Le carrousel des sentiments – sur Contes du hasard et autres fantaisies de Ryusuke Hamaguchi
Par quel mystère, Contes du hasard et autres fantaisies, le dernier film de Ryusuke Hamaguchi, entrouvre-t-il autant de failles secrètes, génère-t-il autant de résonances intimes ? Par quel mystère, ce film sans apprêt acquiert-il une épaisseur d’odyssée sentimentale ? Il s’agit pourtant d’un film qu’on pourrait presque dire « d’étude », composé de trois histoires, sans lien narratif affiché entre elles, et chacune avec leur casting spécifique. Trois histoires mettant, à chaque fois, en scène guère plus de trois personnages, centrée sur des dilemmes sentimentaux, et aux décors volontairement limités et prosaïques. Comme si un grand cinéaste devait en repasser régulièrement par l’épreuve des gammes.
Venant sur nos écrans après le très aimé Drive My Car, ces contes doivent soutenir la comparaison. Et de quelle façon, il y parvient ! S’il n’affiche pas, a priori, l’ampleur formelle et thématique du film à la voiture rouge (trois heures, la recherche théâtrale, Tchekhov, Hiroshima, les vivants et les morts), ces Contes… recèlent une richesse toute aussi pénétrante. Ils émeuvent encore davantage par leur sens de l’épure, comme si tout le cinéma d’Hamaguchi se trouvait impeccablement modélisé dans ces trois miniatures. De toute façon, avec la signature d’un grand auteur, qui a dit qu’un recueil de nouvelles était forcément inférieur à un long roman ?
Magie ?, La Porte Ouverte et Encore une fois, ces trois Contes du hasard mettent, à chaque fois, en scène une « brève rencontre » qui, en miroir, va remodeler, voire fracasser, des histoires d’amour plus anciennes. Dans Magie ?, l’amitié naissante entre deux jeunes femmes est mise à l’épreuve, quand l’une des deux comprend que le prétendant de sa copine est, en fait, son ex. Dans La Porte Ouverte, un jeune couple envisage un stratagème salace pour se venger d’un ancien professeur. Dans Encore une fois, deux anciennes amies de lycée, se retrouvent par hasard après s’être perdues de vue pendant plus de vingt ans.
Hamaguchi filme le moment de la révélation invisible, en pointant aussi bien le présent de ce moment décisif que les perspectives qu’il dévoile dans le passé ou le futur.
Ces rencontres inopinées éclairent rétrospectivement les non-dits du passé, tout en se grisant de spéculations sur le futur. Les trois histoires jouent d’ailleurs le crescendo dans leur amplitude temporelle. Magie ? est un apologue instantané, presque comique dans son architecture vaudevillesque, quand Encore une fois ouvre des brèches interrogatives sur les choix qui structurent une vie de couple et de famille. Entre les deux, La Porte Ouverte joue sur un étonnant mix de temporalités. Le morceau de bravoure d’une lecture érotique d’une dizaine de minutes tient du pur présent de la performance filmée in extenso. La conclusion couperet du récit, située plusieurs années plus tard, montrera comment ce quart d’heure de trouble aura sans doute orienté une vie entière, aussi bien professionnellement que sentimentalement.
La virtuosité tranquille d’Hamaguchi n’a pas besoin de s’exhiber. Chacune des trois histoires est structurée autour d’une longue scène, à la disposition très simple mais au rythme immédiatement adéquat : une discussion à l’arrière d’un taxi (Magie ?), une lecture dans le bureau d’un prof de fac (La Porte Ouverte), des échanges polis entre deux femmes de 40 ans à l’heure du thé (Encore une fois). Au-delà de la science du dialogue et de la sérénité des plans-séquences, le cinéaste se montre aussi à l’aise avec les quiproquos de comédie qu’avec les révélations du thriller (l’enregistrement d’une conversation compromettante). D’où une large palette de tonalités (du premier segment presque léger au troisième, plus ouvertement mélodramatique), relevée d’une touche parfois nimbée de cruauté, quand certaines décisions de personnages relèvent – consciemment ou non – de l’autopunition.
