Cinéma

Le silence de l’amer – sur Face à la Mer d’Ely Dagher

Critique

Face à la mer, premier long métrage de Ely Dagher, montre un Liban en crise. Son héroïne souffre, entre autres, d’une maladie du temps : un passé enfoui, non résolu, un futur impossible, l’horizon n’étant plus représenté. Et un présent sans racine, perdu, flottant. Tourné en janvier 2020, ce film raconte pourtant comme nul autre l’état psychique de la jeunesse libanaise depuis l’explosion du 4 août 2020.

Le cinéma se débat dans une temporalité qui ne lui est presque jamais favorable.

Faire un film est devenu aujourd’hui un acte très lent à préparer, à poser, les scénarios prennent dorénavant deux à trois ans à s’écrire et à se financer, quelques semaines de tournage où l’équipe entière se mure dans la concentration, puis le regard se perd dans de longs mois de post production, auxquels succède la recherche permanente d’un moyen d’être diffusé : un festival aimera le film, un distributeur le prendra sous son aile, tout cela définira un agenda repoussant la présentation du film de quelques semaines encore. Entre le temps où le film a été désiré, pensé, et celui où il est montré, un monde peut s’écrouler.

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Pourtant, le cinéma enregistre quelque chose qui lui échappe et que l’on continue, faute de mieux, d’appeler le présent. Présent encore invisible au moment du tournage, signes en devenir que le cinéma ne voit pas, n’entend pas, ne soupçonne pas, mais qu’il enregistre malgré tout et qui ressurgissent dans leur éclat indescriptible, quand le cinéma vient à nous : ce moment de la projection que nous prenons pour du présent représenté. En un twist magnifique et inexplicable, le cinéma pré/voit le monde et nous le montre pile à l’heure où nous avons enfin les armes pour le décrypter. Il n’y a pas de retard : il n’y a que de l’avance rattrapée.

Peu importe que le film ait été tourné il y a un ou quatre-vingts ans, seul le présent du regard compte. Il fonde la demande que l’on adresse au film. À ce dernier d’y répondre.

Parfois, cela prend même des allures de vertiges : ainsi, La Règle du jeu de Jean Renoir filmant sans le savoir et dans toute sa subtilité la fin d’un monde, se défaisant en une nuit de précipice, en 1939. Le film ressort en salle ces jours-ci et à le revoir par un dimanche électoral, il y a de forts risques que l’on se sente raconté, à notre tour. Ça n’est pas une bonne nouvelle, mais cela a au moins l’avantage de définir les choses théoriquement : entre un film et son spectateur, seul ce dernier carbure au présent – il ne carbure même qu’à cela, exigeant du film de lui raconter sa vie hic et nunc, sans délai (sans quoi il serra relégué au rang de vieille chose ringarde, académique, déphasée).

Peu importe que le film en question ait été tourné il y a un an ou deux ou dix, ou quatre-vingts, seul le présent de la projection, donc le présent du regard, compte. Il fonde la demande que l’on adresse au film. À ce dernier d’y répondre. On lui souhaite bon courage.

Car nous le sommons d’être ce scanner magnifique apte à capter des particules encore flottantes, alors que le présent est précisément ce qui lui résiste. On se souvient de la phrase de Louis Jouvet : « Au théâtre on joue, au cinéma on a joué. »

Pourquoi s’en souvenir aujourd’hui ? Parce qu’on a encore envie de jouer avec le cinéma, et que ses retards, sa façon de faire échos avec ses fantômes tout en nous faisant croire qu’il restitue quelque chose d’une actualité des corps continuent de nous fasciner. Il n’y a peut-être même que ça qui le fonde, que ça à voir, en entrant dans le noir d’une salle de cinéma.

Et que ce jeu marque tout entier le contrat qui nous lie à un premier film libanais, Face à la mer.

Il est signé d’un jeune garçon de 36 ans, Ely Dagher (Palme d’or du court métrage à Cannes en 2015 avec Waves’98) et nous découvrons Face à la mer en salle aujourd’hui, neuf mois après sa présentation en juillet dernier au festival de Cannes, à la Quinzaine des réalisateurs.

