Art contemporain

Passivité et éclat – sur « Le Musée sentimental d’Eva Aeppli »

Historienne de l’art

Née en 1925 et morte en 2015, l’artiste suisse Eva Aeppli demeure, malgré son influence sur la scène contemporaine actuelle, trop peu montrée. En consacrant une importante monographie à celle qui fut proche de Jean Tinguely, Niki de Saint Phalle ou Daniel Spoerri, et soutenue par Pontus Hultén, le Centre Pompidou-Metz révèle une nouvelle fois sa précieuse singularité.

Décidément, il arrive que certains (et certaines) artistes soient moins aimables que d’autres. Ils ou elles n’ont pas le goût pour l’archive bien ordonnée, n’ont pas mis en place leur catalogue raisonné, n’ont pas eu d’intenses correspondances philosophiques qui seraient parfaitement classées dans des fonds de bibliothèques, avec des cotes précises. Ces artistes n’ont pas hésité à détruire, ont aimé se délester et se débarrasser. Voire accepté d’arrêter, de ne plus produire, de se mettre en retrait.

On ne les trouve d’ailleurs pas dans les grosses galeries et dans les foires internationales, il n’existe aucun estate si précieux à leur nom, bref il faut aller fouiner un peu pour avoir envie de les montrer à nouveau. Eva Aeppli (1925-2015) fait partie de celles et ceux-là, et le Centre Pompidou-Metz la met aujourd’hui à l’honneur dans une rétrospective joliment intitulée « Le musée sentimental d’Eva Aeppli », imaginée par Chiara Parisi et Anne Horvath.

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Pour les connaisseurs des groupes d’artistes gravitant autour de Jean Tinguely, Niki de Saint Phalle et Daniel Spoerri, Eva Aeppli n’est pas une inconnue ; on sait qu’elle a été d’abord mariée au premier, amie de la deuxième, amante du dernier, proche de toute façon de tous lorsque le quatuor (à géométrie plus que variable, suivant les amitiés et liaisons amoureuses) vient habiter à Paris au milieu des années 1950. On la sait défendue, à partir de ce moment, par le très dynamique conservateur du Moderna Museet puis du Centre Pompidou, Pontus Hultén.

Elle expose dès le tournant des années 1960 dans des galeries puis des institutions réputées : Iris Clert (1959), Felix Handschin et Galerie J (1965) puis au Moderna Museet en 1968. Dans le catalogue de 1965 à la galerie J, Dino Buzzati écrit d’elle : « Il ne m’a fallu que cinq minutes pour me rendre compte qu’il s’agissait du plus extraordinaire spécimen d’artiste que j’aie jamais rencontrée. Un phénomène tellement hors du commun qu’il est étonnant qu’elle ne soit pas encore mondialement connue… » Eva Aeppli, qui aimait à se définir comme « éleveuse de sorcières », était très nettement entourée de bonnes fées.

Mais tout au long de sa vie, l’artiste a résisté, et s’est clairement méfié des mots, les siens comme ceux qu’on lui attribuait. Le catalogue de l’exposition s’ouvre sur de rares pensées de l’artiste, rédigées pour une lettre adressée en 1999 à une universitaire, Małgorzata Białoń-Treit, qui préparait alors une thèse de doctorat sur son travail : « La plupart des gens (par exemple les critiques, etc.) se contentent de lire ce qui a déjà été écrit sur l’artiste au lieu de regarder et de penser par eux-mêmes. » On ne connaît quasiment aucun entretien d’elle, à peine une conversation à la radio suisse quelques années avant son décès, de maigres propos recueillis, guère quelques lettres.

Elle-même, pourtant, a développé pendant plusieurs années un travail d’écriture intense, qui s’est ramifié au gré de supports variés et pour certains intrigants. Pendant des années, elle brouille les pistes en distribuant des cartes de visite la présentant tout sauf artiste ou écrivaine : elle est « représentante du club international des limaces abandonnées », « prix Nobel du déménagement », « dompteuse de vampires et autres bêtes féroces », « consultante et experte en Wouzi-Wouzi » et surtout « ex-sculpteur ».

