Sans Pierre – sur Depuis une fenêtre de Pierre Guyotat
Depuis une fenêtre est le tout dernier texte de Pierre Guyotat. Il en a interrompu la rédaction en décembre 2019. Il est mort en février 2020. Texte publié à titre posthume, donc sans Pierre pour le mettre au point. Pour l’achever, le parfaire, le relire. Sans Pierre pour l’accompagner et pour le lire – son œuvre lui était si organiquement liée qu’il n’était pas concevable qu’il n’en fît pas, pour chaque nouvel opus, lecture à voix haute[1]. Sans Pierre pour en parler. Non pour l’expliquer, mais pour en faire comprendre la beauté. Sans Pierre non plus pour le faire résonner dans l’époque. Qu’aurait-il fait d’ailleurs de cette matière inattendue – pandémie, Paris vide, guerre en Ukraine…
Aussi l’œuvre entière va-t-elle vivre désormais sans lui. À commencer par ce texte – qui annonce probablement la publication dans les prochaines années d’autres inédits. Comme le mythique Histoire de Samora Machel, mais aussi les carnets de bords, les lettres, les mails et texto, conservés depuis 2004 par la BNF. C’est donc le dernier texte, auquel l’auteur a mis la main, comme le confirme avec précision l’horodateur des fichiers numériques, le 5 décembre 2019. Pierre l’ignorait. Mais sur l’ordinateur, ce jour-là, il tapait ses derniers mots. Depuis une fenêtre, en interrompant une œuvre entamée depuis le tout début des années soixante, de fait l’a conclue. Désormais la perspective est inversée. L’œuvre sera regardée depuis la mort qui projette sur elle une lumière noire, révélatrice, là où, jusqu’alors, c’était la vie qui animait l’œuvre. L’œuvre s’est refermée. Comme ses yeux à lui, beaux et étrangement prophétiques, ce qu’annonçait la dernière phrase du texte : « … le vautour qu’il me voit en fermer mes yeux bleus… »
Ce texte, inachevé donc, est composé de quatre séquences de récit. Troisième volet de Joyeux animaux de la misère, après Par la main dans les Enfers, Depuis une fenêtre (ou encore Joyeux animaux de la misère III) est un texte, à bien des égards, actuel et prophétique. C’est un livre de guerre, avec ses images de « tanks carbonisés », entraînant une catastrophe que souligne, parmi d’autres, cette indication : « intensification de la guerre, destruction de toute organisation, famine (scènes de faim, cannibalisme) ». Loin d’être un poète bouclé dans sa tour d’ivoire, l’auteur était en effet lui-même guetteur à sa fenêtre, regardant, écoutant, flairant, et même devinant le temps.
À parcourir les scènes de cette fiction, dans un futur de mégapoles désolées, aux prises avec des effondrements d’immeubles, c’est Marioupol, c’est Kharkiv, c’est la guerre en Ukraine qui surgit sous les yeux. Poète-prophète, Guyotat, né en 1940 en plein confit mondial, marqué par la guerre d’Algérie, et dont le premier opus, Tombeau pour cinq cent mille soldats, est une épopée guerrière, n’a cessé en réalité de faire de la guerre la scène première de l’humanité. Cette dernière fiction ne fait pas exception, en brossant le tableau d’un monde menacé de tomber en ruines. « … écoute, Rosario, notre district, le bordel d’à femelles nous effondrer ses étages dans la cour s’affaisser en trou, défais-toi de nos mssious maçons y courir à l’abri ! » Texte écrit au présent, usant de l’infinitif pour accentuer le sentiment d’intemporalité, Depuis une fenêtre nous plonge ainsi au milieu du mal, sans que nous puissions en être les simples spectateurs, nous qui avons vécu, jusqu’à présent, dans la longue paix.
