Art contemporain

Souviens-toi de nos futurs – sur l’exposition « Vita Nuova » au MAMAC

Critique

Publicité, propagande, cinéma italien qui connaît son âge d’or : l’Italie des années 1960 est inondée d’une production massive d’information et de visuels. Comme le révèle l’exposition « Vita Nuova : Nouveaux enjeux de l’art en Italie 1960-1975 » au Musée d’art moderne et d’art contemporain de Nice, les artistes de cette époque réfléchissent leur histoire, l’écrivent, l’inscrivent au corps, produisant en regard de cette profusion d’images une contre-révélation de cette société. Une constellation de récits-témoins qui rédige une mémoire, celle d’une Vita Nuova – une vie encore et toujours nouvelle.

L’exposition curatée par Valérie da Costa au MAMAC de Nice présente la scène artistique italienne entre les années 1960 et 1975 sous un regard nouveau, porté sur la diversité méconnue de cette quinzaine d’années. L’histoire de cette époque est de fait polarisée par la mise en avant de l’Arte povera et souvent résumée à quelques grands noms d’artistes. Le geste de Valérie da Costa, historienne de l’art et curatrice, est de s’intéresser aux artistes, notamment les femmes, et aux œuvres que cette polarisation du regard a pu invisibiliser. Ces œuvres se révèlent aux endroits où la complexité de la société italienne ne saurait se résumer aux quelques pratiques que nous connaissons le mieux ; dans une forme de symptomatique collective, elles éclairent en regard les grands enjeux de cette société à travers les gestes des artistes, dans l’approche thématique que l’exposition privilégie pour rendre compte du foisonnement de ces quinze ans.

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Entrées singulières, images collectives

Loin de seulement rassembler des formes éparpillées et dispersées qui n’auraient pas pu s’imposer comme proposition historique recevable en regard des formes dominantes, « Vita Nuova » s’intéresse aux nœuds problématiques que révèlent les différentes pratiques des artistes – clefs essentielles à la compréhension du moment traversé alors par la société italienne. Les grands thèmes qui organisent le parcours présenté au MAMAC sont autant d’entrées dans la matière d’une vie à Rome, Turin, Milan, ou encore Gênes : des paysages d’après-guerre et des environnements marqués par les remous politiques et sociétaux des années 60 et 70, en regard avec une actualité internationale.

Dans ces bouleversements de toutes les échelles, la question des images et des médias est le premier thème posé par « Vita Nuova ». En regard de la propagande autant que de la publicité, les artistes producteur·ices de formes se situent dans un champ de pratique allant de la vidéo à l’image imprimée en passant par la peinture, et dialoguent nécessairement avec la production massive d’information et de visuels qui inonde la culture italienne. Nous sommes alors dans un âge d’or du cinéma italien : les artistes et comédien·nes deviennent des icônes, dont les images font la couverture des magazines et traversent de part en part les imaginaires nationaux et internationaux.

Suivant ces logiques de reprises médiatiques surproductrices d’images, Lucia Marcucci s’empare notamment des images de femmes véhiculées par la presse. Ses collages faits de titres de magazines et de photographies publicitaires reconstituent les fantasmes hybrides de son temps, où le succès commercial de la voiture (la FIAT 500, lancée sur le marché en 1957) se lit pratiquement sur les ongles rouge vif d’une figure féminine aux allures de magazine de mode. Dans cette omniprésence d’une image particulièrement normée et publicitaire de la femme, nombreuses sont les artistes qui œuvrent à se réapproprier ces icônes : Giosetta Fioroni arrache la figure sensuelle de La Ragazza della TV pour la reconstituer dans une peinture à l’émail et lui conférer une teneur autrement moins volatile que dans la luminosité vibrante de la télévision.

La représentation est politique ; le déplacement des images tel que le pratiquent Giosette Fioroni ou encore Fabio Mauri (Marilyn, 1964), et la production d’images de ce qui est exclu des champs de visibilité habituels permettent aux artistes d’œuvrer conjointement à une forme de contre-révélation de la société. La mise en regard des travesti·es photographié·es par Lisetta Carmi entre 1965 et 1970, et du documentaire de Pier Paolo Pasolini Comizi d’amore (1964) (Enquête sur la sexualité) forment ensemble un faisceau de regard, pour éclairer plus justement et nuancer une société largement patriarcale et catholique.

Dans ce faisceau, les minorités (politiques, sexuelles, sociales, mais aussi artistiques, les arts « mineurs ») se rejoignent et se donnent comme certains des « nouveaux enjeux » de cette scène italienne. Ces enjeux-là nous sont familiers : ils se retrouvent largement dans nos pratiques contemporaines. Le sous-titre de l’exposition nous invite ainsi à identifier ce qui, dans cette production méconnue des années 1960-1975, intéresse profondément les enjeux nouveaux de notre propre époque.

Outre l’inclusivité inhérente à la variété des regards, des façons de vivre les genres, les sexualités et de vivre en société, la préoccupation environnementale est chère aux pratiques des artistes – c’est une préoccupation commune, rassemblée dans l’exposition sous le mot de « reconstruire la nature », emprunté à Pino Pascali. Dans cette salle, les œuvres entretiennent chacune une relation étrange à l’espace naturel : par le geste de Marinella Pirelli, à la fois délicat et violent, de colorer une fleur au moyen d’une brûlure de cigarette dans le film Bruciare (1971), ou le costume pop de Piero Gilardi, Vestito-natura Anguria (1967), qui revêt un mannequin d’une toge de lierre en mousse et d’un chapeau de pastèque. Comme juste à côté sa bûche-banc, le Tronco Sedile (1966), le costume est un artefact de design, artifice de nature : en même temps qu’il la fausse, il remet la nature dans le paysage quotidien débarrassé de naturel par la société de consommation et l’industrialisation, en la traduisant dans le mobilier, le design, les matériaux plastiques – les deux œuvres sont en mousse polyuréthane.

En installant ensemble ces œuvres et d’autres – comme le bassin de mer bleue reconstitué de façon très minimaliste par Pino Pascali – également engagées dans un dialogue entre les formes naturelles, le manufacturé et la fabrique industrielle, Vita Nuova rejoue un paysage curieux et pop. Là, les œuvres échappent à leur flirt avec le design, pour exposer un imaginaire commun faisant monde – comme s’il se donnait dans la salle d’exposition la fiction dont se sont dotés les artistes de l’époque pour élaborer leur propre environnement naturel de création.

À travers ces grands thèmes qui traversent la société de part en part, de zones d’ombres en lumière, et les pratiques qui investissent la porosité des disciplines de l’art, du design, des objets de consommation, et des héritages culturels, les artistes évoluent à un endroit dense et complexe de bouleversement de leur société. Les tensions qui apparaissent, entre ancien et nouveau, grande narration et contre-récits, laissent entrevoir une histoire en train de s’écrire en même temps qu’elle se fait, rythmée par les crises et les revendications politiques. Cette histoire travaille le corps en profondeur en même temps qu’elle leur donne un contexte ; c’est ce que montre très justement Valérie da Costa en croisant les thèmes de l’engagement politique et du travail du corps, comme lieu d’écriture, d’autobiographie et de mémoire. Lieu de revendication, lieu d’expérimentation et d’exposition du nouveau et territoire éminemment politique… les artistes s’emploient au corps (comme on s’emploie à faire quelque chose) à la fois pour y saisir l’époque et l’inscrire dans cette époque, dans un geste politique volontaire, geste d’écriture et de façonnement artistique.

La trace ou le fait de laisser trace est mis en évidence comme un geste récurrent : dans les délicats moulages en plâtre de Paolo Icaro, la trace est le nœud entre la cicatrice et l’empreinte, et donc entre le corps et le mur. Symboles, phrases, griffures, écritures : le tracé est à la fois dessin et parole, et trajectoire de vie, déplacement vivant. Au mur comme un fragment d’architecture, le plâtre prend une aura d’art pariétal, dans laquelle un fin graffiti, quasi-éraflure, entre dans l’histoire.

Le corps à l’intersection de l’histoire

L’exposition collecte ainsi des pratiques d’artistes dont la particularité est de ne pas limiter le geste à la production (et ainsi échappant une fois encore aux logiques de production-consommation qui dominent cette époque d’après-guerre). Le geste est ce qui permet de mettre les formes en gestation, de transformer le corps en réceptacle des changements de son temps, dans l’intersection de tout ce qui le concerne – lieu d’ingestion et de digestion des faits de société, des paroles critiques, des idéologies et de l’environnement matériel. Dans la performance Crisalide (1972), Claudio Cintoli s’extirpe d’un sac de toile dans lequel il est suspendu comme une grosse pièce de viande ; dans les photographies Dante et Pinocchio (1972), Luigi Ontani se présente dans l’accoutrement d’une figure de peinture – le Dante de Botticelli – ou d’un canon de la culture italienne – Pinocchio –, réactivant dans le corps et sa mise en scène la temporalité longue de l’héritage historique. Ce sont de ces formes que s’extirpent les corps, et en elles qu’ils s’introduisent ; c’est par le geste réitéré de former que les corps réfléchissent leur histoire. Entre 1960 et 1975, l’histoire est donc bien en jeu, écrite par la performance et la pratique artiste. Les corps individuels forment alors une constellation collective de récits-témoins, où les traces, cicatrices, empreintes, inscriptions, rédigent une mémoire.

C’est peut-être dans cette entreprise, hautement politique, d’incarner une mémoire – mémoire pour le futur – qu’il faut comprendre la récurrence de la figure de Pasolini au fil de l’exposition. Il appartient à cette histoire qu’il informe de ses gestes, histoire qu’il incarne aux yeux de ses propres contemporain·es, dans la densité de ces quelques décennies. À l’échelle de la grande histoire, son influence et sa disparition sont simultanées ; à lui seul il matérialise déjà cette tension paradoxale d’une société résolument engagée dans un processus d’auto-construction, en même temps qu’elle entreprend de se doter d’une mémoire. L’iconique poète est précurseur et référence, autant que pair et compagnon – il accompagne l’époque par-delà son absence.

L’exposition se termine sur une forme d’hommage – où de fait, la mémoire s’inscrit au corps, au corps même de Pasolini : la dernière salle rejoue la performance de Fabio Mauri, Intellettuale. Il Vangelo secondo Matteo di / su Pier Paolo Pasolini (1975), qui projette sur le torse du poète son propre film L’Évangile selon saint Matthieu. Par contraste, le visage de Pasolini se devine dans le contour sombre de sa tête, au-dessus de celle de son acteur, projetée sur sa poitrine. Assis sur une chaise, immobile, il pourrait être sans vie, seulement animé par le film qui continue de tourner par-delà sa mort. Dans l’exposition, une série de clichés de cette performance entourent le dispositif de Fabio Mauri, la chaise couverte d’une chemise, devant le projecteur. Le corps manquant, les images continuent de vivre.

La voilà donc, cette « vie nouvelle », la Vita Nuova, dans la formule empruntée à Dante. Elle n’est pas une simple vie autre – autre que celle que l’histoire a déjà écrite, comme celle de l’Arte povera. Elle est nouvelle comme l’est l’œuvre de Dante, c’est-à-dire encore et toujours nouvelle, capable de résonner avec le contemporain, de renouveler nos regards, nos enjeux, notre futur. De la même façon, elle ne s’oppose pas à l’Arte povera mais nuance son histoire avec elle, l’incluant et le renouvelant pour le donner à reconsidérer pour les recherches futures.

Ce n’est pas un rassemblement de formes mineures en regard d’une grande histoire de l’art : en liant les vides et les pleins de l’histoire, les zones d’ombres et les mises en lumière de la société italienne, « Vita Nuova » assemble les disparitions et les disparités du passé et opère le rassemblement d’une époque. Rassembler l’époque, comme on rassemble ses forces et se ramasse sur soi-même, c’est aussi un geste ; un geste d’histoire, nécessaire pour se projeter vers les enjeux nouveaux de nos futurs collectifs.

« Vita Nuova : Nouveaux enjeux de l’art en Italie 1960-1975 », au Musée d’art moderne et d’art contemporain – MAMAC de Nice, jusqu’au 2 octobre 2022


Rose Vidal

Critique, Artiste

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