Art contemporain

Concordance des temps – sur The Morning After de Douglas Gordon à l’Institut Giacometti

Critique d'art

Une réinterprétation des travaux modernistes d’Alberto Giacometti par l’artiste contemporain Douglas Gordon : c’est l’objet de l’exposition The Morning After qui nous invite à découvrir les possibles dialogues de l’un avec l’autre, de l’un contre l’autre, de l’un sur l’autre. Dans le faux atelier de Giacometti comme dans l’œuvre de Gordon se joue une volonté de faire coïncider deux époques dans la production d’un artiste ou dans sa mémoire.

Artiste de la manipulation, du détournement et de l’évocation, Douglas Gordon trouve dans les espaces de l’Institut Giacometti, en face du cimetière du Montparnasse, et ce n’est pas sans raison, un parfait terrain de jeux et de références. Ici, l’exposition The Morning After nous invite à regarder conjointement les œuvres contemporaines de Douglas Gordon et les travaux modernistes d’Alberto Giacometti.

Il y a, de fait, dans l’idée de Douglas Gordon, une volonté de provoquer un basculement de la fiction pour la confronter à notre réalité, une volonté de travailler au-dessus de l’œuvre, du lieu, pour l’occuper autrement. L’entrée dans l’Institut Giacometti se fait justement selon ce modèle, par la reproduction de l’espace de l’atelier du sculpteur suisse, dans les exactes mêmes proportions et habité de sculptures de l’artiste déplacées. Une complète mise en scène pour de vraies proportions et de vrais travaux.

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Dans le faux atelier de Giacometti, comme dans l’œuvre de Douglas Gordon se joue cette concordance des temps, une volonté de faire coïncider deux époques dans la production d’un artiste ou dans sa mémoire. Dans le travail par intertexte et par paratexte proposé à l’Institut Giacometti, s’écrit un miroir de l’artiste de Glasgow. Ainsi, nous sommes invités à découvrir les possibles dialogues de l’un avec l’autre, de l’un contre l’autre, de l’un sur l’autre.

Une œuvre en palimpsestes

De fait, il y a dans cette pensée des expositions à l’Institut l’idée d’une liaison ou d’un travail de citation. Programmé à la suite d’une conversation avec l’œuvre de Sade et d’une exploration par Annette Messager, c’est dans le dialogue d’une création par fragments que nous invite Christian Alandete, ancien directeur artistique du bâtiment. Une forme de biais pour le dévoilement de l’œuvre du sculpteur suisse qui se compose ici par allusion. Le travail par évocation et par suggestion amène Douglas Gordon à nous positionner en spectateur et d’une certaine manière en regardeur de l’œuvre de Giacometti, à l’image de l’ensemble des Pièces à conviction spécifiquement réalisées pour l’exposition.

À cet endroit, l’artiste se présente à nous en visiteur de l’Institut qu’il explore et vient situer temporairement. Alberto Giacometti (1901-1966) demeure un auteur inclassable des mouvements modernistes. La position de Douglas Gordon (1966) offre une singulière réponse à travers un ensemble prolifique, fortement marqué par le Zidane, un portrait du XXIe siècle, qu’il réalise en 2006 avec l’artiste français Philippe Parreno. Écrire une œuvre sur une autre, mettre en dialogue ou en partage, dans cette mission nécessairement chargée de mots et de pensées s’écrivent, non loin de la tombe de Brâncuși, les lignes de cette exposition épurée.

Les premiers pas dans l’Institut font résonner les mots de Marguerite Yourcenar « Le coup d’Œil sur l’Histoire, le recul vers une période passée ou, comme aurait dit Racine, vers un pays éloigné, vous donne des perspectives sur votre époque et vous permet d’y penser davantage, d’y voir davantage les problèmes qui sont les mêmes ou les problèmes qui diffèrent ou les solutions à y apporter. » À la formule massue de cette citation vient répondre le lieu, son organisation mais aussi le réceptacle de l’Histoire, de l’œuvre et de la pertinence du site. Ce regard vers le passé par le biais du présent semble composer un passage dans l’œuvre dont un chapitre s’écrirait avec Douglas Gordon. On le sait, de 1930 à 1935, Giacometti est membre du groupe surréaliste auprès d’André Breton, une expérience qui l’emmène du cadavre exquis à l’usage des opiacés en passant par l’influence de l’inconscient dans la création.