« Ce que j’écris est de l’art, dans cinquante ans, ce sera peut-être de la littérature. »
En même temps Depuis une fenêtre donne à voir le laboratoire d’une œuvre qui a marqué les cinquante dernières années. Comme dans une architecture, qui laisserait voir les échafaudages nécessaires à la construction, çà et là apparaissent, intégrés dans le corps du texte, des notes de régie (comme celles d’un metteur en scène), des « résumés », des memento. La distance, considérable, entre cette trame et le tissu final, témoigne de l’irréductibilité de ces fictions à un plan. L’idée n’est pas le tout. Loin de là. Parfois, dans ces programmes d’écriture, l’auteur griffonne, elliptique, juste un éclat : « enfant dans la fosse à boa » ou encore « Vautours sur lointains de guerre… », confirmant ainsi le qualificatif de « prose hallucinatoire » traditionnellement reçu pour décrire sa création.
Des images, des scènes, des tableaux : l’écriture est éminemment visuelle, et ce d’autant plus que, dans le cas de Joyeux animaux de la misère, l’auteur était engagé alors dans une intense activité de dessinateur, recoupant les thèmes et les figures des fictions. C’est peut-être un des ressorts de cette écriture que de se rêver peinture, jouant de la juxtaposition des mots et des couleurs, comme des touches d’un pinceau brossant le tableau. Ainsi de cette description polychrome du motard : « une moto qu’elle avance entre les agglûts, une belle bouille sans casque, (…), tout toi en jeune, bien fourni, bras, flancs pleins, du cou large, chair brune au rouge, yeux bruns au rouge, tignasse noire, marque bleue au front déjà ridé de tant rire, du violet aux lèvres, de l’or aux commissures, son pied sain nu sur appuis, sa patte baguée aux manettes, son or étinceler… »
Au-delà, avec Depuis une fenêtre, le lecteur est face à la continuation d’une œuvre, puissante coulée de texte qui bondit de livre en livre. Jamais, et jusqu’au dernier livre, n’aura manqué à l’artiste l’ambition de produire une création inclassable, capable de bouleverser l’art et ses codes. « Ce que j’écris est de l’art, dans cinquante ans, ce sera peut-être de la littérature », confiait-il dans un entretien. Écrite, disait-il, dans « une langue aisée », intermédiaire entre texte en langue et texte en langue « normative » (le français courant), cette dernière fiction enchaine des « essais de récits », s’inscrivant librement dans le fil de Joyeux animaux de la misère. Par hasard donc, Depuis une fenêtre clôt la description obstinée, soixante ans durant, de ce monde, grouillant de figures enrôlées dans des bordels, traduit dans une langue singulière qui, partant du français, se construit dans les formes successives du vers, du verset, de la tirade, de la période, relevant toutes d’une langue écrite orale, voire oratoire.
Ne le cachons pas. Le lecteur, dans son premier contact avec cette fiction, tout comme avec les livres antérieurs, est déstabilisé, sinon horrifié. Comment lire cette œuvre, à la langue supposant des compétences d’archéologue, et qui offre sans filtre le spectacle d’un univers de dominations extrêmes ? C’est une expérience de lecture – mais comme l’ont connue auparavant les premiers lecteurs du Bateau ivre, des poèmes de Mallarmé, des romans de Joyce et de bien d’autres œuvres. Sans doute, pour la comprendre, faut-il partir de son illisibilité même. Un texte est illisible, en somme, pour trois raisons : parce qu’il est incompréhensible (registre linguistique), qu’il est insupportable (registre éthique), ou qu’il ne produit aucune beauté artistique (registre esthétique).
Pierre Guyotat a été lauréat en 2018 du prestigieux Prix de la langue française pour l’ensemble de son œuvre, dont la majeure partie est écrite dans cette « langue » réputée impossible. Et pourtant. Le lecteur est certes aux prises avec un français déformé, démantelé, plus familier de la parataxe (juxtaposition de mots) que de la syntaxe, mais obéissant, dans cet apparent chaos, à des règles qui en font encore une langue élaborée. Du reste, le texte quand il est lu à haute voix, gagne en lisibilité. Texte-parole élucidé par la parole.
Ainsi la langue, torturée, se fait-elle miroir, équivalent de ce qui est infligé aux corps.