Il s’agit pour aller vite d’un retour aux origines, comme souvent. Une jeune femme, Jana, rentre à Beyrouth après quelques mois d’études à Paris. Ce retour a tout d’une défaite, elle ne parle jamais de sa vie en France, peut-être pour recouvrir quelque chose de terrible, ou tout simplement, parce qu’il n’y a rien à en dire : une fuite honteuse, comme tant d’autres. Mais à son retour, Beyrouth n’est déjà plus Beyrouth pour Jana. Ceux qu’elle a fuis ne l’attendent plus ou lui en veulent. Les parents posent à chaque endroit des marques qui sont pour elle comme autant de marques d’asphyxie – mais comment pourrait-il en être autrement ? Ils font ce qu’ils peuvent, alors ils le font mal.

Mais le pire c’est la ville. Elle ne regarde plus Jana. Elle lui tourne le dos. Elle a changé, elle n’offre plus de points de repères ; elle ne tend plus la main. Sur place, il y a juste un petit copain, un ex retrouvé – lourde erreur de croire que ça la rassure.

Face à la mer est le récit d’une paranoïa grimpante, d’une lente déréalisation. Une femme se désagrège, dissout ses pensées dans la ville, les laisse échoir. Un jour, elle n’aura plus la force même de les retenir, et la violence en elle cessera d’être sous-jacente.

Quand, aux alentours de 2018, Ely Dagher a écrit ce film qui un temps s’est appelé Harvest (celle qui récolte ce qu’elle a semé), le Liban se vivait dans l’attente d’une résolution extérieure (c’est un sport auquel les Libanais sont exercés : agir en fonction du calendrier américain, iranien, russe, saoudien, qatari, français, israélien, syrien…). La guerre en Syrie montrait des signes d’enlisement sans jamais se dire terminée. Ce qui pour un pays comme le Liban, voisin de Damas et impliqué à divers degrés dans la guerre, avait fini par faire fuir les investisseurs. C’est Beyrouth telle qu’on la visite depuis 2015, victime collatérale dans une région trop instable pour que quiconque veuille y asseoir quelque chose de solide, une ville dépossédée de toute confiance, une ville suspendue. Et perdant au passage beaucoup de son énergie sauvage.

Mais quand le film s’est tourné, au mois de janvier 2020, la situation n’est déjà plus du tout la même : Beyrouth s’était réveillée en colère. Depuis le 17 octobre, des manifestations massives, emmenées par une nouvelle génération qui n’a pas connu la guerre civile et qui n’en peut plus de son fantôme, appelaient à une réforme de la représentation politique libanaise, pour l’heure exclusivement clanique, obéissant à des vieux chefs de guerre, les mêmes qui ont mené la guerre civile entre 1975 et 1990, patriarches cacochymes uniformément corrompus et cyniques, et ne se cachant jamais de l’être, ne proposant aucun rêve, obligeant leur tribu à les suivre dans des situations toujours plus aventureuses. Vieux stratèges, ganaches que l’on disait rusés mais qui sont peut-être juste fous, ou séniles, ayant perdu depuis longtemps toute possibilité d’être pris au sérieux à force d’entraîner le pays dans des jeux politiques complexes et/ou inexplicables, machiavels de toutes confessions auto-anéantis dans des alliances malsaines sans autre alibis que leur pur plaisir d’ajouter un degré d’équation supplémentaire sur l’échiquier sanglant, ne jouissant plus que de voir leur politique, coupée du réel, élever la manipulation au rang de qualité.

Contre eux, la jeunesse libanaise rêve d’une société civile qui respire enfin, d’une redistribution sociale des biens, et non d’un découpage par clan ou religion ou par milice et d’une restitution de l’argent aux seuls chefs.

Quand le film s’est tourné, en janvier, cette révolution de quelques semaines venait de renverser en octobre un gouvernement, celui de Saad Hariri (aussitôt nommé au même poste le lendemain, mais mis le 15 juillet 2020 seulement en position de renoncer à former un gouvernement), mais cette colère commençait à buter sur une absence structurelle de possibilités politiques (le système en place avait stratégiquement rendu impossible depuis longtemps l’éventualité légale d’une autre manière de gouverner).

