Hommage

Pour Linda Lê (1963-2022)

Écrivain

Il semble que Linda Lê n’ait jamais cessé de fuir un « ici et maintenant » trop étroit pour elle : son territoire était celui d’une très vaste bibliothèque, et son temps celui aussi des mythes. Voix majeure de la littérature contemporaine en français, immense lectrice, elle est morte ce lundi 9 mai.

C’est souvent par le téléphone que la mort arrive, quelqu’un vous appelle et vous dit : elle est morte. Parfois, c’est une nouvelle que l’on attendait, on est presque soulagé, non pas de la mort elle-même, mais de la réalisation effective d’un ordre auquel on sait devoir, tôt ou tard, se plier. D’autres fois, c’est une surprise, un choc, on n’y pensait pas, ou plus, d’ailleurs on ne connaissait pas très bien la personne disparue : on aimait surtout ses livres, on fréquentait seulement ses mots, la familiarité de son être n’en était que plus forte.

Linda Lê est morte. Tout de suite, en raccrochant, me revient d’elle un souvenir timide et presque mutique, lors d’une lecture et rencontre publique à New York, je ne sais plus en quelle année, à la Maison Française de NYU où elle parlait d’une voix si menue, si rare, que son interlocuteur sur scène semblait en comparaison hurler de façon bizarre, à tort et à travers, comme à contretemps… Et c’était elle pourtant que l’on entendait, ses silences, le creux peut-être de son écriture, sa scansion secrète. C’était une présence, une présence singulière, d’une originalité et d’une beauté assez radicales.

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Cette originalité, il est difficile de ne pas l’associer, presque immédiatement aussi, à la mémoire d’un autre disparu, son éditeur « historique », Christian Bourgois, dont le fantôme si vif ramène également, entre mille autres, au souvenir de New York. Christian Bourgois, on le sait, avait très peu d’auteurs français à son catalogue magnifique, du temps où sa personne se confondait encore avec le nom figurant sur la couverture de livres qui continuent d’être imprimés sans lui (comme un créateur de haute-couture dépossédé de sa signature, c’est étrange). Linda Lê en était. Et sa singularité d’écrivaine se confondait à merveille avec la singularité de sa position éditoriale, dans une si belle maison que dirigeait cet homme merveilleux, qui manque tant : on croit souvent revoir sa cravate écossaise, et le mouvement spécial de son majeur quand il réajustait ses lunettes, en souriant.

Si on pense aux livres que laisse Linda Lê, une chose continue de nous frapper, qu’on pourrait appeler son inactualité. Venue d’ailleurs, il semble que l’écrivaine n’ait jamais cessé de fuir un « ici et maintenant » trop étroit pour elle : son territoire était celui d’une très vaste bibliothèque, et son temps celui aussi des mythes… Si écorchée que pût être sa voix, parfois, il y a quelque chose de consolant à considérer une œuvre qui échappe ainsi à l’espèce de diktat de la mode ou des « tendances » : s’astreindre au seul présent, dire le réel ou rien, quelle tristesse ! Ces généralités n’ont jamais pu suffire à la littérature, et comme le disait un trop fameux faiseur de versets : c’est assez, pour le poète, d’être la mauvaise conscience de son temps.

Ce fut assez, pour Linda Lê, d’avoir été simplement poète, à sa façon spéciale. Si son dernier livre publié parle bien des vides de notre époque, c’est à travers le contrepoint d’un passé plus fort, précisément poétique : De personne je ne serai le contemporain (dont nous avons parlé ici en ce début d’année) emprunte son titre à Ossip Mandelstam, pour un exercice de « vie parallèle » avec la figure exemplaire de Ho Chi Minh. Quelque chose s’y lit comme une leçon d’écriture de la révolution, en même temps qu’une élégie aux persécutés sans date des dictatures, dures ou dissimulées sous la bonne conscience du « maintien de l’ordre ». Le désordre intérieur peut ouvrir à la création, même s’il conduit parfois aux confins de la folie, là où s’aventura la romancière des Dits d’un idiot (Bourgois, 1995) et de Cronos (2010).

