Littérature

Éloge du roman – sur Aby de Marie de Quatrebarbes

Critique

Dans son « roman », Marie de Quatrebarbes évoque le grand historien d’art Aby Warburg, initiateur d’une certaine façon de faire de l’Histoire avec les images. En conjuguant les forces vives de la poésie et du document, de la biographie et du roman, l’autrice met au point une forme nouvelle d’écriture nerveuse et précise, propre à repenser les rapports entre histoires personnelle et collective.

Questionner le genre du roman aujourd’hui peut sembler saugrenu : son succès quantitatif lui garantit une légitimité commerciale qu’il serait malséant d’interroger autrement que du bout des mots. Sa souveraineté tient-elle à la paresse du marché – il s’agirait de commercialiser, sous des emballages divers, les variantes du produit qui se vend le mieux ? Ou bien tient-elle à son efficacité fonctionnelle – qu’elle soit heuristique ou dépaysante ? On se redirait alors avec Georges Bataille que chacune et chacun d’entre nous « est suspendu aux récits, aux romans, qui lui révèlent la vérité multiple de la vie[1].»

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Raymond Queneau s’amusait des facilités du genre, tout en déplorant son « laisser aller » : « N’importe qui peut pousser devant lui comme un troupeau d’oies un nombre indéterminé de personnages apparemment réels à travers une lande longue d’un nombre indéterminé de pages ou de chapitres. Le résultat, quel qu’il soit, sera toujours un roman[2]

L’indétermination du genre romanesque, l’exposant à l’exploitation commerciale de certaines recettes, lui donne en retour une plasticité qui le rend bien hospitalier.

Aujourd’hui, la poussée expressive impliquée par les industries culturelles a imposé au genre une normalisation qui vaut neutralisation formelle dans ce que Marguerite Duras appelait déjà, à la fin du siècle dernier, « la recherche de la bonne forme, c’est-à-dire la forme la plus courante, la plus claire et la plus inoffensive.[3]» Émouvoir le lecteur en équipant un personnage de quelque malheur d’actualité en parlant le langage des actualités : c’est concevoir le roman comme extension du périmètre médiatique, en renonçant aux pouvoirs spécifiques de la recherche formelle. La liquidation commerciale du roman programme le couronnement des pleutres.

Mais depuis quelques années un mouvement très sensible s’est amorcé : des artistes sans rattachement disciplinaire entrent dans l’atelier du roman – provenant de contrées limitrophes moins connues du gra


[1] Georges Bataille : « Avant-propos » à Le Bleu du ciel (Jean-Jacques Pauvert, 1957 ; cité d’après la ré-édition chez Gallimard, collection « L’imaginaire », 1991, p. 11).

[2] Raymond Queneau : « Technique du roman » (1937), Bâtons, chiffres et lettres (Gallimard, 1950 ; repris dans la collection « Idées » en 1965).

[3] Marguerite Duras : Écrire (Gallimard, 1993, p. 41-42)

[4] Aby Warburg, notes du 3 avril 1929, Tagebuch der Kulturwissenschaftlichen Bibliothek Warburg, 7, 249. Cité par Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, Macula, 1998, p. 234.

Jean Cléder

Critique, Maître de conférences en littérature générale et comparée à l'Université Rennes 2

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Notes

[1] Georges Bataille : « Avant-propos » à Le Bleu du ciel (Jean-Jacques Pauvert, 1957 ; cité d’après la ré-édition chez Gallimard, collection « L’imaginaire », 1991, p. 11).

[2] Raymond Queneau : « Technique du roman » (1937), Bâtons, chiffres et lettres (Gallimard, 1950 ; repris dans la collection « Idées » en 1965).

[3] Marguerite Duras : Écrire (Gallimard, 1993, p. 41-42)

[4] Aby Warburg, notes du 3 avril 1929, Tagebuch der Kulturwissenschaftlichen Bibliothek Warburg, 7, 249. Cité par Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, Macula, 1998, p. 234.