Littérature

Les canons de Girodias – à propos de 19h59 de David Dufresne

Journaliste, critique littéraire et écrivain

Avec ce 19h59 qui tombe à pic, David Dufresne signe une politique-fiction pleine de justesse qui nous invite à interroger la généalogie d’un genre littéraire qui obéit à des règles strictes et fut façonné par l’éditeur Maurice Girodias.

Le roman politique (ou politique-fiction) dont on va parler ici n’a évidemment rien à voir avec les « Mitterrand raconté par son chien » dont on nous abreuvait d’antan ; il a peut-être en revanche toujours quelque chose à voir avec les SAS de Gérard de Villiers dont à leur époque, aucun membre du Quai d’Orsay ne manquait la lecture tant ils étaient bien informés, disait-on.

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La première définition que l’on peut donner d’une fiction politique, roman ou nouvelle, est qu’elle est une fiction dont la politique est le sujet même ; on pourrait même ajouter afin que cela soit encore plus clair : « dont la politique politicienne est le sujet même » et entièrement le sujet. Ce qui élimine donc de notre champ les romans qui parlent du politique et non de la politique, et ceux dont la politique n’est que partiellement le sujet. Tel, par exemple, anéantir de Michel Houellebecq. L’une des arches narratives du texte est pourtant bien l’élection présidentielle de 2027. Où l’on apprend qu’Emmanuel Macron (jamais nommé) réélu comme il se doit en 2022 cherche à la fin de 2026 quelqu’un d’assez inoffensif et neutre dans son camp, un candidat polichinelle pour se faire élire à sa place, avant que lui-même puisse se représenter en 2032, comme la loi le lui autorise. S’il ne s’était réduit qu’à ce seul argument, anéantir aurait été une fiction politique. Mais c’est peu de dire que l’écrivain avait de plus grandes ambitions pour son livre.

Le genre a en effet des règles strictes qui nous empêchent d’y glisser tout aussi bien Bel Ami de Maupassant que 1984 de George Orwell, quoiqu’on en pense. Il est né en Amérique il y a près d’un demi-siècle, très exactement en 1974 lorsque le mythique éditeur Maurice Girodias dont la maison d’éditions Olympia Press (qui avait publié Nabokov, Beckett, Burroughs, Miller, mais aussi The Velvet underground, un p’tit roman SM où de jeunes new-yorkais branchés allaient trouver le nom de leur groupe) vient de faire faillite. Il décide alors de lancer une nouvelle maison avec un coup éditorial.

Rédigé en trois semaines avec l’aide de collaborateurs à la Alexandre Dumas, Président Kissinger imagine que l’homme qui était alors, d’après les sondages, « le plus admiré d’Amérique », se présente comme candidat républicain aux élections de 1976 (ce qui lui était alors constitutionnellement impossible du fait de sa naissance à l’étranger ; mais un changement de constitution est toujours ce qui pend au nez des démocraties de papier).

« Mon idée aurait donc pu se définir comme de la politique-fiction », écrit Maurice Girodias. « Un nouveau genre de roman d’anticipation, mais elle avait une dimension poétique qui me semblait en faire tout le charme. Si tout le monde béait d’admiration devant Henry Kissinger, il faut dire les choses comme elles sont, c’est que c’était un salaud. Un impérialiste, un opportuniste rétrograde qui ne se rendait même pas compte que le monde avait changé et que la Guerre Froide, loin de faire progresser quoi que ce soit, nous ramenait dix mille ans en arrière. J’avais donc pensé que ce serait bien d’imaginer que, au moment même de son élection triomphale en 1976, Henry serait touché par la grâce et deviendrait d’un seul coup le héros de la paix entre les peuples, l’ami et le bienfaiteur du tiers-monde (…) Il y avait aussi toutes sortes d’autres choses inattendues dans cette invention fiévreuse, par exemple la constitution d’une confédération Pansémitique Arabo-Israëlienne. Pourquoi pas. Et bien sûr il y avait aussi quelques scènes de lit car il fallait que je songe à préserver non seulement ma propre réputation, mais aussi celle de Henry Kissinger, bourreau notoire des cœurs. »

On prêtait effectivement au conseiller de la Maison Blanche de nombreuses liaisons, notamment avec des actrices. Quant à Girodias, il fait ici allusion à son « redoutable honneur », comme disait l’autre, d’avoir publié Lolita avec les tracas qu’on imagine, notamment d’être taxé de « pornographe » (selon la terminologie en vigueur à l’époque).

