Le silence de l’amer – sur Face à la Mer d’Ely Dagher
Le cinéma se débat dans une temporalité qui ne lui est presque jamais favorable.
Faire un film est devenu aujourd’hui un acte très lent à préparer, à poser, les scénarios prennent dorénavant deux à trois ans à s’écrire et à se financer, quelques semaines de tournage où l’équipe entière se mure dans la concentration, puis le regard se perd dans de longs mois de post production, auxquels succède la recherche permanente d’un moyen d’être diffusé : un festival aimera le film, un distributeur le prendra sous son aile, tout cela définira un agenda repoussant la présentation du film de quelques semaines encore. Entre le temps où le film a été désiré, pensé, et celui où il est montré, un monde peut s’écrouler.

Pourtant, le cinéma enregistre quelque chose qui lui échappe et que l’on continue, faute de mieux, d’appeler le présent. Présent encore invisible au moment du tournage, signes en devenir que le cinéma ne voit pas, n’entend pas, ne soupçonne pas, mais qu’il enregistre malgré tout et qui ressurgissent dans leur éclat indescriptible, quand le cinéma vient à nous : ce moment de la projection que nous prenons pour du présent représenté. En un twist magnifique et inexplicable, le cinéma pré/voit le monde et nous le montre pile à l’heure où nous avons enfin les armes pour le décrypter. Il n’y a pas de retard : il n’y a que de l’avance rattrapée.
Peu importe que le film ait été tourné il y a un ou quatre-vingts ans, seul le présent du regard compte. Il fonde la demande que l’on adresse au film. À ce dernier d’y répondre.
Parfois, cela prend même des allures de vertiges : ainsi, La Règle du jeu de Jean Renoir filmant sans le savoir et dans toute sa subtilité la fin d’un monde, se défaisant en une nuit de précipice, en 1939. Le film ressort en salle ces jours-ci et à le revoir par un dimanche électoral, il y a de forts risques que l’on se sente raconté, à notre tour. Ça n’est pas une bonne nouvelle, mais cela a au moins l’avantage de définir les choses théoriquement :