Culture

Une balade au Moyen-Âge – à propos du « nouveau » musée de Cluny

Écrivain

Rouvert après deux ans de fermeture et dix de restauration, le musée de Cluny propose un nouveau parcours vivifiant, qui illustre parfaitement le renouvellement des questions que les historiens et le public, chacun à sa façon, peuvent se poser sur le Moyen-Âge.

Jeudi 12 mai, le Musée de Cluny a ouvert à nouveau ses portes. Après deux ans de fermeture et dix ans de restauration, nous avons la possibilité de le visiter. Je n’y avais pas mis les pieds depuis une soixantaine d’années et le moins que je puisse dire est que je n’en conservais pas un souvenir ébloui. Je n’étais donc pas à un jour près. Vendredi 13, ce serait parfait.

Après tout, c’est justement un vendredi 13 que Philippe le Bel avait choisi pour arrêter les Templiers et mettre la main sur leurs richesses, les brûler vifs pour présomption d’hérésie et de sodomie. Par nature, l’Histoire ne cesse de susciter notre curiosité et j’ai l’intuition que cette plongée dans le monde médiéval n’aura pas seulement l’intérêt de nous renvoyer à une période aussi passionnante que complexe, mais que cette curiosité pourra aussi se nourrir des échos de certains thèmes qui ont pris une certaine place dans le monde d’aujourd’hui où on entend tout et n’importe quoi sur ce lieu commun d’un récit national souvent réduit au désastreux statut de storytelling, sinon ravalé à une imposture voire à une farce.

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Ce matin-là, il fait grand beau rue Du Sommerard, avec un D majuscule parce que c’est le nom de Simon Nicolas Alexandre Du Sommerard, collectionneur zélé à l’origine de ce musée. Sa biographie justifierait un long paragraphe qui restera dans les limbes, car nous voici devant le pavillon d’accueil, adossé aux vestiges gallo-romains et aux murs de l’hôtel de Cluny. L’architecture est splendide, contemporaine, élégante façade composée de plaques de fonte d’aluminium, toutes différentes par la taille et le relief mais homogènes par leur ensemble, reprenant – paraît-il – le motif de dentelle de pierre de la porte tambour de la chapelle. Ce n’est déjà plus ce vieux musée qui constituait un noyau d’étrangeté dans un périmètre si familier, défini par « La Joie de lire », la librairie Maspero aujourd’hui disparue (aujourd’hui est une litote), le cinéma Champollion, la statue de Montaigne à la savate lustrée devant le square qui a pris le nom de Samuel-Paty, la première boutique du Vieux campeur.

Le musée propose un parcours à travers vingt-et-une salles qui donnent l’occasion d’admirer leur disposition, le pavement, les vues sur les thermes et le jardin. Ce parcours est chronologique, soutenu par une périodisation vivifiante que j’applaudis des deux mains, tout en rendant justice à la méthode précédente qui avait permis d’ouvrir le domaine des connaissances à l’imaginaire et aux réalités sociales, voire à l’événement si l’on songe au coup de maître réalisé par Duby avec Le dimanche de Bouvines. En tout cas, ce parcours représente un long Moyen-Âge pour reprendre l’expression de Jacques Le Goff à qui nous devons aussi bien le monumental Saint-Louis que L’invention du Purgatoire. Sans forcément le prolonger, comme lui, jusqu’au XIXe siècle, il remet en cause la vision, si elle existe encore, d’un Moyen-Âge par définition intermédiaire et, par essence, ténébreux.

On entre ainsi non sans émotion dans la première salle, le frigidarium, mot français qui désigne les bains froids. D’emblée, entre ces vieux murs et sous une voûte à une bonne douzaine de mètres au-dessus de nos têtes, on est saisi par l’harmonie des lieux et par la légèreté des panneaux de bois-ciment gris ardoise qui font partie du décor. Sur un côté, une grande baignoire semble à sa place. Elle date du IIIe siècle, elle est en marbre de Carrare et vient des jardins de la villa Borghèse à Rome, mais on ne sait pas avec certitude si c’est vraiment une baignoire ou un bassin pour les jardins de la villa.

