Cinéma

Douleurs, anti-douleurs et stupéfaction – sur Ghost Song de Nicolas Peduzzi

Critique

Dans Ghost Song, film semi-écrit, semi-documentaire, Nicolas Peduzzi suit Bloodbath, Will et Nate, trois êtres trainant leurs corps dans les rues de Houston, ville tiraillée par la ségrégation et l’addiction. Brouillant la représentation du temps, une tempête est annoncée encore et encore, elle est déjà là, elle ne part jamais et révèle cette ville, Sodome et Gomorrhe du temps présent. L’une des formes de cette tempête porte le sinistre visage des opioïdes, entrainant un ralentissement généralisé, stupéfiant.

Ghost Song, c’est Houston, aujourd’hui : dans le film semi-écrit, semi-documentaire de Nicolas Peduzzi, c’est en particulier à travers trois de ses habitant·es que nous appréhendons la ville, et plus largement à partir de cet ancrage, la tempête civilisationnelle qui balaie l’ensemble de la société américaine. Ghost Song montre Houston dans l’alerte permanente d’un ouragan annoncé, métaphore de la crise sociétale qui n’a pas su être évitée et dont la révélation ne se fait qu’au fil des dégâts irréversibles constatés sur son passage.

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Nous accompagnons d’un côté Alexandra (OMB Bloodbath de son nom de scène), jeune rappeuse noire, couverte de tatouages, de l’autre Will, William Folzenlogen, le rejeton toxicomane et déshérité d’une riche famille blanche et son ami Nate Nichols. Mais ces deux côtés ne se croisent jamais tout à fait. C’est à la fois que les milieux sont différents (séparés en premier lieu par la couleur de peau, et toutes les institutions qui s’y articulent : églises, économie, milieux professionnels, quartiers et rues), et que la ville est assez grande pour générer ces poches d’invisibilité où l’on perd facilement trace des un·es et des autres, où l’on demeure seul·e au sein même de la société.

Tout est cependant lié : Bloodbath d’une part et Will et Nate d’autre part ne sont pas des fictions, ce sont trois personnes réelles et vivantes, et trois nœuds dans la toile urbaine complexe de Houston. Trois crispations vivantes dans un même décor. Et c’est au sens large qu’il faut entendre ce cadre, qui n’est pas seulement spatial, mais temporel : l’architecture, l’immobilier, le visage de la ville qui se donne jusque dans les façons de bouger, de parler et de se vêtir des gens. À fleur de peau, les corps sont l’extrême surface d’une longue histoire qui n’a pas fini de se décanter.

Stay out of the hood ou quand rien de bon ne se présage au-dehors

OMB Bloodbath compose, interprète ses textes, et élève avec sa copine le petit garçon de celle-ci. Elle jongle entre the hood – la rue et le ghetto – auquel s’articule toute sa musique, et l’univers vulnérable de la famille, des ami·es, des proches, celles et ceux qu’on perd dans les affrontements de gangs ou tué.es par la police. C’est un monde noir, dans une société raciste et ségréguée, dans laquelle il ne fait ni bon être pauvre, ni bon être noir·e, et encore moins les deux – mais cela va souvent de pair.

Dans la ville, the hood désigne la rue, le ghetto ; le mot provient de neighborhood, et résonne ainsi comme le pendant pauvre et dysfonctionnel de la communauté pavillonnaire aisée, modèle, des suburbs américains. Ce n’est pas exactement la banlieue telle qu’on se la représente en France, puisqu’il s’agit surtout d’une pauvreté et d’une délinquance associée spécifiques à l’inner city – c’est-à-dire aussi intégrée au tissu urbain qu’elle est mal intégrée à la société.

C’est un territoire fragmenté : les refuges privés, maison, studio de musique, d’autre part la rue. Ce dernier espace est largement mis en scène dans les clips de musique – des lieux où les corps se rassemblent, bougent ensemble, que ce soit pour se heurter, se saluer ou pour danser ensemble.

Stay out of the hood – tiens-toi loin de la rue, revient en boucle comme un avertissement. Dans les paroles des chansons, dans la voix de la mère d’Alexandra, la rappeuse. Elle sait bien que son enfant s’est fait tirer dessus déjà, qu’elle a frôlé la mort – et que la mort règne sur le hood comme un mauvais présage, une ritournelle féroce ; elle a le visage des policiers blancs, le visage de la drogue et de la prostitution ; lorsqu’elle ne frappe pas d’un coup de feu, elle est plus insidieuse, elle atteint simplement les corps qu’elle épuise à force de médicaments, d’addictions, de substances.

Visuellement, le danger de la rue est traduit par le dispersement de son image médiatique : le réalisateur mêle les formats et les sources vidéo, en associant à ses propres rush les images d’émissions de télévision faisant du rap et de la délinquance un même sujet d’informations, des bandes de caméra de surveillance, ou encore des extraits divers de la story instagram de celles et ceux qu’il filme. Outre la perte de repères que peut générer ce collage, il y a en filigrane une forme de curée violente sur cet espace urbain de la rue : ces images médiatiques sont propices à la réaction, chacun·e y allant de son commentaire, de son jugement, de sa prise de partie. Les représentations de la rue ne sont jamais neutres ; elles sont clivantes, problématiques, et elles s’infiltrent dans les refuges intimes du foyer par l’intermédiaire des téléphones et de la télévision. Stay out of the hood – mais comment s’en tenir loin quand elle frappe à ta porte, et la force ?