En janvier 2020, quand Ely Dagher commence à filmer les déambulations de Jana dans la ville, des manifestations ont encore lieu. Lui-même raconte qu’un matin, se rendant en voiture sur son tournage, il comprend qu’une manifestation monstre va se tenir contre le Parlement. Il fait demi-tour, décidant que ce qui se passait là était trop important ce jour-là, que le cinéma peut bien attendre 24 heures. Sur place, il a la surprise de retrouver la plupart des membres de l’équipe, à commencer par son actrice principale, l’hallucinante Manal Issa, chacun ayant pris individuellement la même décision de préférer la réalité au cinéma pour mieux la retrouver ensuite, pour mieux apprendre à faire rentrer le présent dans le plan de travail dans les jours qui suivront.

Mais en février 2020, le mouvement commence à montrer des signes profonds d’essoufflement, sans doute parce que quelque chose manque à sa place. Cette révolte est forte, mais sa demande s’exprime sans corps organisé, sans structure pour la porter jusqu’au réel. Alors que c’est du réel même qu’elle s’exprime.

Comment ne pas y penser ici en voyant Manal Issa jouer. Sa demande à elle, sa difficulté à s’inscrire dans le réel de sa ville. Sa façon de perdre pied, de déréaliser, alors qu’elle a en elle un savoir immense et un regard qui a raison. Jana est un corps critique, tout entier en désaccord avec ce qui s’est toujours organisé autour d’elle, mais qui ne sait y répondre qu’en prenant sur elle la folie de l’autre. Elle se laisse ronger par elle. Jusqu’à craquer de l’intérieur. Là encore, un scénario vieux de quelques mois se voit traversé par une actualité borderline : une figure de femme devient quasi mythologique, et si elle sortait de l’écran, elle rencontrerait ses sœurs dans les rues. Là il commence à se passer quelque chose : une alliance entre les fêlures de l’héroïne et la fatigue de celles et ceux qui affrontent tous les jours un pouvoir sourd comme un pot, tellement il est vieux, tellement il est méchant.

Quelques jours après la fin du tournage, la crise du Covid a frappé Beyrouth à la suite du reste du monde. Les rues presque vides du film, ce parti pris qui va à l’encontre même de la représentation classique de la ville telle qu’on la connaît depuis au moins quatre décennies, se sont vidées avec le confinement total.

Le son sourd et minimal du film, nettoyé des bruits de klaxons qui peuvent rendre fou si on n’en fait pas abstraction, ce choix de mise en scène de travailler à contre-courant du réalisme, a été à son tour rattrapé par un monde à l’arrêt.

À l’été 2020, le 4 août vers 17 heures, une explosion dans un entrepôt de munitions secrètement stockées au centre du port de Beyrouth a littéralement soufflé une partie de la ville. En quelques secondes, une génération en lutte vient de perdre pied. Et depuis, comme si se réveiller d’une telle onde de choc était déjà en soi possible, le pays s’est enfoncé dans une crise économique sans précédent, endetté et désormais déclaré comme pays pauvre, condamné à survivre avec une monnaie totalement dévaluée. Depuis deux ans, les deux ans qui ont succédé au tournage de Face à la mer, le Liban vit un cauchemar, craque à tous endroits, et semble être sorti du reste de la réalité mondiale.

Face à la mer, le niveau de l’eau n’a jamais cessé de dangereusement monter.

Dagher fait une peinture d’un Beyrouth vide, de Beyrouth sourd, inventant une ville aliénante à force d’être silencieuse. Et cette ville inventée pour dire le paysage mental d’une folle est devenue une image documentaire.

Aujourd’hui on voit le film. À la lumière âcre de ce savoir-là. Et on l’entend nous parler déjà de ce qu’il n’osait même pas envisager, imaginer, en janvier 2020. Ely Dagher est un garçon absolument plein de talent, avec un vrai sens de l’image, une exigence du jeu, mais il n’est pas médium. C’est le cinéma qui a en lui cette puissance de pouvoir flirter avec la pensée magique. Ainsi, ce film sait capter un paysage, une ville, le visage d’une fille, ses silences, pour que nous puissions y lire, des mois plus tard, et après mille désastres, tous les éléments dont nous chargeons ce signifiant imaginaire sans cesse déconstruit, démoli, mal rafistolé, fou à lier : Beyrouth.

