Heureux qui comme Magris… (ou les chaussettes d’Ulysse) – sur Temps courbe à Krems de Claudio Magris
Claudio Magris a 83 ans, et on espère qu’il n’est pas indélicat de donner ici l’âge d’un tel écrivain, couvert de prix, rompu aux honneurs, qui appartient depuis longtemps déjà à cette drôle de tribu informelle des « nobélisables » : des personnalités dont on suppose qu’elles ont quelque chose comme une stature littéraire spéciale, peut-être une prédisposition à la gloire des statues.
Des écrivains a priori sérieux, voire solennels, que n’effraye pas l’idée de la somme : Magris en a produit quelques-unes, de fait, en particulier avec son livre le plus célèbre, Danube, dont le titre-fleuve est en soi un programme à l’échelle du continent (culturel) qu’il incarne. Il y a du coup quelque chose de massif et même, disons-le, de possiblement ennuyeux dans la posture du « grand écrivain européen », gardien de la forteresse triestine d’où s’origine tout un pan de la littérature du XXe siècle : Joyce, Svevo, Saba, etc.
Le portrait mérite évidemment d’être nuancé, et on excusera pour cela une bien furtive anecdote, qui m’est revenue en mémoire à l’occasion de la lecture de Temps courbe à Krems, le recueil de nouvelles de Magris qui paraît aujourd’hui en traduction française. Je me souviens ainsi, pour l’avoir rencontré naguère à Berlin, dans les coulisses de circonstances vaguement protocolaires (l’obtention d’un prix international ? une intronisation de docteur « honoris causa » à la Freie Universität ?), de l’extraordinaire finesse… des chaussettes de l’écrivain.
Ces textes sont situés dans une géographie précise, explicitement rapportés à l’histoire de l’Europe et aux tragédies du XXe siècle, mais d’une façon qui ne pèse pas
Je ne sais si elles étaient de soie ou de quelque autre tissu magique, mais j’étais fasciné par leur spectacle, quand le grand homme croisait les jambes et laissait balancer légèrement à leur l’extrémité son mocassin, très italien. C’était mon collègue, l’excellent professeur Aldo Venturelli, qui avait organisé ce « tea time » intime, cordial, mais dont j’ai totalement oublié quels sujets il permit d’aborder. Je me rappelle seulement les chaussettes… et alors ? J’y ai vu non pas la frivolité un peu bourgeoise d’une élégance discrètement affichée, mais quelque chose comme un indice, en l’occurrence d’un gris splendide, inédit, beau comme un pelage de jeune chiot, d’une certaine légèreté possible, et même assumée.
Cette légèreté, c’est peut-être celle qu’on a en soi et que la vieillesse révèle sans qu’il ne soit plus nécessaire de faire tant de manières. On peut appeler cela aussi la liberté des heures tardives : celle dont Deleuze et Guattari, par exemple, parlent au début de Qu’est-ce que la philosophie ? à propos de Joris Ivens ou de Turner… celle donc d’un Magris, octogénaire très en forme, lorsqu’il fait des infortunes de l’âge le sujet des nouvelles du Temps courbe à Krems. « Infortunes » n’est sans doute pas le mot juste, d’ailleurs, dans la mesure où le travail des ans correspond plutôt à un mouvement de détachement, et peut-être de retour, pour cet Ulysse du Danube : retour à soi, retour encore à cette ville au fond jamais quittée, Trieste, carrefour d’exils, point de jonction des migrations et des rêveries.
Magris y met en scène des hommes, des doubles : personnages qui voient la rive approcher de la mort inéluctable, et vivent cet abord dans un élan d’allégement, dans la souplesse d’une prose qui excelle au discours indirect libre ou au monologue intérieur, aux méandres du passé irriguant le présent, son désir sans ride de simplicité.
Ces personnages ont, ou ont eu, une forme de puissance ou de prestige : c’est un entrepreneur, par exemple, qui a fait fortune dans l’immobilier mais s’emploie à se dépouiller de toute posture de commandement pour s’effacer dans une fonction de service presque anonyme, où l’on ne peut deviner ce qu’il fut, à veiller seulement sur les biens et les vanités des autres… C’est encore un écrivain largement célébré, qui n’est plus dupe des honneurs, ou un professeur de musique dont le regard ne sait plus mentir devant la vérité médiocre de certaines ambitions artistiques.
Chacune des histoires avance d’un pas souple, on oserait presque dire avec le naturel de l’âge, comme dans un chausson, ou en chaussettes de fine étoffe, débarrassée des lourdeurs démonstratives, des coups de talon du sens… Bien sûr, ce sont des textes qui signifient : ils sont situés dans une géographie précise, explicitement rapportés à l’histoire de l’Europe et aux tragédies du XXe siècle, mais d’une façon qui ne pèse pas, comme si les circonstances de cette identité de frontière naguère théorisée par Magris (voir par exemple Trieste : une identité de frontière, écrit avec Angelo Ara) n’était pas ou plus l’essentiel pour déterminer un destin.
Magris semble dire que ce sont moins les livres qui valent que leur lecture, le mouvement qui continue avec eux des lignes tracées, des pages tournées.
Dans le puzzle–miroir des cinq histoires du recueil, c’est une interrogation universelle qui se joue, la grande question sans réponse du Tout où la vie nous jette, et où l’on est condamné à se perdre, au bout de notre nage. Mais tout cela est envisagé avec une sorte d’ironie véloce, à l’œuvre en particulier dans la nouvelle centrale qui donne son titre à l’ensemble, Temps courbe à Krems, où s’esquisse de façon presque nabokovienne une théorie du temps : celui-ci se déploie et s’enroule comme une treille de vigne autour d’un souvenir à demi inventé, l’image d’une jeune fille admirée au temps du lycée, Nori, qui donne un sens paradoxal, quasi improvisé, au déroulement rétrospectif de l’existence entière.
Qu’on ne s’y trompe pas, ainsi : il serait réducteur, et même fautif, de voir dans le livre la seule célébration des choses légères qui compenseraient les drames et terreurs de l’histoire… Temps courbe à Krems n’est pas un éloge de l’infime, ou une célébration post-flaubertienne de « ce que nous avons eu de meilleur »… Plutôt une méditation sur ce qui vraiment compte, au bout du compte : une manière de regarder la possibilité du rien, de préférer le passage du vent dans la ville au silence arrêté des pierres tombales, le brouhaha des auberges (« une osmiza pour boire un verre de terrano… ») aux orgues de l’éternité.
Magris semble dire que ce sont moins les livres qui valent que leur lecture, le mouvement qui continue avec eux des lignes tracées, des pages tournées : quelque chose de vivant, même à la lisière des gouffres, des abîmes de la grande histoire, de nos vertiges métaphysiques… Ce n’est pas pour rien que Kafka apparaît explicitement dans le recueil comme une sorte de ligne de fuite, toujours insaisissable, que nulle institution, colloque ou prix prestigieux, ne saurait récupérer. Faut-il rappeler alors la douce ironie de ce fait : Magris a été honoré en 2016 d’un très solennel prix Franz-Kafka, délivré par une société de Prague ?
Il ne faut pas trop en dire, en tout cas, des intrigues – car il y en a – autour desquelles se construisent les récits, qui fonctionnent aussi comme une manière de suspense, réfléchissant le déroulement de l’existence elle-même : quelle sera la chute ? On l’ignore, mais la fin qui en approche n’est pas une forme de décadence, en dépit des gênes qu’occasionne forcément la vieillesse… L’écrivain, on l’a dit, suggère plutôt ce qu’on pourrait bien appeler une forme de sérénité – fût-elle « crispée », ainsi que l’aurait écrit un poète français éminemment statufiable, lui aussi (René Char).
Et c’est la belle image du méridien, elle-même issue d’une longue tradition poétique (mittel) européenne qui résume peut-être le mieux, en définitive, l’esprit discrètement léger de ce magnifique Temps courbe à Krems : « En tout cas, au cours des ans, des guerres ont commencé et fini – fini où ? Les cicatrices demeurent ; tatouages gravés dans le corps, elles brûlent sous la peau, celle du monde et de chacun. La mappemonde est lisse, la main caresse le beau poli de sa surface multicolore, sous le bleu des eaux et des îles lointaines tout n’est que sang et putréfaction. Les méridiens découpent cette sphère comme des quartiers d’orange, le navire coupe ce fil qui découpe le temps. Pendant un instant – qu’est-ce que ça veut dire ? non pas un instant, plusieurs minutes – la proue est au 25 novembre et la poupe au 26, oui, ou peut-être non, peut-être que c’est l’inverse. Ligne du changement de date, un amour qui vient un autre qui s’en va – dans le temps, bien entendu, sinon où ? Et si l’amour lui-même était une pure convention comme cette ligne, ce méridien qu’on ne voit pas, qui n’existe pas ? »
Claudio Magris, Temps courbe à Krems, traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Gallimard, février 2022, 128 pages
Ndlr – La nouvelle « Leçons de musique », tirée du recueil Temps courbe à Krems, a été prépubliée dans AOC le 30 janvier dernier.