Le mauvais présage se joue dans le passé autant que le futur. Au fond, il est impossible de se tenir loin de la rue, qui est bien le seul lieu pour les pauvres et les déclassé.es. Impossible de lui échapper. C’est une histoire trop profondément ancrée dans la construction du pays : ce sont les fondations pourries à l’origine qui menacent aujourd’hui plus que jamais de s’effondrer. Il est impossible de se défiler face à cette imminence qui prend, tout au long du film, la forme grondante d’un ouragan. Certes, la ville est familière de ces déchaînements violents des éléments : Alicia, Rita, Allison, Ike, et enfin l’ouragan Harvey en 2017.

Mais de la même manière que la tempête vient perturber le fonctionnement de la ville, l’ouragan – en tant que motif cinématographique – interfère avec la chronologie du film. Il est difficile de percevoir précisément combien de temps nous suivons Bloodbath et Will – nous les accompagnons d’un espace à l’autre, nous les voyons retrouver fréquemment leurs proches, dans des situations diverses.

La relation que la rappeuse construit avec sa copine donne cependant quelques repères. L’une des premières séquences montre les deux femmes en train de discuter de cette relation, au tout début de celle-ci – c’est encore un flirt, une façon d’apprendre à se connaître, puisque la jeune femme confie à Bloodbath qu’elle a un petit garçon, et qu’être avec elle, c’est être avec les deux. Plus tard, d’autres séquences montrent un couple plus installé, ce qui suppose un temps plus long – et donc la familiarisation longue et documentaire du réalisateur et de ses sujets. L’annonce répétée de l’ouragan tout au long du film brouille ainsi notre représentation du temps, et fait glisser l’événement documenté de l’ouragan vers un motif esthétique et métaphorique traversant le film de part en part. La tempête arrive, mais elle est déjà là. Le temps passe, elle est toujours là ; elle n’est plus événement, mais réalité atemporelle, dans une forme de révélation de la ville – au sens biblique du terme, puisque Will parle de Houston comme de Sodome et Gomorrhe.

Lui n’échappe pas au tiraillement généré par la société. Il est pourtant blanc, issu d’une bonne famille, et permet en cela une seconde façon de se représenter Houston, dans toutes les ambiguïtés que posent les décors d’une ville bâtie sur le luxe de certaines classes et la misère des autres. Mais comme Bloodbath, il est musicien, et comme elle il traîne son corps, mais un corps blanc, dans la rue là où tous se rejoignent à la recherche de quelques doses dans la nuit. Personnage ambigu, il incarne les différents côtés de ce jeu de violence : quand il erre en manque à la recherche d’un dealer, ou quand il accompagne un de ceux-ci, son ami Nate, à travers la ville.

La séquence d’ouverture du film montre ainsi Will et Nate discuter de leurs vies lors d’une balade en voiture à travers la nuit de Houston. Les stupéfiants tiennent une large place dans cet échange qui pose d’emblée un thème majeur du film : l’addiction aux drogues (il faut très largement entendre médicaments dans ce terme), et les économies plus ou moins licites qui leur sont associées.

Ces longs plans sombres qui parcourent le paysage urbain, selon les mouvements que la voiture confère à la caméra, rappellent les longs travellings d’ouverture de Down By Law de Jim Jarmusch. La bande originale, composée par Jimmy Whoo, ajoute à cette atmosphère underground une teinte électro et nocturne, aux couleurs des néons publicitaires qui parsèment les bords des routes. Le film joue ainsi avec une certaine tradition du genre cinématographique, à la fois contemplatif et urbain, largement associé à la fiction et porté par la souplesse des road movies qui explorent les marges et les recoins de la ville.

Mais telle qu’on en prend la mesure dans les conversations, la question de la drogue est loin d’être une fiction. Les histoires d’Alexandra, Will et Nate ne sont pas des fictions, mais elles représentent des schémas de la société américaine, de ses travers dans lesquels les vies tombent et les individus s’enferment. La drogue n’est ni un motif de cinéma, ni de clip de rap. Elle n’est pas issue des milieux undergrounds, elle ne naît pas dans les espaces de délinquance des quartiers mal famés : à l’inverse, elle précède tout cela, comme une trame de fond, et génère la violence comme les formes d’expressions que trouvent ses victimes pour deal with it – faire avec, faire face au quotidien. Et c’est à travers ces différentes expressions et incarnations que Ghost Song documente directement ce qui se donne aujourd’hui comme l’une des crises majeures de la société américaine : la crise des opioïdes.