Il ne s’agit d’accorder comme seul talent au film le désir dont nous l’investissons et qui se déplace au fil des évènements, plus graves les uns que les autres. Ce serait injuste et ce serait faux.

Il s’agit de dire autre chose : Ely Dagher s’est donné une forme. Sa lumière est froide et inquiète. Elle est nocturne, taciturne. Son récit flirte avec la psychiatrie, il dit la maladie qui enserre une fille fragile dans un paysage qui n’est plus sa ville natale mais un endroit qui se voudrait déraciné (avec le risque que tout déracinement comporte). Il fait une peinture d’un Beyrouth vide, de Beyrouth sourd, inventant de toutes pièces une ville aliénante à force d’être silencieuse. Et cette ville inventée pour dire le paysage mental d’une folle est devenue une image documentaire. Ça n’arrive quand même pas si souvent.

C’est frappant au son : là où d’habitude, on fait le portrait filmé de Beyrouth à travers des sons d’ambiance mixés très hauts, occupant beaucoup de place, Ely Dagher fait l’inverse. Et ce n’est pas seulement un parti pris esthétique car, nous confiait-il à Cannes l’été dernier : « Beyrouth, n’est plus cette ville autrefois bruyante… Beyrouth n’a plus les moyens d’être une ville vivant jour et nuit. C’est une ville qui commence à vivre avec des moments de silence qui sont ceux d’une crise profonde. C’est une ville que ses habitants commencent à déserter. C’est au son que l’on peut commencer à s’en rendre compte. Il y a, depuis un moment, à Beyrouth une anesthésie générale, une stagnation, une suspension dont il me fallait rendre compte. »

Ce son vide, plus encore que sourd, ce silence inhabituel se diffuse le long d’architectures sans âme, reconstructions sur des ruines de guerre, faites à la va-vite, pour éviter à l’histoire de devoir les raconter, les examiner, ce qui donne un assemblage semi-récent de tours puissantes mais inhabitées, bureaux encore à louer, symboles vides d’un capitalisme total, qui devaient être la vitrine d’une ville qui se vivait jusqu’à l’an passé comme une place essentielle à l’intérieur du marché mondial. On le sait maintenant : ce n’était qu’un décor de pacotille, un faux-semblant.

Mais pire encore est le rapport de Beyrouth à la mer, « de plus en plus paradoxal : à Beyrouth, on ne peut plus se baigner tant l’eau est polluée. On tourne le dos à notre propre horizon. L’architecture tend à boucher de plus en plus la vue sur la mer, en écrasant les perspectives. On voudrait partir, mais on ne peut plus. Je n’ai pas filmé une Beyrouth romantique, avec ses vieilles maisons ottomanes. Je voulais la filmer contemporaine. Je voulais saisir la façon dont nous en faisons l’expérience. Aussi, j’ai filmé les buildings, une mer que l’on ne peut plus prendre. Des rues désertées. » Et au milieu d’eux, Jana, aliénée dans sa propre ville.

Soit Manal Issa, qui, à chaque fois qu’elle joue, et c’est comme ça depuis qu’on l’a découverte en 2016 dans Peur de rien de Danielle Arbid, installe un jeu qui est sans précédent dans le cinéma du monde arabe : sa sauvagerie est belle car elle est toute en intériorité. Elle est butée, entêtée, cinglée et solide à la fois, emmurée peut-être, là où le cinéma arabe, trop souvent, se laisse aller à surjouer. Manal Issa porte dans ses yeux la détermination à devenir autre qui la ronge, qui lui fait tant de mal. Elle joue la possibilité même de son existence comme celles et ceux de sa génération. Tous plongent dans un certain état. Tous ont mal du silence politique qu’on leur renvoie. Tous espèrent un signe autour duquel se reconstruire. Le film s’appelle Face à la mer. Il veut y croire encore. Malgré la folie. Il voudrait se tourner vers l’horizon. Il n’a pas d’autre choix : plonger dans le bain du futur ou laisser la paranoïa gagner. Cette dernière proposition n’est même pas une option.

Face à la mer, réalisé par Ely Dagher, en salle le 13 avril 2022


Philippe Azoury

Critique, enseignant à l'ECAL (Lausanne)