Art contemporain

Et si on laissait les eaux monter ? – sur « Objects as actants » de Bianca Bondi

Critique

Repêchés au fond des canaux de Sète, Bianca Bondi expose et assemble au Crac Occitanie des déchets en œuvres d’art, opérant un rapprochement de ces deux extrêmes de l’objet marginal, inutile. Voyez ici un gant vieilli par la mer, en se crispant sur le vide comme nos mains arthritiques. Ou là des filets de pêche sans fin, teintés d’un rose pop et joyeux, vestige de leur histoire sanglante. Ces « natures mortes-vivantes » composent un entre-deux-mondes, où l’usage est perdu mais où l’objet demeure, interrogeant nos rapports au vivant, à l’in/utile, au temps, à la matière.

En résidence à Sète, Bianca Bondi s’imprègne des gestes, des environnements nouveaux et de la vie sociale et sous-marine de la ville. C’est une immersion avant tout humaine, puisque l’artiste intervient dans une classe de lycéen·nes, puis une immersion littérale, quand elle emmène le groupe sonder les canaux de la ville à la recherche des déchets qui en tapissent le fond. Ce sont essentiellement des objets abandonnés dans les eaux, qui constituent ainsi la matière première d’« Objects as actants », l’exposition de l’artiste au Crac Occitanie.

publicité

Comment reviennent-ils alors, ces objets et ces déchets que nous ne parvenons jamais à faire disparaître complètement ? Quel espace nouveau, aux frontières du monde vivant, font-ils apparaître ? Ce sont les questions que les « actants » de Bianca Bondi explorent, dans cette installation que l’on traverse comme on s’immergerait dans les profondeurs – aussi belles qu’abjectes – de nos sociétés.

As abject as objects

En ramenant à la lumière les déchets des canaux de leur ville, les jeunes Sétois découvrent ainsi les dessous et les décors de nos vies : essentiellement des objets qui, au terme de leur usage, se transforment en rebuts, en détritus et en jetés-là. En les repêchant, l’artiste les ramène à la vie : mais c’est une autre vie, une vie hors d’usage, méconnaissable et méconnue. En composant à partir de leurs dépouilles, elle forme ce qu’elle nomme volontiers des « natures mortes-vivantes ».

Il y a en effet un certain effroi à découvrir tout ce qui gît sous l’eau, se décompose – c’est une forme visqueuse de vanité, qui agite le spectre d’une mort généralisée plutôt qu’individuelle : mort des océans, mort des écosystèmes, extinction des espèces et des ressources. Dans l’horizon de la pêche, qu’agitent les filets sortis du fond de l’eau ainsi qu’une part de l’économie de la ville, c’est aussi la mort des pratiques traditionnelles ou locales des pêcheurs et des pêcheuses.

Ces déchets qui polluent et infestent les canaux jonchent donc nos espaces de vie. Une fois cette omniprésence cachée extraite de l’invisibilité où nous l’avons laissée, nous sommes devant un (mé)fait accompli, dérangeant car à la fois étranger et familier. C’est le pot commun d’un linge sale que nous avons préféré oublier.

Si l’artiste ramène à la vie ces objets en les ramenant à la surface, il s’opère effectivement un décalage de l’ordre de ce que montrent les films de zombies. Le mort-vivant n’est pas un vivant, ne le sera jamais plus. La vie nouvelle qui lui est accordée appartient à un tout autre plan, un demi-monde, un espace transitoire, un espace de tiraillement où les morts sont irrités, ne trouvent pas le repos, ne parviennent pas à disparaître complètement. Dans ce genre de films, à l’exercice duquel s’est livré Jim Jarmusch dans The Dead Don’t Die (2019) en proposant une métaphore de notre société en plein désastre environnemental et humain, des frontières infranchissables apparaissent entre les mondes.

La mort est un non-retour, et existe également pour les objets de notre quotidien qui auraient épuisé toute leur valeur d’usage. Les repêcher, les rendre morts-vivants, ne les fait pas revenir pour autant, et c’est ainsi à nous d’aller à la rencontre de ce qui ne revient pas, de nous immerger. L’entre-deux-mondes de l’exposition, où l’usage est perdu mais où l’objet demeure, est entièrement bleu. Les murs sont peints dans un bleu sombre comme si nous étions en pleine mer, comme si nous avions quitté les rives claires de Sète pour nous enfoncer dans les profondeurs marines au large.

Sur ce bleu, les œuvres se détachent ; au mur, au sol, accrochées comme ces minuscules coquillages qui infestent les moules, comme ces moules qui infestent les roches. C’est une rencontre déroutante – combien de temps ont-ils passé entre les eaux ? –, nous perdons avec eux la notion du temps, de son usage.

Un ressort est couvert d’une écorce de rouille ; peut-être qu’il n’est plus que rouille, une torsade de rouille ayant perdu toutes les facultés du ressort. Il s’effriterait au toucher, à moins qu’il ne soit crispé dans cet état, cristallisé, ramassé dans sa propre dureté.

Un gant, crispé lui aussi, les doigts déformés. La fière caractéristique humaine, qui fait outil de la main, ne se distingue plus : le pouce préhensible, dans cet amas de matière gorgée de sel, s’est évaporé avec l’eau dont on l’a tiré. Le gant vieilli par la mer vieillit comme nos mains arthritiques, en se crispant sur le vide, dans un geste qui remplace bientôt tous les autres – quand on ne sert bientôt plus à rien d’autre qu’à soi-même.

Comme plus loin la trace d’un chapeau, dont le fond est perdu, anneau d’une tête indéfinissable, le gant a rétréci jusqu’à trouver la taille d’une main d’enfant. L’eau change le temps, l’usage et la mesure.

Les œuvres sont dans cet état étrange et composite – elles s’étirent dans le spectre des objets marginaux, étant à la fois ce que Nicolas Bourriaud avait pointé comme les deux extrêmes, si difficilement assimilables au reste, de notre société : les œuvres d’art et les déchets. Des choses que l’on produit et puis qui nous échappent, dont le statut s’émancipe non seulement de toute utilité, de toute fonction, mais plus loin encore de toute perspective de réinclusion dans la chaîne de production.

Le passage du déchet à l’œuvre d’art n’est toutefois pas si gymnastique que l’on pourrait s’y attendre. Nicolas Bourriaud note en introduction d’Inclusions : esthétique du capitalocène, que ce sont les deux états extrêmes de l’objet en marge : « ce que le monde occidental appelle la nature ne produit ni déchets, ni œuvres d’art. Bien qu’on ne puisse ni les concilier, ni les dissocier, ces deux objets forment les pôles du monde humain. » Cette polarisation se comprend en premier au sein d’un système de production capitaliste, dans lequel déchets autant qu’œuvres d’art et représentations sont générés par les processus de surproduction, et considérés à l’aune de la valeur qui les place de part et d’autre du spectre des objets produits. Le théoricien note déjà la façon dont historiquement, l’art s’est inscrit volontairement en faux de cette assignation de l’objet au produit : « ce monde de la croissance, auquel l’art oppose un grand “je ne sers à rien, est avant tout celui de l’utile. »

Jeter un déchet, jeter un sort

La démarche de Bianca Bondi est profondément concernée par l’image, que propose Nicolas Bourriaud, des artistes se faisant bergers : « Quand un artiste réunit dans une même œuvre ou une même exposition des éléments organiques, des produits industriels, des sons, des images provenant de sources hétérogènes ou des traces écrites, il/elle se fait berger, conduisant un ensemble d’éléments vers la formation d’une unité. L’art est ainsi le plus souvent une affaire de conduction (« avancer avec, accompagner ») plus que de production. »

Pro-ducere, conduire vers, guider au-devant de soi ; Bianca Bondi a également une façon délicate de reconduire les objets à leur propre forme, en l’état ambigu dans lequel elle les trouve. Elle en saisit ainsi la beauté dérangeante : celle de ces filets, un maillage aussi délicat, fin et beau qu’il est mortel et polluant. Sa transparence fatale aux poissons est teintée d’un rose bonbon, pop et joyeux, qui rappelle les nuances de certaines de nos villes littorales mais provient en réalité de l’imprégnation de sang dans les fibres plastiques.