Mais pourquoi cette langue ? C’est que pour décrire le monde dont la fiction est porteuse, l’auteur s’est obligé à aller jusque dans la langue, travaillant dans l’épaisseur orale des mots (en les sculptant, les coupant, les fusionnant) pour loger la langue dans la parole, pour la lui rentrer dans la gorge. Il s’agissait ainsi de donner une langue qui corresponde à ce peuple de figures, aux corps désarticulés, défoncés, mutilés, et indéfiniment soumis à la loi des « bordels » et de la prostitution. Depuis une fenêtre est ainsi traversé d’êtres amputés, l’un du sexe, l’autre du nez (mangé par une autre figure !), de l’œil, ou de la jambe, risquant sans cesse leur intégrité physique et même d’être égorgés par un djihadiste, « fou de dieu armé d’un coutelas ».
Les corps forcés qui grouillent dans ce monde trop étroit sont eux-mêmes si enchevêtrés dans la furie sexuelle, que l’on n’appréhende jamais les corps en entier, mais seulement à travers des gros plan, ici une hanche, là, une fesse, une bouche, un sexe… Il y a ainsi dans le premier fragment, intitulé Les gars nous fouler du pied, une scène qu’on pourrait dire burlesque, si cocasse est l’accumulation de corps dans l’espace réduit d’« un tacot »… Coincées ainsi, une dizaine de figures s’activent dans une orgie de masse, d’où surgissent « gros seins durcis », « vulve », et corps fusionnés à la machine : « nous deux, les pistons qu’ils nous tapent tête et cou », « un des commis qu’il appuie de son pied nu sur l’accélérateur ». Ainsi la langue, torturée, se fait-elle miroir, équivalent de ce qui est infligé aux corps.
Illisible aussi parce que ce que l’on y voit est éthiquement insupportable. Le texte déploie en effet la peinture d’un monde où règne la domination première, celle du « dieu Désir, qui nous précipite la paire au mur ? ». Dans ce monde de « terrains vagues », perpétuellement en travaux, où errent les chiens, les rats, « zézayant » de nuées de mouches, (sur)vivent ces figures, « putains » de bordels attachées à leur tâche sans fin : se prostituer. Tout n’est dans ce monde que pour cette activité, dont la fiction cherche à nous faire admettre, tant bien que mal, la normalité.
C’est dans cette épure que se révèle le paradigme originel de toutes les dominations, trempées en quelque sorte dans les corps, avant que le mouvement de la civilisation ne l’édulcore et ne finisse par le dissimuler. Je ne sais si Pierre, pointilleux sur l’interprétation de son œuvre (en témoignent les multiples livres d’entretiens) aurait adhéré à cette hypothèse. Mais le monde des figures et des bordels n’existe que pour aider à l’intelligibilité du monde tel qu’il va ; à l’instar de l’état de nature chez Rousseau, il est une fantasmagorie poussée à son point hyperbolique permettant de comprendre combien le processus de civilisation a recouvert le mécanisme prostitutionnel primitif.
Grattez sous la surface, semble dire Guyotat, et vous trouverez, pas loin, dans toute domination (famille, couple, État, colonisation, mercantilisme) la fatalité ontologique de corps désirés, mus en esclavage et vendus… Il suffit pour s’en convaincre de penser que le viol est devenu (ou resté), dans les conflits d’aujourd’hui, une arme de guerre. C’est la raison pour laquelle ce monde de figures, décrit dans Joyeux animaux de la misère III est anhistorique. Ce qui s’y est passé ne peut pas être effacé de l’histoire, car le mal appartient à une structure intemporelle. Ce monde est bien toujours là, présent juste en dessous, fantôme du nôtre. « L’œuvre est belle, mais elle réclame beaucoup. Par combien de souffrances je passe, tous les jours, à vivre en permanence hanté par ces figures… »
Illisible enfin par défaut de beauté ? Sans doute Pierre Guyotat cherchait-il, comme tous les artistes, à produire de la beauté. Mais l’idée qu’il s’en faisait n’incluait pas mécaniquement que le beau fût plaisant. Pourquoi le beau serait-il d’ailleurs le bon ? Le beau peut terrifier, faire mal (les philosophes le nomment alors le « sublime ») – mais toujours il est difficile de s’arracher à sa contemplation. Surgi soudain au milieu des excès, il n’a pas le temps de s’annoncer. Ainsi au détour d’une phrase, le voilà qui fait effraction et brille dans un fragment, pierre précieuse sertie dans de l’ordure… Comme dans cette réplique de Rosario, au Verbe métaphysique, inscrivant tout à coup la possibilité d’une échappée sidérale et du salut, à travers un chant à deux voix accouplées (« chevauchée ») : « … la nue qu’elle s’ouvrirait dans le firmament la voix de mon maître défunt chevauchée de celle de son Dieu nous résonner leur colère, mes emmancheurs changés en monstres piquants ».
