Art contemporain

La performance ou le crime des possibles – sur l’exposition « Tout dans le cabinet mental »

Critique

Entrez dans le cabinet mental, au Crédac, parcourez cet espace d’exposition marqué au sol par un quadrillage de scotch blanc. Ce quadrillage a quelque chose d’autoritaire : il aligne les œuvres, tend le sol d’un mur à l’autre, imprime sur lui les carreaux des verrières qu’il répète. Il verrouille l’espace. Mais c’est un simple scotch, déplaçable à l’envi. Sa disposition provisoire rappelle le temps du montage. Dans le cabinet mental, le « montage » ne cesse jamais puisqu’il est exposé, et fait l’objet de l’exposition. Dans le cabinet, tout peut donc se retracer.

« Tout dans le cabinet mental », la nouvelle exposition du Crédac curatée par le bureau d’études TOGETHER UNTIL _ __ (what)* ? rassemble les œuvres de plusieurs artistes plasticien·nes, et propose une programmation dense de performances et d’interventions de théoricien·nes. Le cabinet mental s’installe dans la grande salle comme une réflexion théorique et pratique partagée autour des rapports politiques et sociaux que l’art, dans ses formes plastiques et sa performance, entretient avec les espaces de l’institution. Nous y sommes invité·es et réinvité·es, pour travailler au long-cours et ensemble les questions posées par l’exposition – ou plutôt, pour poser en commun la question des économies de l’exposition.

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Le premier geste du bureau d’études consiste à transformer l’accueil par l’institution en occupation de l’institution. Il faut rappeler que les membres du bureau, Flora Bouteille, artiste performeuse, et Cassandre Langlois, chercheuse et curatrice indépendante, avaient déjà occupé les lieux en mars et avril 2021. Lors de cette forme de résidence informelle elles s’étaient approprié tous les espaces du Crédac. Elles y avaient mené une série d’entretiens et d’expérimentations « dédiés à l’expérimentation de dispositifs et à la production de connaissances sur les arts performatifs ». De ce moment, il subsiste une trace dans l’exposition : une photo au mur, mettant en scène un espace d’entretien installé alors dans le Crédakino. Il s’agissait alors aussi d’un lieu d’échange, de passage et de progression – toujours en mouvement.

À côté de la photographie au mur, une sorte d’isoloir en acier, avec table haute, stylo et questionnaire, est au mur à disposition des visiteurices : les questions continuent d’être posées et occupent visuellement le mur, à mesure que les gens scotchent les feuilles A4 à côté de l’isoloir.

L’occupation ne se limite pas à ces façons de formuler les choses ; elle prend aussi la forme (plus que la formule) des œuvres plastiques, et d’un marquage au sol qui tapisse entièrement l’espace : un quadrillage de scotch blanc, et deux vastes tapis de danse blancs également. Les sculptures et les objets produits par les artistes occupent l’intérieur des cases, suivent les lignes, les chevauchent parfois. Une haute sculpture de Victor Yudaev, en forme de silhouette aux chaussures imposantes, prend un grand carré comme si le scotch s’était levé pour lui laisser prendre place.

Ce quadrillage a quelque chose d’autoritaire : il aligne les œuvres, tend le sol d’un mur à l’autre, imprime sur lui les carreaux des verrières qu’il répète. Il verrouille l’espace. Les perpendiculaires, la régularité orthonormée des cases, donnent la sensation tranchante d’ancrer les choses au sol, et par la même occasion de nous ancrer depuis le sol. Que signifie cette façon d’abscisse, cette façon « d’ordonner » le terrain ?

