Littérature

Écrire – sur des livres de Jean-Philippe Toussaint et Sally Bonn

Écrivain

Avec C’est vous l’écrivain et Écrire écrire écrire, Jean-Philippe Toussaint et Sally Bonn proposent un récit autobiographique de leur occupation principale : écrire. Exit les considérations théoriques, focus sur les conditions matérielles de l’écriture, pour mettre au jour le lien physique de l’écriture à la vie.

Il y a pas mal d’années déjà, pour l’émission « Mi Fugue – Mi Raison » de Bertrand Jérôme et Françoise Treussard sur France Culture, André Rollin avait mené une série d’entretiens intitulée « Comment écrivez-vous ? », où les auteurs étaient soumis à la question et sommés de répondre en évoquant exclusivement les conditions matérielles de leur création : à la main ? à la machine ? avec quelle marque de stylo ? tôt le matin ? avant ou après avoir fait son lit ? Toute considération théorique était écartée par l’intervieweur, pour en revenir toujours à cette espèce de vérité concrète de l’écriture, et c’était à la fois drôle et passionnant, à une époque où le traitement de texte ne s’était pas encore généralisé (on se souvient par exemple d’entretiens d’anthologie avec Marguerite Duras ou Jacques Derrida…).

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C’est à cette série radiophonique, également recueillie dans un livre, sans doute introuvable aujourd’hui (Ils écrivent : Où ? Quand ? Comment ? avec une préface de Bernard Frank, Mazarine, 1986), que l’on a pensé d’abord à la lecture conjointe de C’est vous l’écrivain de Jean-Philippe Toussaint et Écrire écrire écrire de Sally Bonn. Différents dans leur forme et surtout leur ton, ces deux essais disent pourtant, chacun à sa façon, quelque chose de commun sur les gestes, l’inscription du corps, et donc le lien physique de l’écriture à la vie. En ce sens, ils constituent des autobiographies particulièrement originales, qui racontent – parfois presque malgré elles – le rêve d’accéder par la matière à ce qui la dépasse : l’inavoué désir métaphysique de tout écrivain ?

« Il est possible de parler de littérature sans devoir se limiter exclusivement à ce que les livres racontent. »

Jean-Philippe Toussaint est en tout cas le plus explicite, à cet égard : « s’intéresser à la chose [le livre] en train de se faire, écrit-il, c’est privilégier la vie. Quelle que soit la qualité de l’œuvre achevée, elle appartient au registre de la mort. Mais, paradoxalement, le livre achevé protège symboliquement contre la mort ou l’angoisse de la mort. Parce que le fait d’avoir écrit un livre, c’est quand même un bouclier métaphysique extrêmement performant. » Comment se fabrique alors un tel bouclier ? C’est vous l’écrivain le raconte avec ironie et méthode, conformément à un certain « esprit Toussaint » qui sied particulièrement au cahier des charges de cette nouvelle collection des éditions Le Robert…

L’espèce de méticulosité maniaque de l’ancien champion du monde junior de Scrabble trouve en effet son objet idéal dans la description des processus de création, et s’épargne du même coup le résumé fastidieux des intrigues : « il est possible de parler de littérature sans devoir se limiter exclusivement à ce que les livres racontent. N’est-ce d’ailleurs pas le défi de ces pages, ne rien dire du contenu de mes livres, ne parler que du processus de création et des à côté du travail littéraire, ces morceaux de choix si souvent délaissés : les sot-l’y-laisse de l’écriture. »

Il en résulte une sorte de catalogue où sont envisagés, selon des entrées variées (« la documentation », « rituels », « la mise en route de l’écriture », « mes ordinateurs », « les dictionnaires », etc.), tous les éléments qui conditionnent l’écriture, de la table de travail jusqu’aux entretiens qui suivent la publication du livre, en passant par le choix de l’épigraphe, les modalités de relecture, l’organisation des journées, etc. Ce faisant, Toussaint ne produit pas ce que l’on pourrait appeler un guide pratique du romancier, comme le suggérerait volontiers le nom de la collection qui l’accueille : « secret d’écrivain ». Ce ne sont pas les trucs du styliste, ni les confessions de l’auteur reconnu livrant les coulisses passées de ses compositions que nous lisons ici, dans le prolongement d’un essai plus ancien déjà consacré à la création littéraire, L’urgence et la patience (Minuit, 2012).