Dans le Minotaure, Giacometti affirme : « Je n’ai réalisé que les sculptures qui se sont offertes tout achevées à mon esprit. » L’artiste sera le témoin de Breton à son mariage. Il est courant de lire qu’il cherchera avec ce dernier, au décès de son père, un réconfort paternel et qui l’emmène paradoxalement dans une exploration libidineuse marqué par ces rencontres. Le groupe surréaliste fut pour lui un tremplin qui lui permit de rencontrer peintres et écrivains de son temps, de publier dans de nombreuses revues et d’exposer avec les artistes qui le composent. Une consécration pour un solitaire endurci. Travailler en « palimpseste », comme le propose dans l’ouvrage éponyme Gérard Genette, signifie littéralement réécrire sur une œuvre dont l’écriture première a été partiellement effacé. Il appartiendrait ici à l’Institut, comme aux œuvres elles-mêmes, de se faire parchemin, martyre ou récit, et de nous donner par ce biais une nouvelle lecture des œuvres par une forme de réécriture du psychique.

Main dans la main

De fait, l’échange entre les deux artistes se fait par un lien tactile ou symbolisé comme tel. À l’image de la couverture de l’ouvrage du catalogue The Morning After, les travaux effleurent et supportent une œuvre par l’autre. L’image nous permet de découvrir une main de Douglas Gordon portant une tête sculptée de Giacometti. Dans notre rétine s’écrit un premier regard sur une fonction transitive de l’œuvre mais aussi sur la matérialisation de la rencontre, dans un interdit du « toucher » propre à la création et à l’appréhension des travaux d’un artiste.

Alors, la série de mains, et de bras produits pour l’occasion nous renvoient à cet effleurement des travaux des uns et des autres, probablement aussi à cette indicible disparition du sens de la caresse dans les mois de la résidence de Douglas Gordon à l’Institut, marqué par la crise sanitaire et l’éloignement social. Miroir de cet isolement, le jeune Giacometti est, durant ses quatre années de compagnonnage avec le groupe surréaliste empreint d’une forte sexualisation de sa production, de son vocabulaire et des formes qu’il revêt. Il compose durant ces années beaucoup d’objets aux formes abstraites et à forte connotation charnelle, à l’image de cette corne phallique hérissée de pointes qui sera nommée « objet désagréable ». On la retrouve photographiée par Man Ray dans les bras, de nouveau, d’une femme.

Forme d’icône mal taillée, les doigts effondrés de Douglas Gordon, comme les ongles brisés s’écrivent ici en écho des silhouettes minérales du sculpteur de Bregaglia. L’objet travaillé au creux de la paume de la main et qui y revient ici est exposé comme s’il était protégé dans un autre habitat. En jouant avec toutes ces formes, Alberto Giacometti apprivoise l’inquiétant de sa sexualité comme Gordon semble y répondre par l’étreinte de l’œuvre et de l’objet. La psychiatre Monique Aumage dans son mystérieux article, Giacometti, la quête de l’objet perdu (2012) raconte les improbables rêves du sculpteur, « Rappelons-nous ses jeux et rêveries d’enfance. Il allait se réfugier dans une petite caverne, après être passé par une fente qui le laissait tout juste passer alors : « tous mes désirs étaient réalisés. »

À la période des neiges, il rêve de se construire un igloo : « je m’imaginais cet [igloo] très chaud et noir ; je croyais […] éprouver une grande joie… […] J’aurais voulu passer là tout l’hiver, seul, enfermé ». Mais « mon désir ne se réalisa jamais ». Il rêve également d’une isba en Sibérie, pour les mêmes raisons : « très souvent, je me transportais mentalement à cet endroit. » On retrouve ici un artiste constructeur de concept, celui qui met en image un lieu qui accompagne l’imaginaire pour lui donner à voir un univers mental. C’est ce qui semble se dessiner dans The Morning After, dans ce lendemain brouillon de l’histoire de l’art.  

Dialogues impromptus

Que nous indique cette rencontre générée au sein de l’Institut, entre les livres et les archives, dans un domaine de recherche et d’analyse de l’œuvre « qui marche ». En parcourant l’exposition et les œuvres de Giacometti je suis amené à me rappeler cette coutume, ou plutôt cette habitude, qui faisait que, dans la Grèce Antique, on attachait les sculptures la nuit de peur qu’elle s’en aille. Une façon aussi de conserver l’œuvre avec soi. S’accaparer cette thématique du bras et de la main n’est pas nouveau dans l’œuvre de Douglas Gordon, depuis les travaux Tatoo de 1994 jusqu’à l’intrigante série Three Inches (1997).