L’espace préoccupé

Entrer dans le cabinet mental, c’est aussi parcourir un espace pré-écrit, où il ne semble pas y avoir de non-lieu. Une place est forcément corrélée à une autre. Dans le sens intime et animal d’une toile d’araignée, c’est comme si les œuvres de l’autre bout de la salle pouvaient sentir nos déplacements ici, et comme si l’on pouvait percevoir jusque dans nos pas et dans notre peau la position exacte des un·es et des autres. Elles sont là comme des nœuds ou des irruptions étranges, forcément co-dépendantes dans cette tension généralisée de la ligne. Pourquoi parler de toile d’araignée plutôt que de rangements, de repères ? La toile tisse le lien comme un texte, et trame l’intrigue comme un tableau. Le lieu où se déploie l’araignée, en sa maison. Dans la toile, les œuvres sont installées et sont chez elles ; que sommes-nous alors dans cette fatale zone de tension ? Les proies ou les intrus·es ?

Visiteurices, nous enjambons forcément les lignes ou nous arrêtons dans les cases. Parce que nous franchissons littéralement la règle, dérangeons le terrain balisé en traçant notre propre parcours, nous voilà invité·es à chercher la limite. Quelles sont les places et les règles de ce lieu, qu’est-ce qu’elles autorisent, interdisent, admettent ou refusent ? Les tapis de danse et la table basse où des livres sont mis pour consultation invitent à se poser, se mettre à terre. Il faut simplement enlever ses chaussures pour entrer dans cet espace blanc. Ce geste microscopique, et pourtant relativement peu courant dans un espace d’exposition, assigne au lieu une fonction, en associant au corps une façon de se tenir. Dans l’espace, il ouvre une possibilité – celle, simplement, d’être pieds nus ou en chaussettes, de se défaire de quelque chose pour entrer dans une situation corporelle plus intime, plus relâchée. Dans sa curieuse façon d’ouvrir plutôt que de fermer les possibilités, cette règle anodine est finalement analogue au quadrillage du sol.

Ces gestes minusculement signifiants font saillir un ensemble de lignes invisibles, qui préoccupent l’espace. Celles qui caractérisent nos façons d’être, de regarder, d’occuper nous-mêmes les lieux ; qui définissent au fond ce que nous appelons les institutions. Elles garantissent un ensemble de comportements dans lesquels nous évoluons insensiblement – et qui n’apparaissent qu’au moment où nous rencontrons d’autres règles, d’autres dispositions, d’autres limites ou d’autres possibilités. Le travail du bureau d’études permet de les rendre palpables et d’en même temps exposer leur mutabilité et leur porosité. Au quadrillage rectiligne du scotch se superposent ainsi, dans la lumière qui traverse la grande verrière de la Manufacture des Œillets, les ombres diagonales des carreaux qui se déplacent de façon continue et courbe avec les rayons du soleil – une invitation à prendre la tangente.

Entre assises et déplacements, l’institution se figure comme toujours en jeu. Ce dévoilement rejoué de l’ensemble de la structure est bien une performance, sinon la performance : une façon de présenter tout le possible par l’activation de certains possibles. Dans « les temps de repos » de l’exposition, le scotch au sol contient potentiellement tous les gestes imaginables. Mais activé par les performances, ses potentiels sont d’autant plus perceptibles ; le marquage rythme alors activement les déplacements et les pauses, permet l’intervention de faits et gestes, de faits de paroles.

Flora Bouteille, artiste membre du bureau d’études, propose ainsi une série de performances participatives dans lesquelles le quadrillage est le support d’indications, d’ordres, d’échanges, de rencontres incongrues des corps. Tout·e spectateurice peut ajouter son vouloir, son histoire, son point de vue. Comme le scotch au sol dessine une trame qui pourrait être le support de n’importe quel narratif, l’écriture de ces pièces admet ainsi l’émergence d’une infinie possibilité d’actions et de parole, imprévues par l’autrice, auxquelles il faut se rendre – ou résister.