En 1989, elle publie Le mot tombé du ciel, recueil de nouvelles dont la plus frappante, « Les mots inutiles », commence par ces phrases :
« Un jour tout changea pour les habitants du village […] : chaque mot prononcé ou écrit inutilement tombait sur le sol, et y restait, excepté les llougllougreugreu des bébés.
Il est facile d’imaginer à quelle vitesse s’accumulaient les mots. Pensez seulement à ce que la télévision débite dans une seule soirée, et vous pouvez voir aisément les spectateurs ensevelis avant la fin.
C’était devenu une question de vie ou de mort. Dans les maisons et les bureaux, toutes les pièces étaient remplies de A à Z. Le marchand de journaux étouffait.
Il fallait prendre les choses en main. »

Et surtout, présentés en conclusion de l’exposition au Centre Pompidou-Metz, les quinze Livres de vie, d’immenses cahiers tenus par elle de 1954 à 2002, compilant traces de son existence et de son travail sur près de cinquante années : on y trouve des photographies de ses amis, des télégrammes, des lettres, coupures de presse, reproduction de ses œuvres, cartons d’invitation, dessins d’enfant, cartes à jouer, fleurs séchées et encore tant d’autres scories assemblées en une sorte de puissant flux, comme une manière de résister au temps.

Au début des années 1950, elle commence à réaliser des marionnettes particulièrement terrifiantes, aux visages durement marqués et aux doigts démesurés comme des tubercules de pommes de terre.

Leur lecture est semblable à une plongée dans les amitiés artistiques d’Aeppli, avec les missives délicates de Jean-Pierre Raynaud ou de Pontus Hultén, et les énergiques lettres de Niki de Saint Phalle (« la Force la terreur »), encourageant son amie à créer et à résister : « Nous ça va bien. Mais si tu détruis encore des tableaux on te tue ! Non on te tue pas ça te ferait trop plaisir. Autre chose beaucoup plus TERRIBLE ! », ou « Je t’embrasse des millions de fois et s’il y a des gens qui t’emmerdent EMPOISONNE-LES ».

Le texte, chez Eva Aeppli, honoré lorsqu’il touche à la poésie, au mystique et à l’intime, rejeté dès lors qu’il prend les apparences du langage universitaire ou journalistique, est une des voies d’entrées vers un travail essentiellement pictural et sculptural, présenté en nombre dans l’exposition messine. Refusant une chronologie peut-être quelque peu inopérante pour une artiste qui a réalisé des séries sans achèvement définitif, les commissaires ont choisi de mettre en valeur aussi bien la part la plus connue du travail plastique d’Aeppli – les grands mannequins en tissu – que sa peinture, peut-être plus difficile à regarder aujourd’hui.

Quelques éléments de contexte s’imposent : née en 1925 dans une famille suisse dont le père est un des membres fondateurs de l’école Steiner de Bâle, elle étudie l’art et rencontre Jean Tinguely dans les années 1940, tandis que la guerre lui inflige sa crudité et sa laideur – pendant celle-ci, ses parents accueillent des enfants juifs tandis que l’adolescente découvre avec horreur le premier récit de camp de concentration, Die moorsoldaten (1935) de Wolfgang Langhoff.

Au début des années 1950, elle commence à réaliser des marionnettes particulièrement terrifiantes, aux visages durement marqués et aux doigts démesurés comme des tubercules de pommes de terre. Les marionnettes se vendent mal, ce qui, selon Pontus Hultén, n’était « pas difficile à comprendre, sachant qu’elles terrorisaient les adultes aussi bien que les enfants ». Au début des années 1960, elle se consacre à la peinture à l’huile, particulièrement torturée et sombre, dont la répétition du motif de l’autoportrait verse dans une forme de kitsch doloriste.

Les visages émaciés ne cessent de vomir, de grincer, de s’effondrer dans un univers aux camaïeux de brun, de gris et de noir. Les photographies de charnier, qui ont bouleversé la jeune artiste, s’incarnent jusqu’à la nausée. Très certainement, ces peintures ne seront pas revues de sitôt dans les musées, et c’est aussi toute la qualité de l’exposition du Centre Pompidou-Metz : ne pas privilégier les seuls (et très impressionnants) mannequins, pour permettre de comprendre comment une œuvre se déploie dans le temps.

Dans les années 1970, l’artiste se débarrasse des corps pour ne sculpter désormais plus que les têtes, et parfois des mains seules, immuablement désarticulées.

Les mannequins, justement, venons-y : c’est évidemment la partie la plus saisissante de cette rétrospective, et ce d’autant plus qu’on a choisi de les présenter sans socles, sans garde-fous qui nous placeraient immédiatement à distance. Réalisées à partir du milieu des années 1950, ces grandes figures à taille humaine rembourrées de kapok et habillées de soie semblent directement sorties des peintures. Mais avec leurs robes longues monochromes, leurs cicatrices imposantes qui leur zèbrent le visage et le cou, leurs orbites généralement creusées ou leurs yeux cousus, elles ne sont plus uniquement l’expression la plus suintante du mal-être.