La politique-fiction n’est pas de la propagande électorale déguisée en roman.

Dans cet extrait, l’air de rien, Maurice Girodias pose les règles sur lesquelles repose la politique-fiction et qui sont presque aussi strictes que celles qu’avait édictées Agatha Christie pour le roman policier. Si la politique-fiction relève d’un genre littéraire, celui-ci a naturellement ses règles que, bien sûr, on peut faire bouger sensuellement, mais pas au point de tilter la machine.

1°) La fiction politique, genre ô combien démocratique, se situe exclusivement dans le cadre d’une élection présidentielle. (On peut certes imaginer une politique-fiction dans le cadre des régionales, mais vu le taux de participation, ce serait du temps perdu).

2°) Elle est subversive, ainsi que Girodias va vite l’apprendre à ses dépens. « Au début », raconte-t-il dans un hilarant chapitre inédit de ses Mémoires dont l’intégralité n’a été publiée que dans un vieux numéro, le vingt, de la revue L‘Infini), tout se passe très bien. « Très excité, j’annonçai ce beau projet à me distributeurs, et l’on me commanda aussitôt 100 000 exemplaires, “pour voir”, et pour se rendre compte si le second tirage devait être d’un million ou deux ». Mais à deux semaines de la sortie, Maurice Girodias est convoqué aux services de l’immigration où on lui retire le visa permanent, parfaitement régulier, qui orne son passeport français. Puis il se fait harponner par une journaliste faussement compatissante et arrêté par les flics en possession d’un sachet de marijuana qu’elle lui a, raconte-t-il, glissé subrepticement dans la poche. Il ne s’en sortira qu’en se mariant précipitamment avec une étudiante en pharmacie pour obtenir la nationalité américaine. Et finalement, son distributeur refusera de sortir ce livre « dangereux ».

Subversif ne veut pas dire engagé, bien sûr. La politique-fiction est plus une littérature désengagée où rôdent l’humour ainsi que ce que Girodias appelle sans se moucher mais il a raison, « une poétique » (notamment assurée par les scènes de cul, comme dans les SAS) plus qu’une littérature pesamment engagée ou de service. La politique-fiction n’est ni performative ni divinatoire. On la qualifierait plutôt de macro-politique au sens où l’on parle de macro-économie.

C’est ainsi que le roman Une élection ordinaire, publié en 2015 par le rédacteur en chef de Valeurs actuelles Geoffroy Lejeune où il imaginait qu’en 2017 Éric Zemmour se présenterait à l’élection présidentielle n’est en rien subversif, mais seulement la bande-annonce d’un nanar franchouillard qui ne sortira que sept ans plus tard. Ce qui permettra à Lejeune (aux cheveux longs mais aux idées courtes, comme disait autrefois la chanson), d’écrire un second tome, Zemmour président, cette fois finement sous-titré « de la fiction à la réalité ». La politique-fiction n’est pas de la propagande électorale déguisée en roman. Pas plus que n’en sont les romans mettant en scène une guerre civile en France, comme certains livres d’Obertone, ou mieux l’hilarant Les événements de Jean Rolin, ou encore tout récemment le très intéressant Léawald de Dov Lynch. Ces romans ne répondent pas plus aux critères de la politique-fiction qu’une histoire qui raconterait comment un spécialiste de Huysmans est obligé de se convertir à l’Islam afin de pouvoir continuer d’enseigner le passage du naturalisme au symbolisme à la Sorbonne.

On le comprend, la politique-fiction n’est donc ni de la science-fiction ni du roman policier. En effet, si la police y intervient, c’est le plus souvent en tant que bras armé, et parfois cassé, du politique. Si par définition, le genre ne peut surgir qu’à l’orée d’une présidentielle, il n’est en revanche ni performatif ni divinatoire. Oh, bien sûr, on peut relire aujourd’hui Une ténébreuse affaire de Balzac comme un plagiat par anticipation chez les chouans de l’affaire Aldo Moro, ainsi que me l’explique, de la plus convaincante des manières, l’écrivain Jérôme Leroy ! Mais cela ne fait pour autant du récit de Balzac ce qu’il convient d’appeler, à proprement parler, une politique-fiction.

Ce genre codifié a mis du temps à arriver en France. En 2011, à quelques mois de la présidentielle, Jérôme Leroy publie Le Bloc, un roman qui respecte en tous points les canons de Girodias.

L’action du Bloc se passe tragiquement durant une seule nuit de l’entre-deux-tours, où un parti d’extrême-droite qui n’est pas sans faire penser à quelques détails près à celui qui s’appelait le Front national, négocie avec « le clown de l’Élysée » son entrée au gouvernement, sous fond d’émeutes bien meurtrières (plus de sept cents morts et le bilan ne cesse d’augmenter d’heure en heure, tout comme le nombre de ministres que le parti profondément fasciste veut voir entrer au gouvernement). Par rapport aux commandements de Girodias, tout y est, y compris les scènes de cul. On ne sait pas s’il a été écrit en un mois, le temps souvent que les écrivains de romans noirs mettaient à pondre leurs meilleurs livres, mais la très courte unité de temps, où chacun des personnages, chacun dans sa chambre attend que l’histoire folle se passe, rend l’écriture presque moite.

Drôle d’écrivain, au passage que ce Jérôme Leroy qui fut très proche de Frédéric Berthet, cet aérolithe littéraire des années 1990-2000 qui écrivait comme le fils irrégulier de Roger Nimier, Henri Calet et Richard Brautigan. Leroy pond de tout, de la poésie, des romans, des livres jeunesse, de la science-fiction, des romans policiers, etc. Et ses meilleurs livres, qui sont pour moi ses « romans politiques » pour adultes, combinent toutes les modalités, les inflexions, parfois juste la trace ou un souvenir de ces genres bien différents. En le lisant, on découvre qu’il connaît la France comme sa poche, surtout le Grand Est comme on dit maintenant où il vit ; mais aussi Rouen où il a grandi, et dont il parle aussi bien que Flaubert et Manchette en leurs temps. Il publie à la Série Noire, à La Manufacture mais aussi à la Table ronde que les ombres portées de Michel Déon et du très chiraquien pour ne pas dire plus Denis Tillinac ne font pas pencher à gauche. Enfin sachez que Jérôme Leroy tient un blog communiste sur Causeurs.

Autre jalon important dans cette histoire de la fiction politique : en mars 2017, les éditions La Tengo, sous l’égide la revue Charles (que j’ai eu l’honneur perdu de diriger), publient sous le titre 2017, l’élection improbable un recueil de onze nouvelles qui imaginent l’élection à venir. Parmi les écrivains, on trouve Marie Depleschin dont l’incipit pique encore les yeux : « Marine, elle est russe, demande Sarkozy, vautré sur la banquette devant la télé », Thomas Legrand l’éditorialiste politique de France-Inter, Maël Renouard, normalien et plume de François Fillon à Matignon, et naturellement Jérôme Leroy. Signalons que parmi ces onze fictions qui mettent en scène sous leurs vrais noms Rachida Dati, Alain Juppé, Bruno Le Maire, François Hollande ou encore Marine Le Pen, aucune n’évoque Emmanuel Macron, le futur vainqueur disruptif. Précisons toutefois que toutes ces nouvelles ont été écrites bien avant (parfois deux ou trois ans) qu’il ne se déclare, comme dans une opérette stendhalienne, candidat bonapartiste surprise.

19h59 répond à quasiment tous les canons de la politique-fiction selon Girodias.

La question des noms est évidemment primordiale. Garde-t-on les vrais ou écrit-on un roman à clefs, voire à serrures comme le fait de façon hilarante Jean-Marc Parisis dans On va bouger ce putain de pays, une autre « politique-fiction » de saison, parue en février chez Fayard, où Macron s’appelle tout simplement Cramon. Il fallait quand même la trouver. Sur cette question du nom et de la représentation, il faut ici signaler l’apport décisif qu’aura été, bien avant #balancetonporc la scandaleuse publication du roman de Marcela Iacub, Belle et bête où tout le monde, sans qu’on sache comment, avait reconnu DSK sous le signifiant « cochon ». Cette subversion empoissonnera durablement et violemment la vie littéraire de l’époque. Jérôme s’y prend, lui, autrement : il déplace légèrement la réalité comme si, pour reprendre la célèbre formule, le faux était un moment du vrai. Dans Les derniers jours des fauves, nous sommes bien en France, en 2022, en pleine campagne électorale dans une France frappée par la canicule.