La performance se donne ainsi à son tour comme une féroce machine de dévoilement : quelques comédiens, quelques thèmes, protocoles ou phrases placés ici et là, un déroulement scandé par quelques étapes suffisent à générer dans les entre-deux de chacune de ces décisions de nouveaux faits. Les comédiens ne jouent pas entièrement – ils et elles perdent la main sur le déroulement des choses chaque fois qu’une personne du public décide de la reprendre. Nous pouvons rejoindre, participer, et aussi renverser les choses et nous approprier la performance. Nous pouvons être désarçonné·es par la machinerie des vouloirs qui nous pousse à faire des gestes, dire des vérités ou des mensonges dont nous ne nous croyions pas capables. Nous pouvons toucher et voir des corps qui, hors de la performance, n’auraient jamais pu approcher les nôtres.

Le groupe de participant·es se constitue au fil des volontés de chacun·e, des manières qu’elles trouvent à s’accorder entre elles autour de narratifs communs, et dans une négociation permanente. Ordonner, demander, inviter ; forcer, refuser, inciter. Déplacer, se déplacer, agir. Faire, laisser faire, se laisser faire. Ce sont autant d’outils qui élaborent soudainement des projections diverses dans l’espace. Des moments-clefs surgissent : des instants de violence, de mise à nu, de gêne, de rire et d’entraide. Les manières dont, pour une raison ou une autre, le groupe se constitue autour d’une action ou d’un accord, ou alors se trouve dispersé par son propre désaccord, l’émergence de dissidences et de tensions.

Quant aux performances théoriques, elles explicitent les rôles (en regard) de l’institution et des méthodes artistiques (œuvres ou performances) dans l’existence et le dévoilement de ces rapports politiques. Elles sont aussi participatives, cherchent à déterminer les limites, pour mieux imaginer le renversement, la révolution, le refus, la transgression. Elles se saisissent de la matière brute des pièces performées, pour la réarticuler à des horizons théoriques, ou au contraire démentir nos façons habituelles de théoriser l’art. Toutes ces projections mentales densifient l’espace du cabinet autant que les œuvres et le jeu des performances.

Tout (ce qui) peut se passer

Les marques ne balisent donc pas le terrain, n’assignent pas dans les cases, ne rangent pas les œuvres ; c’est un simple scotch déplaçable à l’envi. Sa disposition provisoire rappelle le temps du montage, au sein du lieu généralement acté de l’exposition. Pendant le montage (le temps passé à se demander où placer les choses) les choses sont potentiellement partout, et nulle part. Ce rappel n’est pas une coquetterie, il ne s’agit pas de laisser la trace symbolique d’un moment de fabrication préalable. Dans le cabinet mental, le « montage » ne cesse jamais puisqu’il est exposé, et fait l’objet de l’exposition.

Tout au long de son installation au Crédac, le bureau d’études curateur du cabinet mental ne cesse de rejouer le terrain. L’espace (mental, physique) n’en a donc pas fini de bouger : champ de pensée, terrain de jeu, table au hasard d’un jeu de dé, ou échiquier que les pièces arpenteraient en stratèges. Parfois, le bureau rajoute ou retire complètement une œuvre de l’espace d’exposition, d’un jour sur l’autre. Parfois, ce déplacement appartient directement aux œuvres, par leur fonction ou leur matérialité.

L’installation d’Aapo Nikkanen, What is your long term goal in life ?, composée d’une série de voiles de soie ou en biomatériaux finement ouvragés, fait sas à l’entrée. C’est un rideau curieux, qui ne s’ouvre pas, mais flotte doucement dans le courant d’air de la porte ; un rideau qui, transparent, ne cache pas mais active la distance entre le reste de l’exposition et le public arrivant, trace la limite du lieu, mais de façon poreuse, légère et discrète. Cette impression d’ouverture et de fluctuation ne saurait se réduire à la matérialité douce de l’œuvre : plus loin, la lourde sculpture de métal de Victor Villafagne produit le même effet trouble. Ancrée au sol, comme un socle aux plans biaisés et aux arêtes aiguës, elle déploie autour d’elle une série de possibilités tranchantes, de glissements, de reflets et de projections imprévues. Sa présence est augmentée par le jeu des performances, dans lesquelles elle pourrait intervenir, ou non – on découvrira alors comment.