Ce qui est passionnant, c’est plutôt la façon dont ce faux manuel devient une autobiographie authentique : l’histoire d’une vie vouée aux livres, et racontée à travers eux, depuis le premier manuscrit (refusé) puis le succès précoce de La Salle de bain jusqu’à aujourd’hui. Guère de pathos, ici, ni de grandes considérations sur l’apprentissage de l’existence, mais bien les lignes d’un parcours singulier où les anecdotes disent quelque chose de l’injonction fondamentale, obsessionnelle et au fond si bizarre reprise dans le titre de Sally Bonn : écrire, écrire, écrire…

Le rapport au père, le lien avec Jérôme Lindon, la méfiance envers la télévision : autant de jalons qui permettent de fixer, presque avec modestie – paradoxe pour quelqu’un qui s’affirme avec tant d’assurance artiste –, quelque chose comme une identité, mouvante et sincère, dans l’obstination communicative et joueuse d’une recherche dont on sait le but toujours en fuite. À cet égard, la reprise par Toussaint de la distinction établie par Roland Barthes entre l’intime et le privé est non seulement pertinente, mais aussi simplement belle : « l’introspection est inhérente à l’écriture, et, même si j’ai rarement été purement autobiographique dans mes livres, je n’ai jamais hésité à affronter l’intime, en gardant présente à l’esprit la distinction que fait Barthes entre l’intime et le privé. Cette distinction m’enchante. Depuis que je l’ai découverte, elle m’a toujours accompagné, comme une consigne secrète que je me donne quand j’écris, aller le plus loin possible dans l’intime sans jamais dévoiler le privé. »

La part autobiographique est également évidente dès les premières lignes de l’essai de Sally Bonn, qui assume le « je » pour livrer une sorte d’enquête, assez foisonnante, sur ce que l’on pourrait appeler la généalogie de son propre geste, enfant, découvrant l’écriture, le plaisir de la main, la révélation de l’inscription…

Chercher, retrouver, c’est-à-dire trouver autre chose que ce que l’on cherchait : c’est avec ce drôle de jeu que se confond en vérité l’écriture.

Ce moi du souvenir, dans une pure tradition autobiographique (l’évident modèle pourrait en être le Sartre des Mots et leur organisation en deux parties, « Lire » et « Écrire », mais aussi La Règle du jeu de Michel Leiris, où le rapport au langage régit dès Biffures les détours rococo du récit de formation…), est ici rapporté à une histoire très ancienne, qui ramène à la fameuse sculpture du scribe égyptien au Louvre et conduit jusqu’à Proust ou Walter Benjamin, en passant par des écrivains contemporains non nommés, presque dissimulés dans le texte, mais que les remerciements finaux permettent d’identifier.

L’ensemble est un peu déroutant parfois, qui peut glisser vers la parenthèse lyrique un brin coquette… Mais ce qui rend – comme chez Toussaint – l’entreprise passionnante, c’est l’espèce d’énergie mise à se confronter au verbe, dans sa part active, matérielle, et pourtant ouverte au mystère d’un horizon métaphysique. Voilà une façon de raconter sa vie, ses vies, encore une fois, dans la fidélité à une certaine expérience d’enfance.

Chercher, retrouver, c’est-à-dire trouver autre chose que ce que l’on cherchait : c’est avec ce drôle de jeu que se confond en vérité l’écriture, dans un travail de constante curiosité, une dynamique de découverte à l’érudition partageuse, où l’on peut sans peine s’identifier à tel « intellectuel » de la toute fin du quinzième siècle, Beatus Rhenanus, ce double ancien dont on traque les traces en Alsace, à la bibliothèque de Sélestat… « Je cherche ce qui ressemblerait à une origine, écrit Sally Bonn, quitte à la réinventer. Je viens de là et je viens là, pour la ville et pour les livres. Pour cette bibliothèque et son histoire, pour les pages entrouvertes et les gestes accomplis par les copistes penchés sur leurs ouvrages. Cherchant une imprégnation qui viendrait des livres et des gestes gelés. Je veux voir la couleur du parchemin, l’usure de la peau ou du papier, je veux voir les lettres bien tracées, l’art de la calligraphie, la précision. Je veux voir ces objets vivants, imaginer ceux qui les ont maintenus et feuilletés. Je veux voir le désir d’écrire et ses conséquences. »

Le plaisir partagé, en définitive, à la lecture des livres de Jean-Philippe Toussaint et de Sally Bonn, est celui que l’on retrouve formulé dès leur titre et que résume l’idée de mouvement : dans l’allant de la phrase ou l’interpellation du lecteur, il y a cette syncope vivante, ce cœur battant d’une écriture-défi à la finitude. Pas de point. Du désir.

C’est le paradoxe même du livre que de devoir se fermer : celui de l’œuvre de ne pas s’achever. Un autre petit ouvrage de Jean-Philippe Toussaint, qui paraît en même temps que C’est vous l’écrivain, le dit de façon plus claire encore : L’instant précis où Monet entre dans l’atelier (Minuit) raconte en quelques pages, avec parfois un soupçon d’emphase, le désir paradoxal du peintre de travailler à l’inachèvement – définitif – de ses Nymphéas… La fable est belle, qui métaphorise d’une certaine manière toute création, y compris d’écriture : le livre nous enterre, mais l’œuvre, elle, on l’espère, reste vivante.

Sally Bonn, Écrire, écrire, écrire, Arléa, février 2022, 192 pages.
Jean-Philippe Toussaint, C’est vous l’écrivain, Le Robert, mars 2022, 176 pages.


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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