La composition en histoires indépendantes oblige à débusquer les jeux d’échos, de variations, de répétitions entre elles. En l’occurrence, ceux-ci ne sont pas ouvertement désignés par le film. La fin de la première histoire montre bien deux hypothèses possibles à partir d’une situation donnée, mais ce jeu de « ou bien, ou bien » se poursuivra ensuite sur un mode plus implicite.
Le point commun de ces récits est de fonctionner sur un mode épiphanique. Hamaguchi filme le moment de la révélation invisible (mais quand même verbalisée), en pointant aussi bien le présent de ce moment décisif que les perspectives qu’il dévoile dans le passé ou le futur. Derrière l’éphémère de la rencontre – celle avec une confidente filmée comme une rencontre amoureuse – se fige un écrin fragile mais primordial. C’est un moment à chérir pour permettre le plaisir du badinage et de la spéculation émotionnelle. Mais derrière cette volupté du présent, s’ouvrent des brèches laissant (perce)voir des peines et des renoncements, soit passés (mais qu’on n’a pas voulu s’avouer) soit à venir. C’est une forme de cristallisation qui s’opère, mais une cristallisation qui serre aussi le cœur, par les émotions contraires qu’elle met à jour. D’où sans doute, ce point d’interrogation accolé au terme « Magie », titre du premier chapitre qui est aussi une façon de donner le la : la magie est bien présente, on peut même la saisir, mais qu’en faire ?
Autre point commun de ces trois contes : chacun raconte une intrusion dans l’intimité. Parfois consentie, parfois organisée, parfois involontaire. C’est soit l’amie occasionnelle, qui prêtera une oreille à celle qui lui raconte son béguin du moment. Soit une ancienne élève qui vient retrouver son professeur dans son bureau, pour – pense-t-elle – le mettre dans l’embarras face à ses fantasmes d’écrivain. Soit une méprise réciproque, où l’on s’est trop dévoilé, mais pas forcément à la bonne personne. Chez Hamaguchi, il n’y a pas de victime ou de coupable de ce type d’intrusion. Même si certaines situations relèvent du concours de circonstances, cette surexposition soudaine apparait, au fond, salutaire. Les héroïnes ressemblent parfois à des personnes soudainement propulsées sur la scène d’un théâtre affectif, et qui doivent ruser, pour trouver une porte de sortie.
Contes du hasard… détourne la dimension voyeuriste du cinéma pour l’aiguiller vers une pulsion d’écoute qui est la première étape vers l’échange et la générosité.
« — C’est comme si on s’était exploré avec des mots ! — C’est super cochon ! ». Cet échange spontané, et presque blagueur dans la première histoire, est exploré sur d’autres modes dans les histoires suivantes. Dans ces longs dévoilements réciproques, l’impudeur prend de multiples facettes. Il y a bien sûr la lecture érotique de La Porte Ouverte. Primé pour un roman dont on loue l’audace narrative, le professeur Segawa voit débarquer dans son bureau son ancienne élève, Nao, qui lui réclame une dédicace, mais aux pages les plus explicites du roman, qu’elle se fera fort de lire à voix haute. La scène joue sur un mélange de suspense et d’indécision, comme sur le contraste entre la crudité verbale et l’atonalité des lieux. La situation va-t-elle déraper, d’autant plus que la porte du bureau est restée ouverte, et que les mots impudiques sont à portée d’oreille du flux d’étudiants dans le couloir ? Plutôt que le débordement attendu, s’opère sur la longueur un certain retournement. Comment interpréter l’impassibilité du professeur ? Complicité ou humiliation ? Un acquiescement tacite à cette mise en scène ? Une résistance ou une forme suprême de séduction ? Un deuil de sa libido ou au contraire, sa réactivation pour l’aiguiller vers la création littéraire ?
Mais cette figure de professeur n’est qu’un antagoniste immobile. Les hommes d’Hamaguchi font preuve d’une opacité qui est sans doute le signe d’une lâcheté face au dévoilement. Les petits amis se montrent velléitaires et les hommes sont carrément aux abonnés absents de la troisième histoire, la plus poignante. La question du couple n’est pas finalement l’enjeu central. Elle relève même, au bout du compte, d’une part d’illusion. Pour les héroïnes d’Hamaguchi, il ne s’agit pas tant de conquérir l’amour qu’une nouvelle forme de lucidité. En empruntant un chemin vers la vérité qui passe par d’involontaires stratégies de dissimulation : passer par les mots d’un autre, s’inventer des faux souvenirs, se projeter dans une histoire qui n’est plus la sienne. Les femmes d’Hamaguchi doivent en passer par de tels artefacts pour se connaître elles-mêmes. Le spectre de l’effacement hante ces trois histoires : s’effacer devant une amie qui est aussi une rivale, effacer ses meilleurs souvenirs pour ne plus les porter comme un fardeau mélancolique, et peut-être dans le même mouvement s’autoriser une hypothétique réécriture de sa propre histoire.
Est-ce un risque à prendre ? Ou plutôt la conséquence d’une demande d’empathie, toujours aussi forte chez Hamaguchi ? L’injonction Drive my car pouvait s’entendre comme « Mets-toi à ma place » et le film cherchait un terrain d’entente au-delà des langues parlées. Contes du hasard… détourne la dimension voyeuriste du cinéma pour l’aiguiller vers une pulsion d’écoute qui est la première étape vers l’échange et la générosité. Nous, spectateurs et spectatrices, arrivons à nous mettre à leur place, à se sentir à la fois au meilleur et au pire moment de leur histoire sentimentale. À une croisée des chemins émotionnels, là où peuvent se saisir simultanément, le début et (l’hypothèse de) la fin d’une histoire d’amour, scellés comme les deux faces d’une médaille dans un vibrant alliage de joies, de confiances et de peines.
Mais alors, pour un film autant à l’os, où se situent les « autres fantaisies » du titre ? Ce terme ne peut-il apparaître comme un appendice incongru ? Au contraire, on peut aussi y voir une forme de légèreté que le cinéaste s’autorise à la marge. En dépit de ses moyens réduits, il fait flèche de tout bois : voir sa malicieuse allusion à notre ère pandémique (avec un virus informatique qui a fait revenir le monde à l’heure du courrier postal et mis sur pause les plates-formes de streaming). Mais ces « autres fantaisies » peuvent aussi s’entendre comme toutes les projections ludiques et fantasmatiques que cet ensemble de confessions va irrémédiablement entraîner, y compris chez les spectateurs et spectatrices.
Pour rendre compte de la richesse interprétative et émotionnelle du film, un simple inventaire des titres et de ses traductions peut suffire. Les « contes » du titre français convoquent le parrainage d’Éric Rohmer (points communs des deux cinéastes : approche littéraire, primat des dialogues, peinture du désarroi féminin). Mais alors, quelle morale faudrait-il donner à ces contes ? Chaque spectateur, chaque spectatrice sera libre de l’esquisser. Il y a peut-être l’idée que la théorisation des sentiments est une tentation encore plus piégeuse que les sentiments eux-mêmes. Mais cette morale éventuellement rohmérienne peut apparaître plus plaquée chez Hamaguchi.
Passons alors au titre international : Wheel of Fortune. Titre sans doute plus adéquat : la succession de petites histoires dessine la grande forme d’un carrousel affectif. Pas à la manière d’une ronde, mais d’un entrelacs d’affects : l’amour et l’amitié, le défi et la connivence, la confiance et l’abandon, le renoncement et le soulagement. Quant au titre original (Gusen to Sozo), il désigne « Hasard et Imagination » comme les deux affluents de son inspiration. Sans doute, pour rendre compte de toute la dimension d’un tel film, faudrait-il amalgamer les versions japonaise, anglo-saxonne et française de son titre. Contes du Hasard se situant plutôt du côté de la morale, Wheel of fortune du jeu et Gusen to Sozo du fantasme. Morale, jeu, fantasme, trois pôles qui délimitent un triangle, générateur de fictions, qu’Hamaguchi se délecte à explorer, en grand cinéaste, encore plus en laborantin des sentiments.
Contes du Hasard et autres fantaisies, réalisé par Ryusuke Hamaguchi, en salle le 6 avril 2022