Assis en rond autour d’une jeune conférencière, les enfants l’écoutent raconter l’histoire du savon ; une invention gauloise selon la conférencière et selon Pline, même si les Égyptiens en fabriquaient à base de graisse d’oie et les Celtes à base de cendres de bouleau, même si Ponge a inventé à son tour le savon littéraire. Il y a aussi une mosaïque, plus ancienne, en marbre, pâte de verre et terre cuite ; elle représente Éros, son carquois à l’épaule, chevauchant à l’envers un dauphin et tenant une tablette qui porte un message amoureux de Polyphème à Galatée ; enfin, on veut bien le croire, parce que c’est écrit et parce qu’il manque beaucoup de petits carreaux ; la notice nous apprend qu’elle a été trouvée en 1856 lors du pavement du boulevard Saint-Michel, qui gagnera dix ans plus tard son surnom de Boul’Mich, et je me rappelle avoir vu naguère le même dauphin dans les thermes d’Ostie.

Outre la baignoire et la mosaïque, le frigidarium présente les quatre blocs du pilier des Nautes. Dans un musée d’art moderne, on le prendrait volontiers pour une installation. Il a cinq bons mètres de haut et intrigue par les détails de l’interprétation qu’il suggère. Dès la première salle, on a ainsi le loisir de se balader à travers les siècles, on est conquis. Et c’est un autre livre, un tout petit livre si stimulant de la collection « Points – Histoire » des éditions du Seuil qui me revient à l’esprit, le Décadence romaine ou antiquité tardive d’Henri-Irénée Marrou. Ceci dit, à ce rythme, il faudrait sans doute un peu accélérer l’allure de la visite.

On se prend alors à rêver de toutes les histoires et de tous les récits que raconte ou sous-tend ce musée.

À la sortie de la salle 1, on aperçoit, posé contre le mur, le fragment de la dalle funéraire d’une abbesse. Elle est humble, elle date de la fin du XIIIe siècle, elle a les mains jointes vers le ciel, la tête coiffée d’un voile, le visage triangulaire de certaines sculptures anciennes. Puis ce sont d’autres dalles, d’autres abbés, qui font bien quatre mètres de haut et nous accompagnent à la salle 5.

Inondée de lumière par un plafond de verre, elle regroupe les sculptures de la cathédrale Notre-Dame de Paris, supprimées en 1793 et retrouvées, quelques-unes en 1839 dans le mur d’une exploitation de charbon dans le 13e arrondissement, la plus grande part en 1977 lors de travaux dans la cour d’un hôtel particulier du 9e arrondissement. C’était la fameuse galerie des rois ; rois de Juda ou rois de France, en calcaire lutécien, très érodé, avec des traces de polychromie qu’il faut bien chercher, têtes la plupart encore couronnées, le nez écrasé, la barbe fleurie ; d’autres têtes : des apôtres, une reine qui serait Esther, une tête d’ange qui m’évoque, mais ce n’est pas le moment d’une digression, le sourire de l’ange de Reims. Adam tient compagnie aux rois ; c’est « le premier Adam » ; il est du XIIIe siècle, sur le modèle antique, doté non seulement d’une feuille de vigne mais de tout un pied de vigne qui ne semble pas trop l’encombrer. Et on regrette beaucoup que la première Ève, qui lui faisait pendant, ait disparu.

Ensuite, on peut relever que « des orfèvres virtuoses irriguent l’Occident de formes nouvelles » en même temps que « l’art romain exerce encore sur eux, en retour, une influence considérable ». Tout se mêle, l’influence byzantine, les peuples barbares, à savoir Wisigoths, Alamans, Francs, etc, tout se tient, on admire l’interpénétration des cultures et des civilisations et on aimerait prononcer une espèce d’éloge des bienfaits de ce que les abrutis notoires nomment le grand remplacement.

