Jacques Villeglé, poète de la rue
Comment définir la peinture de Jacques Villeglé ? D’abord, elle n’est même pas ce qu’on pourrait appeler de la peinture. Elle n’est pas peinte par la main de l’auteur et elle invente d’autres pratiques que celles qui sont habituellement associées aux techniques du pinceau et de la toile. Alors, rangeons Villeglé sous l’étiquette-valise d’artiste plasticien. Ajoutons, marcheur, objecteur, lacérateur, colleur, décolleur, à forte tendance poétique et littéraire.
Villeglé est né le 27 mars 1926 à Quimper. Il a la trentaine lorsqu’il affirme ses recherches et expose pour la première fois à Paris, en 1957, galerie Colette Allendy. Depuis, son travail plastique fait l’objet de plus de 200 expositions personnelles en Europe, en Amérique, en Asie et en Afrique. L’artiste participe à des manifestations collectives sur les cinq continents.
Fin des années cinquante, un peu partout dans le monde, souffle un vent de remise en question qui va fortement agiter les années suivantes. Il ne s’agit pas de courants d’air mais de profondes bourrasques. Il ne s’agit pas de points de détails mais de contestations radicales. Il ne s’agit pas de petits arrangements entre amis mais de changement général. Un certain nombre de créateurs veulent de nouvelles manières de travailler et de vivre sur la scène artistique. Vie est le maître mot qui vient bousculer les normes en place, valorisées dans le monde de l’art. La part la plus vivante de la peinture prend les chemins de traverse et saute par-dessus les barrières des classifications. Des peintres se détournent de l’atelier, ils refusent de s’enfermer devant leur chevalet, ils mélangent le dedans et le dehors, l’interne et l’externe, ils descendent dans la rue. Tout leur paraît intéressant à capter dans le quotidien de masse qui est en train d’envahir l’espace des villes à peine sorties de la pénurie. Les Américains sont dans le tape-à-l’œil et dans la profusion du Pop Art, les Français ont encore des relents des ruines de la guerre.
Villeglé se tourne vers les façades, les panneaux d’affichage, les murs des couloirs et des stations de métro. Voilà qu’un gigantesque et formidable langage de formes, de couleurs, d’écriture de textes se met à sa disposition, sous ses mains, sous ses yeux. Regarder. Faire attention. Il suffit de regarder, de faire attention à la vie, telle qu’elle est en train de devenir, artificielle, spectaculaire… et populaire… La vie de tout le monde, celle de tous les jours, celle que la majorité des peintres ne voient pas dans leurs ateliers, perdus qu’ils sont dans leurs odalisques, leurs bouquets de fleurs, leurs poissons rouges, leurs amoureux qui volent dans le ciel, et leurs abstractions à répétitions. C’est le rôle de l’artiste d’appliquer son œil et son cerveau sur la surface des choses banales et ordinaires et de les rendre uniques. C’est le rôle de l’artiste de les donner à voir, comme si c’était la première fois, comme si aucun autre ne s’y était attelé avant lui.
C’est exactement ce que fait Jacques Villeglé quand il s’empare des affiches lacérées. Il n’a que faire de prendre la haute posture du créateur inspiré et génial, à la riche et puissante vie intérieure. La démesure de l’égo n’est absolument pas son truc. S’il devait tenir un rôle, ce serait plutôt celui, plus neutre et plus modeste, du témoin, enquêteur, promeneur, sociologue amateur. Il se conduirait un peu à la façon d’un ethnologue, d’un archéologue, ne voulant pas en rajouter, intervenant le moins possible, prenant les choses telles quelles, les prélevant, les récoltant, les notant. Les sciences humaines ont la cote. Les termes de linguistique et de structuralisme sont sur les lèvres de l’air du temps. Le roman de Georges Perec, Les Choses, est publié en 1965 et obtient le prix Renaudot la même année. Dans les milieux de l’art, la notion de ready-made fait progressivement tâche d’huile.
Jacques Villeglé est traversé par la culture de masse, donc par l’anonymat.
Pour Jacques Villeglé, les affiches sont un formidable réservoir d’images, de couleurs et de textes. Ce sont des tableaux qui existent déjà, tout faits. Pourquoi saturer les cimaises de tableaux abstraits ou figuratifs, alors que ces tableaux sont déjà là, fabriqués, imprimés sur papier, assemblés sur les murs de nos villes ? Réclames, publicités, spectacles, slogans, les affiches font partout des poèmes de couleurs sur les panneaux et sur les murs. Collées les unes contre les autres, les unes sur les autres, déchirées, malmenées, fragmentées, les affiches racontent des histoires de temps qui s’écoule, de rêves par procuration, de désirs canalisés, d’économie, de politique et de culture. Le travail de Villeglé consiste à s’emparer de l’affiche. Il faut agir vite, de façon cachée, clandestine. Une fois l’affiche lacérée en sa possession, il se refuse à agir plastiquement sur elle. En réalité, la seule et véritable intervention de l’artiste, au-delà du choix de la récolte, se borne au cadrage, c’est-à-dire au découpage dans l’affiche arrachée.
Les affiches lacérées dont s’empare Villeglé ne sont la création de personne en particulier. Elles sont l’œuvre de mains de passage, de traces, de marques, de graffitis, le tout associé au hasard, aux aléas des conditions climatiques. L’artiste est à la tête d’une production sans limites, qui ne lui appartient pas. Il est traversé par la culture de masse, donc par l’anonymat. Les affiches que prélève Villeglé ne sont pas de lui. Elles sont le résultat du « lacérateur anonyme », selon son expression. Lui-même se considère comme un artiste anonyme. Et, au début, il aura le plus grand mal à apposer sa signature. Il ne s’y soumettra que comme une incontournable concession aux lois du marché.
Au fond, ce qu’il fait, n’importe qui pourrait le faire. N’est-il pas en train de scier la branche sur laquelle il est assis ? Si l’art appartient à tout le monde, à quoi bon l’acheter et le collectionner. Que le monde de l’art se rassure, ce que veulent les collectionneurs, les galeries et les musées, ce sont des productions authentiques, vérifiées… et signées. Peu importe si elles sont le fruit des interventions du « lacérateur anonyme » dont le nom restera à jamais inconnu. Peu importe si l’art appartient à tout le monde. L’histoire de l’art est faite d’apparentes contradictions, d’incompréhensions momentanées, de malentendus effacés. Elle s’accommode fort bien des paradoxes et même s’en réjouit.
Ce qui est formidable, c’est que Villeglé a toujours gardé sa drôlerie, son esprit poétique. Reconnu par Pierre Restany qui l’intègre, en 1960, au mouvement des Nouveaux Réalistes, il a su ne pas se laisser entamer par les redites et les répétitions. Disons qu’il s’est répété avec envie, avec désir, avec fraîcheur.
N’oublions pas que l’artiste Villeglé, qu’on a un temps jugé d’avant-garde, subversif, anarchiste, n’est pas tombé de la dernière pluie. Il a un long passé derrière lui. Il est né Jacques Mahé de La Villeglé, d’une ancienne famille de notables en Bretagne. Il a étudié la peinture et le dessin à l’école des Beaux-Arts de Rennes où il a fait la connaissance de son ami et complice de vie entière Raymond Hains. Il étudie ensuite l’architecture aux Beaux-Arts de Nantes. Il récolte à Saint-Malo des débris du mur de l’Atlantique qu’il considère comme des sculptures à part entière.
Tout ceci pour vous dire qu’il possède en lui sa Bretagne natale et formatrice. Le centralisme parisien ne l’impressionne pas. Il n’en est aucunement victime. Il est un être doté d’une indépendance forcenée et fuit toute espèce de dominance. Loin de la prétention et de l’autosuffisance, il a viscéralement ancrées en lui la marge et la non hiérarchie. Son œuvre tient une place fondamentale, indispensable dans l’art de notre époque. Elle est à la fois fixe et nomade, éclatée, lucide, intelligente, sans lourdeur. Ce qui est étonnant, compte tenu des déchirures et de l’usure des papiers utilisés, c’est qu’elle n’est pas nostalgique, mais qu’au contraire, elle apporte une nouvelle beauté, quelque chose de vif, de gai et de ludique.
De lui, je ne garde que de bons souvenirs. La première fois que je l’ai rencontré, c’est Erik Dietman qui me l’a présenté et nous avons bu quelques verres ensemble. Jeune poète, j’étais impressionné par ce nom qui faisait partie du cercle fameux des Nouveaux Réalistes. Il m’a mis aussitôt en confiance par sa justesse, son intégrité. Il faut dire qu’à côté de la démesure corporelle d’Erik Dietman, le physique plus restreint de Villeglé ne pouvait être que rassurant.
Le travail de Villeglé est éminemment littéraire, lié au langage et à la continuelle présence graphique des mots et des lettres.
Nous avons collaboré par la suite pour des éditions de poésie et de lithographies et il s’est toujours montré adepte de la générosité et de la gratuité.
La dernière fois, en 2010, à Sitges, à la fondation Stampfli, j’ai dîné avec lui et avec Jacques Monory. Ils n’étaient plus tout jeunes, ni l’un ni l’autre, et leurs oreilles leur jouaient des tours. Ils s’amusaient de leurs malentendus auditifs qui sautaient du coq-à-l’âne et dont ils appréciaient les trouvailles insolites. Monory a eu le mot de la fin en concluant : « C’est un véritable dialogue de sourds. »
Le travail de Villeglé est éminemment littéraire, lié au langage et à la continuelle présence graphique des mots et des lettres. C’est une œuvre de poète, qui se pose la question du sens et du non sens et qui se demande jusqu’où aller dans le lisible et l’illisible. Il met au point et développe son « Alphabet socio-politique », à partir de 1969. Chacune des 26 lettres est transformée par des signes et des sigles politiques. Son alphabet devient, en 1983, la « guérilla des écritures. »
Par exemple :
Le A s’encercle anarchiquement. Le C devient croissant étoilé. Le F se mue en croix gammée. Le G est la faucille et le marteau. Le L, la livre sterling. Le S strié, le dollar. Le V, c’est la victoire et la croix de Lorraine.
Villeglé compose des affiches, des tableaux, des peintures murales, écrivant lui-même les textes à l’aide de son alphabet guérilla.
La boucle est bouclée. Le travail est authentique, réalisé par la main de l’artiste, comme il est de mise dans la peinture. L’intrigue a remis ses chapitres en ordre. L’histoire de l’art accueille avec satisfaction cet homme âgé de 96 ans qui meurt le 6 juin 2022 à Paris. Elle lui offre même un dernier regain de jeunesse en le qualifiant de précurseur du street art.