Douleurs et anti-douleurs de nos sociétés

Cette forme d’addiction généralisée aux anti-douleurs est un problème sanitaire d’envergure nationale, les morts par overdose atteignant un niveau épidémique. Il faut rappeler également que Donald Trump avait largement construit une partie de sa campagne sur le combat contre cette épidémie : son discours visant à attiser, chez ses électeurs, une haine de l’étranger – les entreprises chinoises autant que le trafic de drogue venu des cartels latino-américains, et la délinquance des gangs associés dans son discours aux communautés racisées – et des élites fédérales qui auraient favorisé l’aggravation du phénomène. Si les statistiques montrent que les États les plus touchés par une telle crise sanitaire ont aussi été les plus ciblés par Trump et réceptifs à ses discours, le phénomène ne concerne pas uniquement les classes les plus pauvres et les white trash ainsi que l’on appelle souvent les populations blanches et pauvres des zones désindustrialisées des États-Unis, largement pro-Trump.

Will, dont le père travaillait dans le pétrole, est mis dans l’enfance sous traitement : c’est un cocktail de neuroleptiques, de méthamphétamines, de ritaline, prescrit contre une supposée hyperactivité de l’enfant. De tels traitements, sur prescription ou non (dans l’une de ses chansons, Eminem accuse sa mère d’avoir saupoudré du Valium sur ses steaks toute son enfance), sont des pratiques courantes dans la société américaine. Mais quelles que soient les histoires de chacun.es, le carnage sur les corps est le même, que montre Nicolas Peduzzi au détour des rues : des corps maigres et errants dans la rue, la torture mentale et physique du manque, les postures courbées et fuyantes comme des ombres dans la nuit.

Voilà les premiers fantômes, qui hantent les décors urbains traversés par le spectre déceptif du rêve américain miné par la désindustrialisation et la crise – des gens en manque, qui ne cessent de se dire qu’ils ne sont que les fantômes d’eux-mêmes, les fantômes de ceux qu’eux auraient pu être, si leurs vies avaient été différentes. Question addictive, qui hante d’autant plus que sa réponse sera toujours fuyante, toujours manquée, toujours fantôme.

Les stupéfiants interviennent bien souvent à l’endroit de ces fantômes. Le bouleversant monologue de Nate mêle, dans une parole-transe, déversoir, amplifiée par la « Strip Tease Symphony » de Jimmy Whoo et Rose, son histoire d’amour et d’enfant avortés (encore un fantôme) et le maudit engrenage qui le broie jour après jour : « j’ai commencé la came. J’ai commencé à prendre de l’oxycodone. […] Je dois, littéralement, dépenser 200 $ par jour pour me sentir normal. Sinon je suis physiquement malade. » Les corps sont ainsi dépendants, dans leurs figures et leurs rythmes propres, de ces logiques bien plus vastes qui les traversent – sans parvenir à savoir ce qui leur aurait été propre en dehors de cela.

Le rythme moléculaire des médicaments emporte la ville, imprègne la culture de Houston, berceau du chopped and screwed, une façon de remixer le hip-hop en ralentissant notamment très fortement le nombre de battements par minute. C’est en termes pharmacologiques qu’OMB Bloodbath décrit cette bande-son généralisée de Houston : « Le screw c’est quand tu prends un son, et que tu le ralentis genre cinq fois. Et après tu le saccades. C’est comme le mélange codéine et prométhazine, très populaire à Houston. Ça s’est répandu dans d’autres villes, mais ça vient d’ici, la lean. […] Ce truc, ça te ralentit. »

Dans ce ralentissement généralisé, stupéfiant, paralysant, les corps se dégagent comme ils peuvent. Le motif du road-movie revient, mais Nicolas Peduzzi le resserre sur une errance continue et floue dans le long décor de Houston. Dans leurs voitures, les personnages roulent, et tournent sans repos ; quand ils ne tournent pas à la recherche de dealers ou de clients, ils tournent autour de leurs amertumes, des fantômes qui les empêchent de partir ailleurs. Le premier de ces fantômes est finalement l’ailleurs – que promettaient à l’origine cette même route, tournée vers l’Ouest avant même qu’il y ait des voitures, et le rêve américain. Pour Will, « c’est une ville fantôme. Et je suis un fantôme. Mais les autres gens sont partis. »

Pour Bloodbath, il y a toutes celles et ceux dont la route est suspendue par la mort, depuis son enfance, et le spectre qu’une nouvelle mort (peut-être la sienne) survienne aujourd’hui ou demain. Et pour toutes celles et ceux qui se démènent et se dégagent, il y a la beauté sourde de cette transe : entre alchimie moléculaire et simple dépense des corps qui se mettent à danser – strip-tease sur une barre de pole dance ou battle de rap en pleine rue –, à chanter – flow de hip-hop ou impro de blues –, la polyphonie lente et mélancolique, parfois furieuse, aussi clairvoyante qu’elle est assombrie par la désillusion, de ce « ghost song » généralisé.

Ghost Song, réalisé par Nicolas Peduzzi, en salle le 27 avril 2022


Rose Vidal

Critique, Artiste