Dans cette dernière, un doigt de l’artiste est noirci lors de la prise de vue, ce dernier nous partage un souvenir d’enfance des années 70, à Glasgow faisant suite à une série d’attaques à l’arme blanche dans les rues de la ville. En conséquence, les forces de l’ordre menacèrent de réprimer violemment et physiquement ces attaques. Plusieurs dizaines d’années ensuite, la jambe et le bras viennent avec insistance se rencontrer dans l’Institut parisien, à l’image de cette main moulée qui se pose, sans vraiment la toucher, sur la cheville d’une sculpture de Giacometti, un membre complet juste tenu pour quelques instants par le contemporain.

De même cet ermitage de la paume d’une main, les Pièces à conviction, jouent ici une partition connue. Elles nous invitent à réfléchir sur les regards et les échanges rendus possible par de telles démarches. Alberto Giacometti dans un entretien radiophonique de 1953 avec Georges Charbonnier parle de ses méthodes de production, du rapport à l’imagination mais aussi à la diversité des médiums.

En cela, un véritable pont semble se poser entre les œuvres, plus dans un imaginaire du faire que de l’exposer. En envisageant chaque sculpture comme un tableau : « Toute grande sculpture est peinte », l’artiste suisse ouvre probablement la voie à ce regard sur un travail depuis l’inconscient. Celui-ci sera poursuivi, par le vidéaste, dans ses remakes ou encore dans le tatouage programmatique de son bras : « Trust me » (Tatoo, 1994)

 « Qu’est-ce qu’une statue ? »

Telle est la question que semble se poser Giacometti dans l’ensemble de sa carrière. Il y soumet le regard sur son œuvre, sur l’objet mais aussi sur cet incompressible temps qui sépare la pensée d’une œuvre et de sa réalisation. Pour lui, « l’objet se forme dans l’imagination et la réalisation n’est d’aucune difficulté. Je voudrais que l’on puisse faire réaliser une œuvre par un autre et serais plus satisfait. » En cela, pourrait-on voir dans l’œuvre du sculpteur le véritable contemporain d’une méthodologie mise en œuvre par Marcel Duchamp à travers le ready-made ou encore de cette séparation interne à l’œuvre contemporaine entre la conceptualisation et la réalisation.

Le ready-made, le « déjà fait », ou comment le nominalisme fait oeuvre par sa simple expression et son concept, séparant l’objet de son usage. The Morning After nous offre pour partie une réponse, entre autres dans la présentation de l’œuvre de Douglas Gordon A Divided Self I and II (1996). Ici deux bras, l’un imberbe et l’autre couvert de poils, semblent s’affronter l’un pour le contrôle de l’autre. Poussés dans un affrontement de soi avec soi, l’œuvre met en lumière avec une grande simplicité ce débat de nos démons internes, des imaginaires non résolus et, parfois seulement, créatifs. Alors, L’Homme qui marche, la statue attachée et retenue de peur qu’elle ne fuit, maintenue à travers les âges par cette faible main de l’artiste contemporain, nous renvoie au biais de l’œuvre d’art pour saisir la réalité mais aussi les non-dits inhérents à nos propres psychés.

En quittant l’exposition, de nouveau face au cimetière Montparnasse, je repense à l’œuvre de 1999 de Douglas Gordon, Through a Looking Glass. Dans cette dernière, à partir de la scène mythique de Taxi Driver (1976) « You talkin’ to me ? » l’artiste y joue de la désynchronisation des deux plans et deux séquences. Cet exercice, Christian Alandete se l’applique, jouant ici d’une double temporalité. Cette mystérieuse superposition déclenche dans la vidéo un effet de vertige, malheureusement absent à l’Institut. L’œuvre de Giacometti répond rarement à la perte de contrôle du héros schizophrène d’une fresque transhistorique.

Alberto Giacometti / Douglas Gordon, The Morning After, présenté à l’Institut Giacometti jusqu’au 12 juin 2022.


Léo Guy-Denarcy

Critique d'art