La plus grande salle de l’exposition est ainsi consacrée à une installation de ces filets dans la forme d’un berceau géant, fantomatique. La présence est légère, presque douce. Dans la saisie qu’elle fait des déchets, qu’elle démêle et retrie, l’artiste interroge le nœud déconcertant du beau et du malsain, du lisse et du polluant, de l’élégance minimale et du ravage maximal. Elle nous présente le beau dans son sens sale, rappelle l’abject de l’objet : le berceau translucide comme un rêve est un piège létal.

Et puisqu’ils demeurent, ces déchets, ces rets et ces restes de notre agression permanente du vivant et du monde, en les ramenant à la surface, elle les conduit également vers d’autres formes d’existence, déplacées, réintégrées dans un ensemble de relations avec le reste – les autres restes.

C’est ainsi qu’il faut comprendre, me semble-t-il, ce geste récurrent dans le travail de Bianca Bondi et consistant à saler les matières, saler son œuvre, saler l’objet et saler nos décors quotidiens.

Les cristaux de sel des œuvres font parfois sur elles une minuscule poussière blanche et d’autres fois des pierres précieuses, brillantes et transparentes. Ils les transfigurent, non seulement par la beauté qui s’invite merveilleuse à l’air libre, à la lumière, mais encore parce qu’ils changent littéralement leur figure : ce sont des amas, des protubérances, des couleurs. Une fois déposés, les différents types de sels que manipule Bianca Bondi continuent de changer les formes, affecter les matières. Depuis la nuit des temps le sel conserve ; il retient l’eau, aspire. Le sel demeure lui aussi, persiste, ou dégorge. Il est une interface productive, conducteur lui aussi, toujours en échange avec l’air ambiant, qu’il envahit.

Outre les effets moléculaires qui intéressent l’artiste, le sel charrie avec lui un ensemble de propriétés auxquelles sont associées des pratiques et des représentations. Couvrir de sel est ainsi un geste médicinal, thérapeutique, proche de l’usage que Beuys faisait de la graisse et du feutre. Le sel cicatrise, désinfecte ; l’artiste baigne tous les objets récupérés dans un bain de sel, et laisse au sel le loisir d’agir.

Ce sont bien des vertus plutôt que des propriétés, dans les représentations desquelles s’associe un ensemble de plantes intégrées aussi aux œuvres. Des herbes médicinales, des herbes qui font comme le sel traditionnellement lien entre assaisonnement et médecine, assaisonnement et assainissement. La conjugaison des deux, sel et feuilles, génère de nouvelles visions : les herbes cueillies sur la terre paraissent des algues inconnues, une flore archaïque et ancestrale comme des philtres sorciers, ou trop sous-marins pour exister distinctement dans nos imaginaires.

Ces plantes hybrides bourgeonnent sur les œuvres, se rétractent, changent de couleur au fil de l’exposition : les objets – un cabinet de toilette exposé dans une salle aux murs blancs – répondent avec leur corps, leur facture, à mesure que les métaux s’oxydent et que le sel s’infiltre.

Il faut comprendre que l’usage perdu de nos déchets, de nos objets devenus inutiles, s’apparente à la perte d’un contexte, d’une lecture par défaut qui nous permettait d’envisager l’artefact sans difficulté. C’est cette perte qui génère le sentiment d’étrangeté éprouvé face au rebut, que réinterroge l’art procédant par récupération. Mais les œuvres de Bianca Bondi, en opérant comme des charmes et des sorts, permettent de reconstituer d’autres textes et d’autres contextes qui nous engagent en même temps que les œuvres dans un mode relationnel déhiérarchisé.

Se plonger dans l’incertitude

Elles écrivent ce contexte, tout en intégrant notre présence (chaleur, souffle, humidité de nos peaux, mais aussi regard critique, ou le fait de se sentir écologiquement concerné) à ce processus d’écriture. Au mur encore, des objets moins reconnaissables que les autres, s’enroulent et se déroulent en serpentant, à la façon d’une ligne graphique. Ils tracent de vastes symboles – comme les objets loin de leur fonction, ce sont des lettres loin de leur texte, indéchiffrable.

Comme on reconnaît les objets, bouées, anneaux, épuisettes, qui ont perdu leur fonction, leur utilité, par leur silhouette esquissée ou tronquée, on discerne les symboles. On les devine : comme si leur présence se jouait sur le mode du charme plutôt qu’autre chose.

Ils opèrent, de fait, comme un charme. Une veste, une épuisette debout comme un sceptre à son côté, fait l’attirail de cette façon sorcière de combiner les éléments. Sans autre présence que celle, conjointe, de nos corps dans l’exposition et du sel, de l’air, de l’eau, des matières moléculaires et symboliques.

Peut-être faut-il entendre de nouveau ce terme de « nature morte-vivante » employé par l’artiste, en le décomposant comme l’eau décompose les objets. La « nature morte » comme topos artistique, représentation classique de la nature, réinvestie au long de notre culture. La « nature morte » à travers le sentiment classique d’une perte de l’idéal, ou le sentiment contemporain d’une urgence écologique. La « nature vivante » comme l’œuvre infinie du vivant, de la matière et du temps. Enfin, la « nature morte-vivante », comme la vie nouvelle ou retrouvée, conférée aujourd’hui à des concepts épuisés comme nos ressources ; une vie nouvelle dans laquelle, indifféremment, le motif artistique et le concept anthropologique sont noués, en pro-duction commune, dans le transport de leur entremêlement.

Ce sont quelques natures mortes, sous cloche et rappelant le cabinet de curiosité, qui closent ainsi l’exposition. Elles associent de véritables curiosités, des représentations presque clichées de nos imaginaires – le coffre qui recèle, le vase, la coupe, et autres contenants visant à recueillir le suc, le précieux, la substance magique et rituelle –, des plantes, du sel ; elles abritent des processus d’oxydation qui débordent forcément l’illusoire boîte de verre qui les contient.

Dans certaines, des détails parlent, du texte ressurgit. Age of Uncertainty, un titre du Time magazine daté de fin février 2022 : l’âge de l’incertitude. Étymologiquement, la certitude est ce qui tranche, ce qui sépare aussi. Ce que déjoue le sel qui infiltre, envahit, change et ne dénature pas pour autant, à l’image de l’opération artistique menée par Bianca Bondi. Plus loin, d’autres textes : « how do we keep going without shutting down or hardening into shells of ourselves? » (« Comment parvenir à continuer sans nous éteindre ou nous endurcir jusqu’à n’être plus que des carapaces de nous-mêmes ? »).

Une dernière phrase porte à son paroxysme le contre-courant par lequel œuvre Bianca Bondi, désenfouissant les déchets noyés, exposant ce que la beauté a de malsain, laissant ses œuvres à leur œuvre propre : face à l’urgence écologique, la fonte des glaciers, l’épuisement des ressources, pour infiltrer nos carapaces et nous désapproprier de nos décors, nos façons de produire, détruire et jeter, « et si on laissait les eaux monter ? »

« Objects as actants », de Bianca Bondi, au Crac (Centre régional d’art contemporain) Occitanie jusqu’au 22 mai 2022


Rose Vidal

Critique, Artiste

Mots-clés

Anthropocène

Sur l’échec de la campagne Jadot

Par

Le résultat de Yannick Jadot à l’élection présidentielle – 4,6 % des voix – est sans appel, quoique non inéluctable. Comment expliquer que le candidat écologiste ne soit pas apparu comme le « vote utile »... lire plus