Littérature

Résonance poétique – à propos de Celui qui veille de Louise Erdrich

Critique

Composé de vignettes désarticulées les unes des autres, le nouveau roman de Louise Erdrich, Celui qui veille, témoigne de la civilisation amérindienne, de ses coutumes, de sa culture culinaire, de ses figures, de son rapport au corps et à la nature, et surtout de sa langue mystérieuse.

En lieu et place de Celui qui veille, titre du dernier roman de Louise Erdrich, lauréate du prix Pulitzer 2021, on pourrait penser que c’est plutôt elle qui veille au grain depuis plusieurs décennies : au grain de la voix amérindienne dont elle est l’une des plus célèbres représentantes, quoique ses origines soient mixtes, ojibwées mais aussi allemandes, canadiennes, qu’elle ait été élevée dans la religion catholique et qu’elle soit allée à l’université en Nouvelle-Angleterre.

Aussi ses connaissances du monde, de la culture et de la langue amérindienne sont-elles souvent indirectes, livresques voire universitaires même si ses parents enseignaient dans une école régie par le Bureau des affaires indiennes et qu’elle a grandi dans le Dakota du Nord qui comprend la réserve indienne de Turtle Mountain, sur laquelle vécut son grand-père et qui donne un cadre à ce récit.

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Pour comprendre l’histoire, il faut se référer à la postface d’Erdrich qui nous informe que son aïeul présidait le « conseil consultatif de la Bande d’Indiens Chippewas de Turtle Mountain » dans les années 50 et qu’il se battit contre la loi de « termination », terme heureusement éclairé par la traductrice dans une note d’introduction. Parfois traduit par « politique d’assimilation », « rupture », « cessation de tutelle » ou « liquidation des tribus », le mot désigne la suppression des tribus comme « entités collectives », ayant une « relation particulière » au gouvernement fédéral et leur reconnaissance comme « citoyens américains à part entière, avec les droits et obligations afférents ».

Dans sa postface, Erdrich dépeint cette « termination » comme un « désastre » ayant causé la perte de 570 000 hectares de terres et un dénuement total pour les tribus qui n’en tirèrent aucun bénéfice. Le livre rend donc hommage au combat mené par le fameux grand-père pour « se dépêtrer du long cauchemar que fut la termination » : un lointain souvenir des années 50 et 60, pourtant remis au goût du jour par l’administration Trump qui décida de « la relancer en cherchant à assimiler les Wampanoags, la tribu qui accueillit les Pères pèlerins du Mayflower et inventa la fête de Thanksgiving ».

Reprise de la lutte terminale donc, et de l’engagement de l’ancêtre, mais sous une forme fictionnelle, qui paradoxalement s’éloigne rapidement de l’activisme politique pour se centrer davantage sur le destin d’une jeune fille nommée Pixie Paranteau et déployer un roman d’apprentissage au féminin plutôt qu’une épopée tribale.

Peut-être un double de la romancière, « élevée en chippewa mais parfaitement à l’aise en anglais, initiée à l’essentiel du savoir de sa mère mais devenue catholique », Pixie travaille dans une fabrique de pierres d’horlogerie avec d’autres Indiennes, tout en vivant chez ses parents, entre sa mère Zhaanat, sans doute le personnage le plus fascinant de l’ouvrage, et son père veule et alcoolique, version caricaturale de l’Indien tel qu’il est conçu par un regard extérieur à la réserve. « De fait, les Indiens étaient généralement perçus par leurs voisins comme des gens malheureux, se terrant dans des habitations misérables ou sillonnant les rues, imbibés d’alcool et pétris de honte. »

Le temps narratif façonné par Erdrich semble presque étranger à toute linéarité et même progression.

Les aventures de Pixie commencent lorsqu’elle se lance sur les traces de sa sœur, récemment disparue, et gagne Minneapolis, en compagnie d’un soupirant croisé de manière fortuite pendant le voyage en train, Wood Mountain, un jeune boxeur. Erdrich use là des conventions littéraires de la jeune fille, naïve et inexpérimentée, exposée aux dangers de la grande ville : Pixie se retrouve employée dans un bar comme « aquaronne » où, affublée d’un costume de bœuf en plastique bleu, « le fidèle compagnon de Paul Bunyan, le bûcheron géant des contes populaires », elle doit se trémousser de façon suggestive dans un aquarium pour cinquante dollars la soirée.

L’initiation kitsch et grotesque trouve un pendant plus horrifique dans la découverte macabre et quasi gothique d’un lieu plus menaçant, où la sœur absente aurait pu séjourner et avoir été enlevée. « Un matelas infect, une couverture rongée, parfois des excréments, une odeur d’urine, une chaîne vissée au mur et, au bout de la chaîne, un collier de chien vide. »

À défaut de découvrir sa sœur, Pixie retrouve le bébé de celle-ci qu’elle s’empresse de ramener sur la réserve avec son chevalier-servant de boxeur, qui lui préférera pourtant, en toute fin, sa sœur Vera, revenue de l’enfer de son enlèvement. En termes d’intrigue, c’est à peu près tout, car le temps narratif façonné par Erdrich semble presque étranger à toute linéarité et même progression, favorisant davantage la stase, le retour cyclique ou la figure géométrique du tore. « Nous ne sentons pas le frottement du temps. Le temps n’est rien sinon tout. Il ne se réduit pas aux secondes, aux minutes, aux heures, aux jours, aux années. Cette substance sans substance, ce façonnement par fléchissement, ce gauchissement, c’est pourtant ainsi que se comprend notre monde. »