Les fantômes, pour elle et par elle, étaient vivants, parlants, d’une matérialité de mots étrange, fragile souvent, mais bien réelle.

Que signifie, du reste, l’expression « venir d’ailleurs » ? Linda Lê est née à Dalat, au Vietnam, en 1963, et elle est arrivée adolescente en France, avec sa mère et ses sœurs, en 1977, d’abord au Havre puis pour ses études à Paris. Bien sûr, cet exil est premier et trouve des échos divers dans la plupart de ses livres, où l’on entend résonner d’autres déchirures encore, intimes, conjugales, familiales… La figure du père, ainsi, hante à l’évidence une grande partie de l’œuvre, qui s’incarne par exemple dans une succession de livres aussi forts que Les trois Parques (Bourgois, 1997), Voix : une crise (1998), Lettre morte (1999), ou encore, d’une autre façon, dans le plus récent et très beau Je ne répondrai plus jamais de rien (Stock, 2020) : le père de Linda Lê est resté au Vietnam, et la relation qu’il entretiendra ensuite avec sa fille partie pour l’Europe demeurera épistolaire.

La question cependant n’est pas simplement géographique ou liée aux seuls détails, possiblement douloureux, de la biographie : il y a quelque chose de plus essentiel dans les colères diversement modulées de l’écrivaine, parfois tenues, d’autres fois plus directement lâchées, au fil d’une prose d’apparence simple et pourtant éruptive, volontiers imprécatoire dans les premiers textes, d’une violence ensuite plus implicite. De même qu’il serait abusif de réduire Thomas Bernhard à la seule évocation de l’Autriche, de même est-il terriblement réducteur d’assimiler Linda Lê à une sorte d’exilée vietnamienne qui aurait trouvé asile dans la langue française.

Il y a quelque chose de babélien et d’un peu mystérieux, en effet, dans l’identité toujours incertaine, multiple même, de celle qui semble avoir élu domicile dans une bibliothèque ouverte, mouvante, infinie. Linda Lê, autant qu’écrivaine, fut une immense lectrice, qui rédigea de nombreuses préfaces à des classiques et semblait respirer comme personne l’air de la littérature, indispensable à sa vie, sans qu’il en demeure dans ses propres livres la moindre trace de cuistrerie… C’est que ceux-ci ne se nourrissaient pas de « références », les auteurs qu’elle aimait ne servant aucunement de caution : de Shakespeare à Stevenson, ils étaient simplement ses pairs, ses amis, ses doubles parfois, une compagnie en tout cas qui ne cessa jamais d’être la sienne. Une compagnie de spectres ? On a dit volontiers que l’œuvre de Linda Lê était peuplée de fantômes, et c’est vrai, bien sûr. Mais il faudrait ajouter, aussi paradoxal que cela puisse paraître à l’heure où elle les rejoint en des ombres inconnues, que ces fantômes, pour elle et par elle, étaient vivants, parlants, d’une matérialité de mots étrange, fragile souvent, mais bien réelle.

Marina Tsvétaéva, Ingeborg Bachman, Emily Dickinson, T.S. Eliot, Robert Walser, tant d’autres, sont des silhouettes qui traversent les livres pleins d’absences et d’énigmes de Linda Lê. Pour autant, il ne faudrait pas assimiler son œuvre au corridor sombre d’une traversée d’épreuves, page à page : il y a chez elle de la violence, bien sûr, qui s’entend dans les titres (Les Évangiles du crime, Calomnies, Kriss, Lame de fond …) et certains thèmes récurrents (solitude, déchirement amoureux, règlements de compte familiaux…), mais aussi l’évidence d’une ambiguïté ouverte aux lumières lointaines et nostalgies d’enfance, à l’indécision des rêves, au risque de la beauté. Il faut y revenir. En 1998, elle avait réuni ses textes de préfaces dans un très beau recueil, où les noms d’écrivains admirés formaient une sorte de famille d’élection, dans laquelle elle-même a fini par entrer. Son titre pourrait bien servir d’épitaphe : Tu écriras sur le bonheur.


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire