Littérature

Quelque chose qui se cherche – à propos d’Essais de Marcel Proust

Écrivain

Ce printemps paraît dans « La Pléiade » un volume d’écrits de Marcel Proust, sobrement intitulé Essais. Une nouvelle édition se substituant à celle de 1971, qui considère la pensée proustienne pour ce qu’elle est : une quête à la fois théorique et narrative, préfigurant le monument de la Recherche.

De mille à près de deux mille pages : articulé autour d’un très conséquent « dossier du “Contre Sainte-Beuve” », ce nouveau volume de la Pléiade sobrement intitulé Essais compte exactement deux fois plus de pages que le volume de 1971 auquel il vient se substituer, qui lui-même était paru sous le titre « Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles ».

À prendre en main cette nouvelle édition, la première sensation est celle d’être confronté à un véritable Meccano intellectuel. La plupart des textes sont connus, sinon archi-connus pour nombre d’entre eux, mais les voilà disposés dans un ordre si différent que s’y retrouver ne relève pas de l’évidence, au moins dans un premier temps – et d’autant moins que certains textes apparaissent plusieurs fois à la table des matières, des « fantômes » de ces textes (comme l’on dit dans les bibliothèques) signalant leur existence dans un premier ensemble tout en renvoyant leur lecture à un autre ensemble.

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Privilégiant l’abord chronologique, les choix opérés par les éditeurs, s’ils induisent nécessairement une lecture que l’on peut évidemment avoir envie de discuter, ont assurément le mérite d’inviter le lecteur, en réalité, à tracer son propre chemin dans le vaste work in progress qui en résulte. Cette liberté qui nous est ici laissée représente incontestablement l’un des avantages majeurs de la décision de tout organiser en quatre grandes parties – les « écrits antérieurs à 1911 », « Pastiches et mélanges », le « dossier du “Contre Sainte-Beuve” » puis les « écrits postérieurs à 1911 ». Quelle que soit la tentation que l’on peut avoir de repenser tout autrement le même volume afin de l’axer sur la quête de vérité obstinée qui l’irrigue de toutes parts, force est de le reconnaître : le résultat en deviendrait nettement plus directif pour le lecteur.

C’est aussi par ce primat accordé à la chronologie que cette édition impose d’emblée d’entendre le mot « essais » qui orne sa couverture dans tous les sens qu’il peut porter, du plus noble que lui a donné Montaigne, auquel se réfère abondamment Antoine Compagnon dans sa préface, au plus percutant que lui donnent les joueurs de rugby (la Recherche serait dès lors un essai transformé) en passant bien sûr par la tentative, le brouillon, le premier jet de quelque chose qui se cherche, demande à naître, peine à y parvenir, aboutira en majesté dans À la recherche du temps perdu dont ce volume constitue la source ou, plus exactement, rassemble une multitude de sources destinées à converger dans le grand fleuve si fascinant qui les emportera toutes vers l’embouchure qu’est toute bibliothèque. Précisons encore que, sous la direction donc d’Antoine Compagnon dont la préface s’emploie essentiellement à justifier l’architecture du volume, les trois longues notices de Matthieu Vernet et Christophe Pradeau sont remarquables de clarté et de rigueur dans l’exposition des données essentielles.

C’est une impasse que de faire de la littérature ou de la fréquentation des livres une fin en soi, c’est donner un trop grand rôle à ce qui n’est qu’une initiation d’en faire une discipline.

La question, pour autant, s’impose : cette nouvelle édition « Pléiade » saura-t-elle faire autorité ? Du volume de 1971 à celui d’aujourd’hui, le paysage est tellement changé, l’ensemble des matériaux distribué d’une manière tellement différente que, en vérité, on ne pourrait établir une « table de concordance » de l’un à l’autre qu’à propos des cent quatre-vingt pages que représente en chacune le recueil Pastiches et mélanges, nécessairement inchangé puisqu’il est le seul, dans cet amas considérable, à être paru du vivant de Proust, en 1919 : les textes y sont à jamais arrêtés tels que l’auteur a voulu les voir publiés. Porté par la reconnaissance qu’a entraînée le prix Goncourt attribué à À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Proust y a recueilli principalement les neuf pastiches liés à L’Affaire Lemoine pour la plupart publiés dans Le Figaro en 1908 et les principaux essais et articles consacrés à John Ruskin au début du siècle – y compris la longue préface si importante que Proust a écrite pour introduire à sa traduction de Sésame et les Lys, parue en 1905, préface dans laquelle il a pris, et fort résolument, ses distances avec l’esthète anglais autrefois célébré et désormais décrété « idolâtre ».

Ce tournant majeur qui en est un aussi dans son existence (deux ans après son père, sa mère meurt en 1905) lui permet d’étayer une conviction nouvelle dont il ne démordra plus jamais : c’est une impasse que de faire de la littérature ou de la fréquentation des livres une fin en soi, c’est « donner un trop grand rôle à ce qui n’est qu’une initiation d’en faire une discipline. La lecture est au seuil de la vie spirituelle ; elle peut nous y introduire : elle ne la constitue pas ». Le terme d’initiation est essentiel : la littérature est la voie d’accès à une forme de connaissance, et la Recherche en témoignera de bout en bout.

L’ensemble posthume et jamais abouti habituellement intitulé Contre Sainte-Beuve, ensemble que Proust un temps a cependant proposé à la publication sans que l’on sache sous quelle forme exactement, est donc ici ramené à un « Dossier du “Contre Sainte-Beuve” », tandis qu’en amont et en aval sont distribués en fonction de leur date de parution les différents essais et articles produits par Proust dès ses plus jeunes années, lorsqu’il collaborait aux revues du lycée Condorcet puis à la revue Le Banquet avant d’intervenir régulièrement dans Le Figaro, où sont parues « Impressions de route en automobile », qui figureront à peine remaniées dans la Recherche, ou encore « Sentiments filiaux d’un parricide » déclenchés par « cet acte abominable et voluptueux qui s’appelle lire le journal et grâce auquel tous les malheurs et les cataclysmes de l’univers (…) s’associent excellemment d’une façon particulièrement excitante et tonique, à l’ingestion recommandée de quelques gorgées de café au lait ».

Enfin, le volume se referme sur les écrits et entretiens concomitants à la publication de À la recherche du temps perdu – ainsi de l’inoubliable « À propos du “style” de Flaubert », incomparable leçon de critique parue dans la NRF en 1922 durant laquelle Proust décortique la manière flaubertienne de parvenir à « donner avec maîtrise l’impression du Temps ».

Précisons qu’il n’y a strictement aucune raison de regretter la précédente édition « Pléiade », construite à l’époque sur un parti pris erroné : les éditeurs, Pierre Clarac et Yves Sandre, avaient en effet décrété que le Contre Sainte-Beuve était trop théorique pour pouvoir être considéré comme la source de À la recherche du temps perdu ; dès lors, ils en avaient écarté la plupart des passages narratifs pour ne garder que les développements critiques. Ce faisant, ils donnaient un tout autre livre que le Contre Sainte-Beuve publié pour la première fois en 1954 par Bernard de Fallois, au point de perturber durablement tous les repères des lecteurs proustiens, car les lecteurs de l’édition de 1954 et ceux de l’édition de 1971 n’ont pas lu du tout le même livre, et il n’est pas toujours simple de comprendre de quel Contre Sainte-Beuve les uns et les autres parlent. Et, certes, la première édition due à Bernard de Fallois était discutable dans son désir de « faire livre » d’un amas de brouillons et d’esquisses, mêlant ébauches de roman et développements critiques sans que l’on puisse deviner comment Proust imaginait leur articulation. L’ensemble se trouvait des plus plaisants à lire mais était pour une part fallacieux – qui plus est, Fallois avait trié assez arbitrairement les manuscrits dont il disposait, écartant de précieuses pages dont certaines n’ont été retrouvées qu’après la mort de l’éditeur, très récemment, et publiées sous le titre Les soixante-quinze feuillets en mars 2021, et bien entendu pris en compte, pour une part, dans cette nouvelle édition « Pléiade ». Les soixante-quinze feuillets impose de repenser la genèse de la Recherche, démontrant s’il était encore nécessaire que de nombreux récits constitutifs de l’œuvre future ont été écrits ou du moins ébauchés bien avant que Proust ne mène sa réflexion critique à partir de Sainte-Beuve : à son insu ou non, c’est dès le départ que les deux sources, l’une narrative, l’autre théorique, étaient destinées à se rejoindre du seul fait qu’elles poursuivaient la même quête de vérité exactement.

L’exercice cent fois répété du pastiche relève assurément du geste critique, sinon d’une obsession : comprendre les autres dans leurs profondeurs obscures et, à travers eux, éclaircir les siennes propres.

Ce n’est pas seulement en raison de l’ampleur du travail éditorial, cependant, que cette édition compte deux fois plus de pages que la précédente, bien qu’elle confirme une fois de plus la tendance de « La Pléiade » à proposer des appareils critiques toujours plus conséquents, sinon pléthoriques. Cette différence de pagination est due pour une part importante au rassemblement de nombreux textes écartés en 1971 ou retrouvés depuis, qu’il s’agisse de textes à l’intérêt essentiellement anecdotique ou documentaire, comme des dissertations de collège ou de lycée, ou d’éléments bien plus importants.

Si, comme on l’a dit, le volume Pastiches et mélanges est le seul élément inchangé d’une édition à l’autre, en revanche, l’ensemble des pastiches non publiés par Proust s’est considérablement étoffé, nombre d’entre eux n’ayant jamais paru que dans les différents volumes de la « Correspondance de Proust » ou dans le Bulletin d’informations proustiennes. On sait que Proust considérait l’exercice du pastiche comme de la « critique en action » et, outre le plaisir qu’on prend à les lire, c’est aussi dans cette dynamique constante d’une recherche critique qu’on se réjouit de découvrir ici de nouveaux pastiches de Pelléas et Mélisande ou des Frères Goncourt, mais aussi, bien plus tardifs évidemment, de Cocteau ou Morand – ce dernier, relativement long, invitant l’antisémitisme, tient donc, dès la première ligne : « Chez la Princesse Soutzo. La Princesse se plaint que les La Trémoille aient du sang juif dans les veines (?) sans songer que Mme Henri de Rotschild est présente ».

L’exercice cent fois répété du pastiche relève assurément du geste critique, sinon d’une obsession : comprendre, au sens étymologique du terme, comprendre les autres dans leurs profondeurs obscures et, à travers eux, éclaircir les siennes propres. La question du comment, qui est bien sûr à l’œuvre dans tout pastiche, n’en devient pas moins seconde dans la pratique proustienne : c’est bien celle du pourquoi qui prédomine, pourquoi cette œuvre précisément, quelle est sa raison d’être ?

L’exercice du pastiche est une manière d’aborder les textes du dedans, en quête de cette raison d’être, avec une conviction profonde qu’affirmera haut et fort Le Temps retrouvé, paru cinq ans après la mort de Proust : « Par l’art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini, et qui bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont ils émanaient, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient leur rayon spécial. »

Voilà, bien entendu, qui ne peut que renvoyer au « Dossier du “Contre Sainte-Beuve” » que l’on découvre donc organisé à nouveaux frais en quatre grandes parties : « Sainte-Beuve », « Essai narratif », « Développements romanesques » (cette partie étant subdivisée en « Combray », « Swann », etc.) et enfin « Critique ». Quelques morceaux sont renvoyés en appendice, où sont également rassemblées une dizaine de lettres traitant du chantier en cours.

Si elle penche plutôt du côté de Bernard de Fallois que du côté de Pierre Clarac, cette nouvelle édition trouve son point d’équilibre en ce qu’elle est tendue par la perspective de la Recherche à venir. Elle garde en commun avec les deux précédentes de s’ouvrir sur le même texte majeur, considéré depuis 1954 comme la « préface » du Contre Sainte-Beuve. Figurant toujours en tête, ce texte ici n’est plus intitulé « préface » ou « projet de préface » mais plus sobrement « note sur l’intelligence », en référence à sa première phrase : « Chaque jour j’accorde moins de prix à l’intelligence ».

Loin de tout « anti-intellectualisme », la pensée proustienne demande à l’intelligence d’apprendre à libérer un instinct qui sans elle ne servirait à rien au créateur.

Esquissant la future scène de la madeleine, la dizaine de pages qui la constituent posent une pierre majeure dans l’édifice de la réflexion proustienne, réflexion qui n’est pas tant esthétique que consubstantielle au geste de création artistique (car la défiance exprimée à l’égard de l’intelligence concerne évidemment et très spécifiquement le geste artistique dans sa quête singulière d’une vérité qui n’a pas grand-chose à voir avec celles des philosophes ou des journalistes). Cette note, Proust lui-même la désignait sous l’intitulé « méfiance de l’Intelligence » et, en réalité, elle pourrait tout aussi bien et peut-être plus justement s’intituler « note sur l’instinct », puisque de sa première à sa dernière ligne l’enjeu du texte concerne la nécessité de rendre à l’instinct la « couronne suprême », ainsi que l’affirme la conclusion.

On ne peut, au passage, que regretter que cette nouvelle édition « Pléiade », appelée à faire autorité et en tout cas référence, ignore une variante considérable dans les toutes dernières lignes, variante découverte au détour des Soixante-quinze feuillets : « Car si l’intelligence (…) n’a dans la hiérarchie des vertus que la seconde place, il n’y a qu’elle qui soit capable de montrer, <d’apprendre> à <de proclamer que> l’instinct doit occuper la 1ère. » Des deux verbes ajoutés pour remplacer le très plat « montre », Bernard de Fallois n’avait conservé que « proclamer » qui claque comme un drapeau – mais « apprendre » relève d’une dynamique qui fait de l’intelligence non plus le sujet d’un constat mais le moteur d’un processus : et c’est une différence considérable. Loin de tout « anti-intellectualisme », la pensée proustienne demande à l’intelligence d’apprendre à libérer un instinct qui sans elle ne servirait à rien au créateur – et en vérité il faut un suprême effort de l’intelligence pour accorder dans le geste de création cette prééminence à l’instinct.

Reste qu’on aurait tort de négliger la dernière partie du volume, qui pourrait paraître davantage circonstancielle, la plupart des textes émanant d’un auteur dont l’œuvre est reconnue, célébrée, si elle ne sera jamais achevée. On y savoure bien des prises de positions, ainsi lorsqu’un journal l’interroge sur le « renouvellement du style » ; la réponse est expéditive, faute de temps dit-il, mais dans sa manière de contester la question posée elle est peut-être définitive tout aussi vite, pour qui voudra bien entendre réellement les dernières lignes dont nous ferons donc ici une conclusion toute provisoire (c’est moi qui souligne) : « Un seul trait ajouté (pour briller, ou pour ne pas trop briller, pour obéir à un vain désir d’étonner, ou à l’enfantine volonté de rester “classique”) suffit à compromettre le succès de l’expérience et la découverte d’une loi. On n’a pas trop de toutes ses forces de soumission au réel, pour arriver à faire passer l’impression la plus simple en apparence, du monde de l’invisible dans celui si différent du concret où l’ineffable se résout en claires formules. »

Marcel Proust, Essais, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », édition publiée sous la direction d’Antoine Compagnon avec la collaboration de Christophe Pradeau et Matthieu Vernet, avril 2022, 1992 pages.


Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

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