Puis, on navigue à vue d’œil entre la renaissance carolingienne et les vitraux de la Sainte-Chapelle. Les pièces exposées sont nombreuses, quelques-unes ont davantage retenu mon attention. On ne m’en voudra pas, je l’espère, de les citer dans le désordre : un suaire prêté à Charlemagne parce qu’il vient d’Aix-la-Chapelle, en or, ivoire et soie, où un aurige sur son char reçoit la couronne de la victoire ; le grand retable de Stavelot, qui représente la descente de l’Esprit saint le jour de la Pentecôte, en cuivre repoussé et doré, les auréoles en émail azuré ; un coffret en ivoire à la gloire de l’amour courtois, pour son seul couvercle où des dames décochent des fleurs en guise de tournoi amoureux ; une Vierge à l’enfant, dont la Vierge et l’enfant ont perdu la tête, mais la Vierge comme alanguie dans un fauteuil en osier avec un coussin sous les fesses, un autre sous les pieds.

Quant à la Sainte-Chapelle, on ne se lasse pas de rappeler qu’elle a été édifiée pour abriter les reliques de la Passion achetées très cher par Saint Louis, venues à dos de mulet depuis Venise, réceptionnées et expertisées à Sens avant la dernière étape en barque sur l’Yonne et la Seine, saluées par une foule bigrement impressionnée. Et on se prend alors à rêver de toutes les histoires et de tous les récits que raconte ou sous-tend ce musée.

La salle 11 abrite une rose d’or offerte jadis par le pape Jean XXII pour le quatrième dimanche du Carême, pourquoi pas. Elle a été achetée en 1854 au trésor de la cathédrale de Bâle pour enrichir les collections du musée de Cluny et ce fut un achat judicieux à en juger par la finesse de la branche, des tiges, des feuilles, des corolles, et par le bouton de verroterie bleue qui aurait remplacé un saphir. À sa manière, la rose d’or pourrait illustrer le faux débat souvent hypocrite sur les origines chrétiennes de la France, bien résumé par Paul Veyne : ce n’est pas le christianisme qui est à l’origine ni à la racine de la France et la religion n’en est pas la « matrice », plus simplement une composante.

À l’étage, on est accueilli par Saint Pantaléon comme dans l’église vénitienne du quartier de Dorsoduro. Mémorable, moins par le plafond presque aussi vaste qu’un terrain de football, même si le peintre y a passé vingt-cinq ans de sa vie et s’y est tué à la tâche, que par la toile de Véronèse. Un double miracle y advient : la guérison d’un enfant et la peinture elle-même. Ici, notre Pantaléon est plus jeune ; il est du XIIIe siècle et il tient dans sa main droite ce qui pourrait être un scalpel ; sur les neuf boutons de sa veste, qui sont des carrés vert péridot et des ronds bleu azur, il en manque quatre.

Non loin, un panneau évoque très opportunément le style « international » de l’art français au XVe siècle, le situant après la défaite d’Azincourt, dans le contexte d’affaiblissement de la France que le traité de Troyes promet à un roi anglais (Henry V qui dira sous peu : « il faut, moi et mon cœur, que nous délibérions un instant »). Beaucoup d’images sont liées à cette détresse qui pousse les individus vers les saints et les reliques, empruntant aux formes gothiques et à la nouvelle conscience de l’espace italienne. Le tableau reliquaire de la Crucifixion en émail bleu et à bordure gemmée en témoigne. Pour autant, pas de danse macabre à Cluny, comme par exemple à Pinzolo, dans la région de Trente, cet extraordinaire enlacement de la mort et de l’évêque, au premier tiers du XVIe siècle.

La balade continue, scandée par les surprises que nous réservent des kyrielles d’objets dans des vitrines. Au passage, je remarque un pied reliquaire qui a un petit côté surréaliste avec l’inscription en latin CI DEDANS EST LE PIED DE SAINT ADALHARD, ABBE. Renseignement pris, Adalard était un cousin de Charlemagne, homme de guerre, d’église, de gouvernement et de lettres, ce qui fait beaucoup, et saint patron des jardiniers.