Seulement voilà : en 2017, ce n’est pas Emmanuel Macron qui a été élu, mais Nathalie Séchard. Cela dit, durant son quinquennat, elle s’est visiblement comportée en bonne macroniste, s’appuyant sur la jambe gauche de son ministre et la jambe droite de son ministre de l’Intérieur. Nathalie Séchard est mariée avec un homme beaucoup plus jeune qu’elle, qui est poète, leur film culte étant Patterson de Jim Jarmush. Et elle a décidé de ne pas se représenter pour aller vivre avec son homme dans une petite maison en Bretagne. Elle verrait bien son ministre de l’écologie, père d’une fille de vingt ans, normalienne, qui n’est pas sans faire penser de loin à Mazarine Pingeot, lui succéder. Mais son ministre de l’Intérieur est prêt à tout, mais vraiment tout, en s’aidant de son réseau de généraux à la retraite, du genre à signer des actes de rébellion dans Valeurs actuelles, pour se faire élire. Le décor est planté. Nous sommes ensuite entraînés pour près de 500 pages dans une politique-fiction ébouriffante. Master is back.

On ne devrait plus présenter David Dufresne depuis que son documentaire Un pays qui se tient sage sur les violences policières durant les manifestations des Gilets jaunes, a été nominé aux Césars et fait le tour du monde, recevant plusieurs prix à l’étranger. Si en trente ans de carrière, Dufresne a écrémé toutes les rédactions (Libération, Médiapart, I-télé…) il a surtout fait sienne, comme il le raconte dans sa « politique-fiction » 19h59, la devise de Jello Biafra, chanteur du groupe punk californien, les Dead Kennedys : « Don’t hate the media. Be the media ».

Des médias, Dufresne en a créé beaucoup lui-même, depuis ses premiers fanzines punk et rap, le quotidien Le Jour fondé avec Christian Perrot et Yannick Bourg, puis La Rafale, l’un des premiers sites subversifs de l’Internet français jusqu’au hashtag #AllôPlaceBeauveau sur Twitter où il recensera méthodiquement chaque main arrachée, chaque œil éborgné, chaque blessure grave infligée aux manifestants partout en France, par des forces de l’ordre qui semblent alors en roue libre. La police est son sujet depuis les émeutes des banlieues de 2005 qui sera l’objet de sa première enquête intitulée Maintien de l’ordre.

Le journaliste, qui a toujours affirmé ne pas lutter contre la police mais contre l’État policier, récidivera avec une contre-enquête à la fois gonzo et exhaustive sur une manipulation policière ratée, l’affaire Tarnac, qui lui vaudra en 2012 le prix des Assises du journalisme. Lorsqu’en 2019, il publie son premier roman sur les Gilets jaunes, Dernière sommation sur les cendres ou les rushes de son film Un pays qui se tient sage, on comprend que Dufresne utilise la forme romanesque comme un nouveau média où le journaliste peut délivrer des informations non sourcées sinon par des personnages de papier.

Sorti un mois avant le premier tour de l’élection 2022, 19h59, son second roman, répond à quasiment tous les canons de la politique-fiction selon Girodias. À peine pourra-t-on y déplorer l’absence de scènes de cul, même si un personnage nettement décalqué de Mimi Marchand, la Mata-Hari de la presse people, y amène une espèce de sensualité torve. Construit sur la bonne vieille structure qui ne flanche pas du compte à rebours, le roman commence neuf jours avant le second tour de la présidentielle pour lequel se sont qualifiés d’une part Emmanuel Macron et d’autre part Elsa Sénéchal que l’auteur décrit ainsi : « beauté fasciste pure, volcanique blonde, star des boucles Telegram ».

« Depuis une génération, au moins, les chassés-croisés des partis donnaient le tournis. Seuls les fabricants d’opinion continuaient à vendre la fable – des digues républicaines, des barrages éthiques, des plafonds de verre et d’honneur », écrit Dufresne. Mais ne voilà-t-il pas que Philippe Rex, le grand patron de la chaîne d’information en continu Rex News, est kidnappé par un survivaliste qui a fait ses classes en 2018, à Marioupol, au Dombass, du côté des séparatistes russes.

Même si Dufresne affirme que ce n’est point le cas, le charme de son roman est de donner l’impression d’avoir été écrit en trois semaines, comme Président Kissinger. On retrouve le personnage du « lanceur d’alerte » Étienne Dardel qui était déjà le double romanesque de l’auteur et qui permet à Dufresne de régler quelques comptes personnels, notamment avec le journal Libération. Quant à savoir qui d’Emmanuel Macron ou d’Elsa Sénéchal l’emportera le 24 avril prochain, il vous faudra lire le livre. La révolution c’est l’information

David Dufresne, 19h59, Éditions Grasset, mars 2022, 180 pages


Arnaud Viviant

Journaliste, critique littéraire et écrivain