Peut-on, pour continuer, reconnaître le beau dans l’abject ? Comme dans cette vision nocturne d’un épisode de racolage obscène, mais qui semble transcendé par le fait qu’il laboure dans le rêve des clients : « … miroiter, paumes aux genoux, ma chatte pelue aux rayons du jour, de la Lune, aux néons, aux phares aux faisceaux des hélicos fouiller les émeutes, aux torches de courseurs de rats, des orteils fouiller shiorts des manœuvres endormis aux fossés des chantiers, m’y claquer la fesse qu’ils nous l’entendent dans leurs rêves… »
Rosario, nom à la consonance shakespearienne, et au parfum saint-sulpicien, marqué par l’indétermination de genre – masculin en italien, féminin en espagnol –, est l’être hermaphrodite. Dans ce monde prostitutionnel, Rosario est le seul à porter un nom, exception dans cet univers structurellement anonyme. Ici les figures sont le plus souvent identifiées par leur métier – « terrassiers », « ouvriers », « soudeurs » –, ou encore par une caractéristique physique, une mutilation, ou encore par l’évocation d’un lien de parenté (père, mère, « grand-papa »…)
Rosario est au centre de l’attention. Il s’active sexuellement comme toutes les autres figures – puisque c’est la raison d’être de ce monde. Mais dans l’économie de la « liasse » (la transaction marchande), il semble ne plus rapporter autant qu’auparavant. Le maître lui reproche de parler davantage que d’accomplir sa tâche prostitutionnelle (« … tu nous parles plus qu’on t’enfile, Rosario ! des fois des gars te quitter qu’ils t’ont pas remplie »).
Être de Verbe, comme toutes les figures qui se définissent par le fait qu’il leur est justement possible de tout dire, de n’éprouver aucune des censures, pudeurs familières aux hommes, il s’achemine à travers l’affranchissement promis, vers une nouvelle expérience du Verbe. Être d’exception au destin extraordinaire. Hermaphrodite ayant vécu le statut de « putain » et sur le point de rejoindre les humains, homme des deux langues, il pourra rapporter de ce monde l’étrange splendeur, la beauté paradoxale. Ce verbe de l’affranchi promet d’être d’autant plus poignant qu’il s’élève sur fond de mélancolie pour l’état de « putain », dont il faut faire le deuil : « … que mon maître de bon cœur qu’il m’affranchit lui tenir ses filles me fait son héritier, le beau deuil qu’il me fait durer de m’interdire le vié tout-venant… ».
Rosario, narrateur aux « yeux bleus » et au « moi » entendu dans la dernière phrase, est peut-être bien le portrait de l’auteur en jeune homme. Pierre avait écrit dans Prostitution : « L’enfant poète n’aura de génie que pour faire entendre ce qui du Monde lui fait le plus horreur et honte. » Quarante-sept ans plus tard, Depuis une fenêtre accomplit la promesse. Pierre-Rosario, sorte d’Orphée revenu des Enfers, rapporte ainsi d’une vie passée dans le « commerce » (au double sens du terme) avec les figures, le témoignage de l’« horreur et de la honte ». Poète-passeur, il porte aussi l’obligation de transmettre cet héritage, fût-ce à travers une pesante chaîne marchande : « de putain à revendre à humain vendre de putain, de verbe, chant sur pattes, inextinguible, à être, pensées, ratiocinations en chair mortelle ». Sans doute est-ce une épreuve que d’entendre la langue des vaincus, inécoutée, inarticulée jusque-là. Mais n’est-ce pas le prix à payer pour que nous, dans la langue des vainqueurs, nous prenions conscience et vivions, comme Pierre, dans l’empathie avec toutes les douleurs ?
Pierre Guyotat, Depuis une fenêtre. Joyeux animaux de la misère III, édition de Guillaume Fau, Gérard Nguyen et Briec Philippon, Gallimard, avril 2022.