectue en chantant.
Processe : Saint, époque inconnue, dont les restes sont dans le fond droit du transept de la Basilique de Saint-Pierre à Rome. »
Est-ce que tout est là ?

« Patmo », ça fait penser à la glaise du Golem, dans la culture juive. Tas de matière qui s’anime et se désanime par le verbe appliqué sur son front : le mot « emét » (« vérité »). Si l’on ôte la lettre aleph, cela devient « mét » (« mort »). Le Golem ne parle pas. Tarkos précise quelque part (j’ai perdu la référence) : la parole n’est pas dite, elle est « sortie » de la bouche. Texte intitulé « Sur ce qui est vrai », page 468 du Kilo : « Je vais écrire un livre qui ne sert à rien car il ne nous en dira pas plus sur ce que nous ne savons pas. » Tarkos explique souvent, en guise de présentation, qu’il est « nominaliste » ou « bêtement nominaliste », c’est-à-dire que le monde n’est pour lui que noms et concepts d’un individu. « Patmo » ne communique rien. Un ami par-dessus mon épaule me souffle : le terme fait surtout penser à Jean de Patmos, l’auteur du livre de l’Apocalypse. Tarkos ne s’appelait pas Christophe mais Jean-Christophe. Ce raccourcissement ne suffit pas : il fait mettre « C. Tarkos » sur les couvertures de P.O.L. Christophoros : celui qui porte le Christ. C’est aussi le patron des automobilistes.

Le Kilo, note David Christoffel, est un texte essentiel parce qu’il pose la question de « l’étalon », c’est-à-dire l’aporie de l’œuf et de la poule. Le philosophe Wittgenstein a résumé ce problème du paradigme et du jeu de langage afférent en utilisant l’exemple du mètre : « Il y a une chose dont on ne peut pas énoncer qu’elle a 1 m de long, ni qu’elle n’a pas 1 m de long, et c’est le mètre-étalon de Paris. » (Recherches philosophiques). En effet, avoir un mètre de long ne peut pas être une propriété de l’étalon. Tarkos, lui, s’intéresse au kilogramme-étalon de 1889, conservé à Sèvres, qui avait ceci de remarquable que, en tant qu’étalon, il pesait toujours un kilo, mais qu’en tant qu’objet, il pesait plus ou moins selon les moments. « On ne sait pas s’il maigrit ou s’il grossit », avait déclaré en 2011 le directeur du Bureau international des poids et mesures. Pour Tarkos, c’est réglé : « je ne fais rien / je grossis » est l’incipit de la Cage.

Dans « Je te lave » et le Kilo, le protagoniste est plus ou moins le physicien Jean Terrien (1907-1992), qui fut le « gardien » du kilogramme-étalon. L’enjeu imaginaire est de nettoyer cet objet étrange (nommé K, cela ne s’invente pas), chose évidemment impossible puisque l’étalon est sensible au moindre contact, y compris de l’air, mais aussi chose comme nécessaire pour en préserver la pureté. Noli me tangere : « Tu / Tu es le kilogramme. / Non ce qui colle à toi. / Toi, dans la pesée de toi. » On se dit : cette angoisse nominaliste d’être l’étalon de la réalité, ça doit être compliqué pour les relations. Note à propos de l’amour dans Oui : « comment vais-je m’adresser à toi, toi qui n’existes que dans mon cœur ». Réponse à David Christoffel dans Écrits poétiques : « Quand on parle, on ne fait que bourrer la relation entre les deux personnes et la relation, elle est déjà faite… ; ça fait juste remplir dans le tuyau. Le tuyau est déjà présent et on remplit dedans. (…) Une relation, c’est ça qui fait sa symétrie : c’est qu’elle est claire pour les deux. » Rien de néfaste ici, la relation, quoique « préconçue », n’est pas vaine pour autant : « il faut essayer de déborder les rapports de force qui existent déjà, qui sont déjà constitués socialement ». On relira pour cela l’Argent, le livre d’économie libidinale de Tarkos, lequel fut un temps proche de la Ligue Communiste Révolutionnaire. Autre angle d’attaque / ligne de fuite pour approcher Tarkos, au même titre que les dessins retrouvés dans le Kilo et dont on n’a pas parlé, car ils débordent assurément.

[P.S. Tout au milieu de la pile, je retrouve Anachronisme (P.O.L, 2000), dernier livre publié du vivant de l’auteur. Il est plein d’autoportraits. Je l’ai abondamment corné à l’époque et annoté, dont ce passage : « ma maladie est de parler, et le guérissement de ma maladie est de parler, parler forme un tout qui est la maladie et qui est le soignement de la maladie, il n’y a rien d’autre, il n’y a rien de plus, il n’y a rien dans mon corps, seulement mon corps qui s’assoit, qui se tient debout, qui fait quelques pas pour venir s’asseoir, qui s’assoit juste sur le bord de la chaise, qui traîne ses pieds pour aller s’asseoir, le regard qui ne va pas dans le bon sens, qui va trop droit ou qui ne regarde pas. »]

Christophe Tarkos, Le Kilo et autres inédits, P.O.L, février 2022, 800 pages.
« Tarkos poète », CipM et Frac Provence-Alpes-Côte-d’Azur, jusqu’au 15 mai 2022.


Éric Loret

Critique, Journaliste

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