Les chaises, objets fonctionnels, bougent plus encore. Elles sont à disposition du public, mais dans le champ de vision, à la portée du corps comme les œuvres des artistes. Dans l’une des performances théoriques organisées par le bureau d’études, la théoricienne de l’art et curatrice Nora Sternfeld imagine ainsi les revendications des pièces les unes entre les autres : « et nous les chaises, pourquoi ne prétendrions-nous pas aussi à ce statut d’œuvre d’art, puisque nous sommes là dans l’exposition ? Puisque nous recevons, asseyons les réflexions ? »

L’une d’elles accueille par ailleurs une autre sculpture de Victor Yudaev : un personnage accroché-adossé à l’une des chaises, l’ensemble rappelant cet exercice de confiance et de gymnastique à deux, où deux personnes tiennent en chaise l’une dos à l’autre. De façon analogue, les performances généreront à leur tour des exercices mentaux et physiques de confiance à deux, à plusieurs, ainsi que des moments de méfiance et d’épreuve.

Outre ces quelques sculptures, une série d’objets fabriqués par les artistes effacent un peu plus les frontières entre le mobilier et l’œuvre exposée. Dans la grande salle se comptent deux tables en acier, l’une haute et l’autre très basse, à ras-le-sol. À voir leurs finitions, soudures, la matérialité lourde et nuancée du métal, ce sont des sculptures ; mais ils appartiennent au design par leurs fonctions – la petite table accueille des documents théoriques, à consulter sur un grand tapis de danse – et ce sont des outils, des instruments, et des lieux – la grande table accueille ainsi les corps des comédien·nes et des participant·es lors des performances publiques, se rapprochant ainsi de la fonction première des chaises revendicatives.

En cadrant, plaçant tous ces items (œuvres, livres, mobilier) au sol, le scotch trame tout, intrigue et piège tous les possibles évoqués plus haut. Il fait des choses exposées, les traces de ce qui n’est pas (encore) réalisé. Dans le cabinet, tout peut donc se retracer, y compris le futur ; au sens d’une enquête à mener pour retrouver des gestes à faire. C’est une expérience du temps absolument paradoxale, puisqu’elle est aussi passée que future. Cette disposition singulière montée par le bureau d’études fait à mon sens toute la puissance poétique du cabinet mental – en entendant bien dans le mot de poésie celui d’une fiction (poièsis), c’est-à-dire d’une façon (du façonnement) des choses. C’est une révélation dans l’autrement, dans la densité d’un temps de l’entre-deux : entre passé et futur, entre passif et actif, entre ce qui est institué et ne l’est pas ou pas encore. Entre désir et refus, projection et action, nous évoluons parmi les traces de ce qui arrivera. C’est la scène d’un crime à retracer, et à venir.

Il ne s’agit pas de dramatiser excessivement les performances en amenant d’emblée l’horizon ultime du crime ; il s’agit de considérer que l’horizon ultime contient l’ensemble des possibles, et entendre dans le mot « crime » son étymologie grecque kríno : séparer, trancher, distinguer, choisir, trier ; puis résoudre, expliquer, juger, interpréter, critiquer. La performance, comme la pensée critique, déploie tous ces gestes-là, ainsi que l’on peut en faire l’expérience d’une pièce à l’autre dans le cabinet mental. Performer, c’est se préoccuper ; c’est perpétrer comme un crime la préoccupation de tous les possibles.

« Tout dans le cabinet mental », par le bureau d’études TOGETHER UNTIL _ __ (what)* ?, présenté au Centre d’art contemporain d’Ivry – Le Crédac, jusqu’au 10 juillet 2022.


Rose Vidal

Critique, Artiste