Littérature

Ghost Writer – sur Autoportrait aux fantômes de Didier Blonde

Critique

Depuis 40 ans, Didier Blonde utilise la puissance germinative des traces et des restes pour construire ses enquêtes et ses fictions – entre le vrai et le faux, le passé et le présent, la vie et les films : récupérant des images incomplètes, des adresses fautives, des inscriptions à moitié effacées, il nous emmène à sa suite pour nous montrer que nos vies pourraient se vivre et se raconter autrement, dans un monde ou l’action serait la sœur du rêve.

Dans le prière d’insérer des Vases communicants (les Cahiers libres, 1932), André Breton répondait à la souveraine amertume de Charles Baudelaire (la « Révolte » des Fleurs du mal, 1861) en récusant l’opposition entre « l’action » et « le rêve » [1]. Dans le livre lui-même, il cherche à comprendre l’apparition de vampires dans un rêve, et la met en rapport avec ce carton célèbre du Nosferatu de Murnau (1922) dans sa « traduction » française : « Quand il fut de l’autre côté du pont, les fantômes vinrent à sa rencontre[2]. » En filigrane de cette inquiétude, transparaît l’idée qu’on s’est trompé sur le rapport entre contenant et contenu, entre le fond et la forme, le jour et la nuit, l’action et son envisagement : Jean-Paul Sartre aura des mots d’une violence extrême contre cette révision des partages connus.

publicité

Autoportrait aux fantômes de Didier Blonde s’ouvre sur le même fameux récitatif : c’est l’une des trois citations qui organisent son livre. Après le franchissement du pont, les oppositions se défont : les fantômes comme les rêves se prêtent non pas à la transcription, traduction, rationalisation de quelque phénomène qui devrait rester séparé de l’expérience ordinaire – au contraire le rêve et ses fantômes se donnent à interpréter comme on interprète un rôle ou une partition, comme on réalise un scénario. Quelle que soit la nature des événements pris en charge, l’écriture de Didier Blonde s’occupe de ce qui se passe au franchissement du pont…

Autoportrait aux fantômes est donc un drôle de livre d’images : faisant de l’histoire de la littérature et du cinéma une histoire de passages furtifs et de disparitions (Fantômas, Arsène Lupin, Les Vampires), il récapitule un parcours personnel tissé de rémanences fantomales (Leïlah Mahi 1932, La Chambre verte, la Suzanne Grandais de Un amour sans paroles, Le Figurant, etc.), sans que la réflexivité du portrait ou l’évocation de ses propres livres se fassent redite ou arrêt sur image : dans le miroir l’action continue, formulant ce que l’on peut faire des images qui nous fascinent parfois en nous piégeant peut-être.

L’auteur ne conserve de ces histoires que les principes actifs, soustraits aux beaux échafaudages de l’intrigue aristotélicienne ou hollywoodienne.

Disons-le tout de suite, il n’est pas nécessaire de s’intéresser aux fantômes, vampires, et autres zombies au sang rose et sucré de l’industrie des images pour être concerné par ce livre : on comprend vite que les histoires traitées par Didier Blonde s’occupent de nous – obliquement. Ayant commencé sa carrière comme « écrivain anonyme » – prêtant sa plume à l’écriture d’un roman policier dont il n’a « inventé que les phrases » –, Didier Blonde est resté dans l’ombre pour surprendre les configurations invisibles qui organisent notre réalité, guetter les formes subreptices animant des histoires de contrebande jamais bien racontées : « un ghost writer » de sa propre vie comme de la nôtre.

L’Autoportrait procède à un regroupement des aventures, livres et films qui constituent Didier Blonde, dont il a lui-même fait des livres, et qui sont ici décapés jusqu’à leur version première, sans adjectifs et sans détours : dans une stricte économie lexicale et syntaxique, c’est le pas à pas d’enquêtes et de collectes qui deviendront « peut-être » une suite de faits – mais sans égards pour les lignes principales retenant ordinairement l’attention des biographes, historiens et romanciers. Quel peut être l’intérêt de ces résumés pour un lecteur qui ne les identifie pas nécessairement comme tels ? Justement, l’auteur ne conserve de ces histoires (de Fantômas à Arsène Lupin, de Suzanne Grandais à Gene Tierney, de Laura à Madame Muir) que les principes actifs, soustraits aux beaux échafaudages de l’intrigue aristotélicienne ou hollywoodienne.

Dans ces histoires, ce qu’il retient c’est l’anomalie, la rupture, la disparition suspecte, ou le retour incomplet – permettant de les re-configurer entièrement, y compris les mieux connues. S’impose alors immédiatement la transitivité d’un propos volontairement égarant : contrairement à l’autofiction à la française, dont la finalité est de noyer chaque vie particulière dans l’océan des lieux communs, le texte n’essaie pas de rapatrier, ni de ramener la vie à la mort, mais plutôt d’alerter notre vigilance et nous forcer doucement à reprendre, ré-écrire, refaire l’histoire – la nôtre après la leur, à partir de données raréfiées, et remaniées. Comme la vie racontée n’a pas de fin, le miroir racontant n’a pas de fond : dans sa profondeur se disposent les énigmes.

Parfaitement balisé de références qui sont toujours traduites, c’est pourtant à la turbulence des repères qu’invite Autoportrait aux fantômes, à la trahison temporaire des étiquettes nominales, comme y invite cet autre ghost writer célèbre, qui construira son œuvre en effaçant les noms propres pour que chaque lecteur ou lectrice puisse s’appliquer à soi-même les mécanismes qu’il décrit : « on ne peut plus lire les noms effacés » sur les pierres tombales, constate avec nostalgie le narrateur de la Recherche du temps perdu à l’extrême fin du Temps retrouvé, qui est un autre commencement puisque, pour reprendre la reformulation très économique de Gérard Genette, « Marcel devient écrivain » [3].

À partir de la mort augmenter la vitesse et redonner vie.

Les livres de Didier Blonde évoquent l’écriture proustienne (il s’agit de déployer l’expérience dont on avait une connaissance limitée par nos capacités de perception), mais aussi l’enquête policière (régulièrement le personnage-narrateur collecte les indices de ce qui sera peut-être une histoire quand il aura fini son travail), et encore l’écriture transfictionnelle et l’extension d’univers (parce qu’il modifie la cartographie des histoires que l’on connaît). Son Carnet d’adresses comprend des noms de fiction et des noms authentiques ; de sorte que le livre compose un univers mixte où l’on peut croiser – disons sur l’île Saint-Louis – aussi bien Charles Swann (le célèbre « célibataire de l’art » de Marcel Proust) que Claude Lantier (le grand peintre de L’Œuvre d’Émile Zola) : ils étaient voisins quai d’Orléans – et désormais nous traversons une ville où ils existent pour de bon. Sang d’encre pour tout le monde et alphabet partagé, dans l’espace textuel re-balisé par Didier Blonde, nous sommes comme eux et parmi eux.

De la célèbre « inconnue de la Seine », il ne reste qu’un moulage fascinant : « Tout le monde la connaît, mais personne ne sait rien. C’est comme si la célébrité avait effacé son identité. » Mais le narrateur de Didier Blonde refait l’enquête : cela ne deviendra jamais un récit, parce que les faits sont mal faits, et les articulations restent vides – mais en chemin il fera des rencontres, de sorte que son histoire à lui se love dans les circuits vacants. Forme blanche et page vide, le masque devient allusion sans objet ou creuset des possibles – et c’est le charme paradoxal des fantomisations de Didier Blonde : à partir de la mort augmenter la vitesse et redonner vie (L’Inconnue de la Seine, 2012[4]).

À travers cette histoire se formule l’énigme de n’importe quelle femme, de n’importe quel visage : « Comme un miroir, qui n’appartient à personne, se prête seulement à celui qui s’y contemple, l’Inconnue renvoie chacun à sa propre conscience. » (p. 84) Mais devenue très sélective sous cette conduite, notre conscience vibre différemment désormais – et la sensation est vertigineuse : l’alignement des phrases trace une ligne de crête, nous guidant entre deux abîmes, donnant à chaque manifestation de la vie l’intensité d’un évitement de la mort.

La ré-organisation du champ de vision opère d’une façon différente dans Le Figurant (Gallimard, 2018). Le personnage-narrateur – figurant sur le tournage de Baisers volés au printemps 1968 – enquête 40 ans plus tard sur le destin d’une figurante dont il s’est épris à l’époque et dont il a très vite perdu la trace. Pas pour lui mais pour nous, le récit se construit alors comme une reprise-extension d’univers, loin des écritures sous contraintes plus ou moins déguisées (Mademoiselle Bovary, Madame Homais), ou encore des fanfictions qui colmatent fébrilement les interstices de la fiction première. Il s’agit plutôt de reprendre le monde et ses histoires par les contre-allées, pour en modifier les priorités, et en proposer une version différente, attentive aux restes comme aux resté.e.s : « Je me suis concentré sur des détails de l’arrière-plan, ces petites scènes dispersées aux quatre coins du décor qui racontent d’autres vies parallèles, pour m’arrêter sur une silhouette, ou sur son visage, à elle, tourné vers moi. » (p. 36-37) On pense évidemment aux observations « infra-ordinaires » de Georges Perec (très présent dans Autoportrait aux fantômes), mais plus encore à la construction proustienne du monde – qui aurait été vécu et raconté d’une façon, dont certaines versions auraient surnagé, mais dont il est possible de reprendre l’histoire autrement à partir du même décor, avec les mêmes personnages, en testant une autre répartition des forces, et surtout d’autres options narratives.

C’était aussi le modus operandi d’un livre très différent : pas de miroir, pas de portrait dans Le Lieu du crime, pas de figurant mais des figures dont il s’agit d’interrompre l’exécution en stoppant le défilement des images, en sélectionner une et tout refaire avant et après, et ainsi « revenir à la puissance terrifiante de la vieille lanterne magique […][5] ».

Didier Blonde, Autoportrait aux fantômes, Gallimard, février 2022, 144 pages.


[1] « Certes je sortirai, quant à moi, satisfait / D’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve. » (« Le Reniement de saint Pierre »)

[2] André Breton, Les Vases communicants, I, Éditions des Cahiers libres, 1932 ; repris dans Œuvres complètes, tome II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 101-215).

[3] « Il était triste pour moi de penser que mon amour auquel j’avais tant tenu, serait, dans mon livre, si dégagé d’un être que des lecteurs divers l’appliqueraient exactement à ce qu’ils avaient éprouvé pour d’autres femmes. », Marcel Proust, Le Temps retrouvé, 1927 ; repris dans Œuvres complètes, tome IV, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 481.

[4] Le Nom de l’inconnue, Paris, Régine Deforges, 1988 ; repris sous le nouveau titre, Paris, Gallimard, 2012.

[5] Le Lieu du crime, La Pionnière, collection « en regard », 2009, p. 9.

Jean Cléder

Critique, Maître de conférences en littérature générale et comparée à l'Université Rennes 2

Rayonnages

LivresLittérature

Notes

[1] « Certes je sortirai, quant à moi, satisfait / D’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve. » (« Le Reniement de saint Pierre »)

[2] André Breton, Les Vases communicants, I, Éditions des Cahiers libres, 1932 ; repris dans Œuvres complètes, tome II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 101-215).

[3] « Il était triste pour moi de penser que mon amour auquel j’avais tant tenu, serait, dans mon livre, si dégagé d’un être que des lecteurs divers l’appliqueraient exactement à ce qu’ils avaient éprouvé pour d’autres femmes. », Marcel Proust, Le Temps retrouvé, 1927 ; repris dans Œuvres complètes, tome IV, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 481.

[4] Le Nom de l’inconnue, Paris, Régine Deforges, 1988 ; repris sous le nouveau titre, Paris, Gallimard, 2012.

[5] Le Lieu du crime, La Pionnière, collection « en regard », 2009, p. 9.