Le récit évolue ainsi par touches successives ou vignettes désarticulées les unes des autres, figurant comme des arrêts sur image du quotidien tribal, déployant un savoir singulier et inatteignable, comme une pensée primaire, magique et éternelle, essentiellement incarnée par la mère de Pixie. « L’intelligence de Zhaanat donnait le vertige tant elle était vaste. Il lui arrivait de savoir des choses qu’elle n’aurait pas dû savoir. L’endroit où un homme disparu était tombé au travers de la glace. Celui où une femme dérangée avait enterré son enfant mort de la diphtérie. La raison qui poussait un animal à s’offrir à un chasseur plutôt qu’à un autre. »

Dans l’univers d’Erdrich, la frontière entre réel et onirique, prosaïque et sacré, organique et spirituel, humain, animal et végétal est poreuse, livrant davantage un « continuum d’être », là encore comme le temps. « C’était ça, le temps. Tout se passait au même moment, et le petit esprit doré allait et venait dans l’élément sacré, vers l’avant, l’arrière, le haut et le bas. »

C’est une révolution du cadre spatio-temporel, mais aussi une expérience plus sensorielle et décentrée du vivant, où l’on pénètre à l’intérieur de la tête de chevaux qui viennent de consommer l’acte sexuel (« Le bal sauvage »), où l’on dort dans une grotte feuillue aux côtés d’un ours dont on entend « le lent gonflement et relâchement des poumons », où l’on suit la fabrication d’un porte-bébé en bois de thuya et de frêne, où les étoiles envoient des messages ou « pren[nent] des formes humaines et s’agenc[ent] de manière à indiquer la direction de l’autre monde » et où, selon certains rites funéraires, les morts sont « soigneusement enveloppés dans de l’écorce de bouleau puis suspendus haut dans un arbre ».

On peut être perturbé par la narration pointilliste, multi-vectorielle, polyphonique voire incohérente et inachevée du récit, la construction en mosaïque qu’Erdrich a plus volontiers décrite, pour ses autres romans, comme « un tas de compost », un empilement d’éléments hétérogènes qui finissent par s’agréger, se mélanger et devenir une terre qu’il faut humer, chanter et, pour les tribus menacées de « termination », conserver.

L’apprentissage singulier de Pixie dépeint dans une veine poétique, fabuleuse voire folklorique laisse alors place aux engagements plus collectifs de la réserve.

Mis bout à bout, les fragments de fiction forment de minuscules lopins d’anthropologie et témoignent de la civilisation amérindienne, de ses coutumes, de sa culture culinaire, de ses figures, de son rapport au corps et à la nature, et surtout de sa langue mystérieuse, en italique, qui résonne poétiquement dans les pages. Niinimoshenh, shaaah, gego babaamendangen, nishimenh, biinda’ookigan, mii’iw, baashkizige, biinda’oojigan, akiwensi, miskomin, zhooniyaa, ambe bi-izhaan omaa akiing miinawa. « De l’avis de Zhaanat, les problèmes avaient commencé quand on s’était mis à nommer les lieux d’après des gens – personnalités politiques, prêtres ou explorateurs – plutôt que d’après ce qui s’y passait – l’endroit où l’on rêvait, mangeait, là où venaient les animaux. La confusion qu’opéraient les chimookomaanag entre la terre éternelle et la brève existence des mortels était typique de leur arrogance. »

Comme si éthique, écologie et linguistique étaient liées et qu’il était encore possible de sauver la terre en la dénommant ou en la renommant et donner ainsi un sens plus pur au mot de la tribu. Cette leçon de sagesse intemporelle n’est toutefois pas dénuée d’une dimension historique qui s’incarne moins dans les personnages féminins que dans « celui qui veille », Thomas Wazhashk, oncle de Pixie et veilleur de nuit dans l’usine où elle travaille, nommé d’après un rat musqué industrieux qui « après le Déluge […] était parvenu à recréer la Terre. »

Dans les chapitres parallèles aux péripéties de la jeune fille se construisent, pas à pas, une réflexion, une résistance puis un plan d’action contre la résolution 108 de « termination » du Congrès, qui vont précisément se terminer par un voyage à Washington et terminer le roman. « E-man-ci-pa-tion. E-man-ci-pa-tion. L’idée, c’était de les libérer de leur statut d’Indiens. Les émanciper de leurs terres. Les libérer des traités que son père et son grand-père avaient signés, des traités censés durer toujours. Comme d’habitude, on cherchait à se débarrasser d’eux pour résoudre le problème indien. »

L’apprentissage singulier de Pixie dépeint dans une veine poétique, fabuleuse voire folklorique laisse alors place aux engagements plus collectifs de la réserve, à l’exégèse du texte de loi voté en 1953 et à une vision plus large de l’histoire amérindienne depuis les guerres menées contre l’expansion américaine du XIXe siècle jusqu’à l’existence « d’après le bison », sédentaire sur la réserve, une vie d’entre-deux, « tiraillée, écartelée sur un cadre, comme une tente de peau. » « Comment leur identité pouvait-elle dépendre d’un pays qui, les ayant vaincus, essayait par tous les moyens de les absorber ? »

D’où l’importance de la veille, comme vigilance romanesque accrue et lampe pointée en direction des ténèbres inquiétantes de l’assimilation afin d’éclairer un monde qui n’a pas encore tout à fait disparu, et exécuter, en guise de dernière ronde de nuit, un ultime pow-wow d’espoir et une suprême danse de vie.

Louise Erdrich, Celui qui veille, traduit de l’américain par Sarah Gurcel, Albin Michel, coll. Terres d’Amérique, 543 pages.


Béatrice Pire

Critique, Maîtresse de conférences-HDR en littérature américaine