La salle 18 est dévolue aux armes en général et aux targes en particulier (qui sont donc des boucliers, je le vois bien, mais je ne connaissais pas le mot) en carton et cuir peints ; une main du prophète brandissant un sabre, pour l’une ; une à décor de croissant islamique, pour une autre ; une troisième, à la hongroise, destinée aux cavaliers légers, a une forme asymétrique qui protège la partie gauche du corps, puisque la droite porte une lance, et qui protège aussi la nuque ; je me rappelle soudain la fin du film Robin des Bois où le méchant sir Godfrey a le cou traversé par une flèche. Une cotte de mailles aux anneaux à grain d’orge brille dans un coin ; nous avons vu la même, ou à peu près, au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg.

En somme, ce musée est un enchantement pour l’esprit.

Et, comme dans tout musée qui se respecte, on peut regarder des bijoux et de la vaisselle, ici des céramiques hispano-mauresques. Des jouets égayent le paysage : des petits soldats de plomb (pour les garçons) et des pièces de dinette en étain (pour les filles), un beau jeu d’échecs (pour les garçons et les filles) en os et noyer teintés, ébène, ivoire. Les tissus sont traités par rotation comme la jachère, trois mois à la lumière avant de retourner trois ans à l’obscurité pour les préserver.

La Dame à la licorne fait exception. Si elle a le statut de vedette, tout reste une question de goût et elle peine à effacer le souvenir de la communale quand il fallait s’échiner à dessiner un troubadour au lieu d’aller jouer aux osselets dans la cour de récréation. Toutefois, je dois reconnaître que la salle est majestueuse, sombre, sans ouverture, mais avec des sièges bienvenus pour la contemplation. Six tapisseries à fond rouge sont accrochées ; ce sont les cinq sens, dans l’ordre, le toucher, le goût, l’odorat, l’ouïe, la vue ; la sixième est dite « mon seul désir » comme on le lit sur le bandeau de la tente et elle reste énigmatique, à moins de considérer simplement que ce sixième sens puisse être le cœur.

Quelques peintures varient les plaisirs, mais que ce soit le panneau de cinq mètres sur deux où la famille Jouvenel des Ursins est en prière ou une Vierge à l’enfant peinte par le maître de Moulins à la toute fin du XVe siècle, elles n’ont pas cet éclat qui nous a fait battre le cœur autrefois dans les pinacothèques italiennes. En revanche, j’ai été sensible à la dimension muséographique et on ne devrait pas quitter les lieux sans regarder attentivement Vue intérieure du frigidarium, sa double veduta, la maîtrise des lumières et des ombres, les personnages qui nous y ont précédés. La toile a été peinte par Etienne Bouhot quand le musée a ouvert. Largement ignoré aujourd’hui, Bouhot s’était fait la main dans la décoration des appartements de Bonaparte, puis il avait acquis le sens de la perspective dans l’atelier de l’inventeur des panoramas.

En somme, ce musée est un enchantement pour l’esprit. Par sa vocation, il brasse toutes les périodes de l’Histoire. Par ses collections, il illustre parfaitement le renouvellement des questions que les historiens et le public, chacun à sa façon, peuvent se poser sur le Moyen-Âge. Le musée propose aussi une cafétéria qui déborde dans la magnifique cour d’honneur, ensoleillée ce vendredi 13, éclairée par un cadran solaire gravé en 1674 avec la devise NIL SIN NOBIS. Ajoutons qu’il est gratuit tous les jours pour les jeunes et tous les premiers dimanches du mois pour les vieux.

Musée de Cluny, 28 rue Du Sommerard, Paris, ouvert tous les jours sauf le lundi de 9h30 à 18h15.


Bernard Chambaz

Écrivain, Poète

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