Elles deviennent des sortes de divinités endormies ou vigilantes, jamais érotiques ni réconfortantes, ayant semble-t-il pour mission de veiller ou de méditer, les mains le plus souvent croisées sur leurs genoux. La plupart sont chauves, êtres hybrides portant majoritairement des prénoms féminins : Yvette, Ida, Célestine, Pélagie… D’ailleurs l’artiste aime les appeler ses « mémés », quand elle ne les nomme pas « macchabées ». Le chef-d’œuvre d’Eva Aeppli, La table (1965-1967), montre douze personnages réunis autour non du Christ, mais de la Mort. Cette fois, quasiment toutes ont les yeux écarquillés, comme hypnotisés par leur hôte sinistre, leurs visages brodés de fils de laine tendus. Les regards ne se croisent jamais, seules les robes se frôlent sans que les mains se rencontrent, comme si ces mannequins matérialisaient une solitude infinie.

Dans les années 1970, l’artiste se débarrasse des corps pour ne sculpter désormais plus que les têtes, et parfois des mains seules, immuablement désarticulées. Le textile fait place à d’autres matériaux, notamment le bronze, avec la série Les Planètes (1990), qui reprend des têtes réalisées quinze ans plus tôt en soie bourrée de kapok. Les coutures strient toujours les visages comme de violentes balafres. Eva Aeppli a d’ailleurs aimé coudre avec des aiguilles courbes qu’utilisent les chirurgiens mais chez elle, les points de suture demeurent. Les années 1990 marquent une reconnaissance institutionnelle, alors qu’elle-même crée une fondation philanthropique, la Myrrahkir Foundation, pour lutter contre la pauvreté.

Réagissant au questionnaire de Proust à la fin de la décennie dans son quatorzième Livre de vie, elle répond, à la question « si vous n’étiez pas vous, qui voudriez-vous être » : « Quelqu’un qui aurait la force, l’intelligence, la bonté de cœur nécessaire pour combattre d’une manière passive ou éclatante toute cette merde affreuse sur la terre ». Jusqu’à son décès en 2015, il est possible de voir Eva Aeppli comme ayant été cette combattante « passive ou éclatante », par ses œuvres silencieuses et mystérieuses, de la noirceur de son temps.

Il faut aujourd’hui cependant se réjouir d’avoir la chance de pouvoir découvrir cette exposition dans un lieu qui est très clairement une des institutions culturelles publiques les plus engagées : là où certaines se repaissent d’expositions « waouh », pour reprendre un terme bien connu du marketing le plus crasse, le Centre Pompidou-Metz révèle encore ici sa grande singularité. Il endosse même un rôle que beaucoup d’autres musées rechignent à faire, à savoir un engagement en faveur d’artistes trop peu montrés et sur lesquels tout demeure à faire. En France, où elle a passé l’essentiel de sa vie, les collections publiques ne détiennent que trois œuvres d’Eva Aeppli : dont le Groupe de 13 (1968), importante installation conservée par le Centre Pompidou et l’Hommage aux déportés (1976) intégré au Cyclop de Milly-la-Forêt, deux dons de l’artiste.

Cette rétrospective apparaît donc comme un juste hommage à l’artiste suisse, avec un parcours de visite agréable et non suffocant. Même s’il est possible d’éprouver une certaine réserve face à la confrontation constante de ses œuvres avec celles d’artistes entretenant des rapports parfois ténus avec son travail, d’autres rapprochements s’avèrent fertiles. Montrer Eva Aeppli au Centre Pompidou-Metz, c’est rappeler que l’histoire de l’art n’est pas composée que de génies flamboyants aux auras écrasantes étouffant l’historiographie. Autrefois, on aurait dit avec dédain qu’il existait également des « artistes mineurs » ; aujourd’hui, peut-être pourrait-on parler d’artistes fragmentaires, venant elles et eux aussi apporter des pièces de puzzles éclatés, et qui nous manquaient.

Le « Musée sentimental d’Eva Aeppli » présenté au Centre Pompidou-Metz jusqu’au 14 novembre 2022.


Camille Paulhan

Historienne de l’art, Professeure à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon