Irréelles Swinging Sixties – sur Utopia Avenue de David Mitchell
C’est une de ces époques inouïes où l’histoire décide d’accélérer le mouvement, de gagner du temps sur le futur. Un de ces moments rares où la rue décide soudain de son destin, de ses mœurs, de ses vêtements, de ses idées : le vieux monde trembla. C’était en direct, dans tout l’Occident, la fin d’un moyen-âge, le début d’une renaissance. Dans les foyers, la télévision passe du noir & blanc à la couleur. Dans le brasier de Londres, c’est la société qui passe du noir & blanc à la couleur. Les livres d’histoire, et Utopia Avenue, le nouveau roman de David Mitchell, est un merveilleux livre d’Histoire et d’histoires, se souviendront d’une époque bénie de liberté, d’espoir, de possibles.
Coincées entre les guerres interminables et les années Sida, entre le gris sinistre des rationnements et la revanche brutale du conservatisme des règnes Reagan et Thatcher, les Swinging Sixties peuvent aujourd’hui apparaître comme une apogée culturelle, intellectuelle ou même sociale. Plus dure sera la chute : à la hauteur des naïvetés et utopies d’alors. « You may say I’m a dreamer / But I’m not the only one » roucoulait John Lennon en 1971 sur la pierre tombale des illusions hippies, des fantasmes happy.
Et effectivement, comme tout mouvement populaire, les Swinging Sixties reposaient sur cette certitude que l’on n’était pas seul, qu’aucune femme, aucun homme n’était une île. Les festivals, la rue, les manifestations, le rejet du monde-à-papa, la vie alternative, l’écologie, les idéologies en surrégime unifiaient ceux que la société effarée décrivait comme des marginaux – par quelle perversion linguistique un mot aussi gratifiant est-il devenu une insulte ? Dix ans plus tard, le punk-rock sera à son tour une fédération de parias, de « marginaux ». Mais s’ils ajoutaient le rouge de l’explosion et de l’exaspération à leur palette, les punks retournaient à l’esthétique noir & blanche : celle de la désillusion et des combats vains.
Tout ceci laissera dans la nature beaucoup d’anciens combattants, de grands invalides de luttes pipées. Ils ressasseront l’amertume, la démission, la soumission. Ce sont les vainqueurs qui réécrivent l’histoire : pauvres hippies, pauvres punks, réduits aux caricatures, humiliés par le commerce de leurs chimères. « Aujourd’hui encore, nous vivons des miettes laissées par les années 60. La musique et les idées continuent de circuler », dira des années plus tard Bob Dylan. Il a raison, mais a tort.
Digérées, aseptisées, gadgétisées, ces idées radicales sont aujourd’hui aussi dangereuses que lion au zoo. De Nicolas Sarkozy à Boris Johnson, à leurs corps défendants et sans doute horrifiés, le conservatisme débauché est le plus étonnant épigone de la grande bacchanale des Swinging Sixties. Glaçant héritage, sidérant détournement de combats et risques. Che Guevara et Noam Chomsky, sans leur mot à dire, fournissent à la jeunesse rebelle de 2022 les slogans de t-shirts braillards. On peut acheter chez H&M des uniformes Ramones. C’est à ce genre de symboles que l’on mesure l’ampleur des défaites.
L’Anglais David Mitchell est considéré comme un auteur de science-fiction, lui qui aime pourtant tant batifoler d’un genre à l’autre. Mais on ne s’évade pas facilement d’un ouvrage-guide-scénario aussi monumental que Cartographie des nuages (2007). Demandez à Kurt Vonnegut (si vous communiquez avec les morts) : lui aussi a eu du mal à échapper à cette étiquette « science-fiction » après son terrible Abattoir 5 (1969). Ils auraient pu faire commerce de la dystopie qui hante, colonise les neurones, repeint les idées en noir.
Mais pourquoi ne pas plutôt essayer l’utopie comme genre littéraire ? Après tout, le nouveau David Mitchell s’intitule Utopia Avenue. Il doit bien abriter quelques rêves et espoirs, non ? Le livre relève en fait parfois de la science-fiction : une jeunesse mutante se réunit dans un UFO, la musique est cosmique et le progrès semble une possibilité. C’est dire comme on est loin de la réalité sur cette planète colorée, agitée d’idées neuves, secouée de projets, questionnant l’autorité.
Cette planète lointaine et prodigieuse, c’est Londres 1967. L’UFO n’est pas un OVNI mais un club futuriste de Tottenham Court Road. On y entend sous LSD les premiers pas de Pink Floyd. D’ailleurs, on croise l’un des fondateurs du groupe, Syd Barrett déjà barré, entre autres rock-stars, dans ce livre malin.
On a beau imaginer le pire, le plus énorme, le plus insensé : la réalité des Swinging Sixties gardera toujours de l’avance sur la fiction.
Car Utopia Avenue se lit comme un best of, truculent ou grave, des aventures fameuses du triumvirat sex & drugs & rock ’n’ roll. C’est la bio ultime d’un groupe de folk-rock des sixties qui n’a jamais existé, n’oubliant pas les épisodes les moins glorieux, les plus médiocres même. Pour raconter tant de détails, de dialogues, soit Mitchell possède une imagination particulièrement débridée, soit il détient les archives secrètes de la pop-music, les fiches croustillantes des pop-stars et de leurs épisodes les plus dissolus.
On reconnaît souvent les frasques et provocations dilapidées par le « groupe » inventé par Mitchell : on les a déjà croisées dans d’autres biographies, réelles celles-ci, de musiciens indociles et insolents. Elles n’appartiennent plus aux groupes : elles sont la propriété de la légende. Il n’existe pas de copyright sur les mythes.
Utopia Avenue est donc la vraie-fausse biographie d’un groupe hagard parmi les excès qu’imposait Londres alors. Elle est pourtant, romancée et exagérée, en deçà de beaucoup des vraies histoires de musiciens d’alors. On a beau imaginer le pire, le plus énorme, le plus insensé : la réalité des Swinging Sixties gardera toujours de l’avance sur la fiction. Pour flouter un peu plus encore les frontières entre roman et biographie, les personnages inventés côtoient d’authentiques hérauts de ces années folles, dans un de ces exercices de factual fiction dans lequel les Britanniques excellent, de la série Peaky Blinders aux films alt-truth sur la famille royale.
Mitchell a beau être né en 1969, une fois dite la messe pour le temps présent, ses souvenirs de ce qu’il n’a pas vu et jamais vécu sont impressionnants de vivacité, de précision. Il offre un scénario idéal pour film de costume, avec des costumes fournis par Mary Quant ou Lord John. Pour cette promenade dans les mémoires intimes, la langue anglaise possède cette jolie expression : « Take a trip down Memory Lane », « se balader sur l’allée du souvenir »…
Ça devient Utopia Avenue, « l’Avenue des Utopies », chez Mitchell. Une façon de mesurer l’ampleur de cette armée des ombres, et le poids de ses regrets. Les Britanniques appellent ce genre de reconstitutions historiques les « costume dramas ». Les drames n’épargneront effectivement pas les jeunes âmes invitées dans ce récit, du chanteur folk anglais Nick Drake (mort à 26 ans) à la nettement plus bruyante américaine Janis Joplin (morte à 27 ans).
David Bowie était alors trop occupé par la grande vie, qu’il consommait en éponge gourmande, pour se détruire ainsi. On n’est donc pas surpris de le croiser dans ce roman, flamboyant même dans un escalier de service, alors qu’il n’est encore qu’en création à tâtons de son personnage.
Quelques années plus tard, il publierait l’histoire de Ziggy Stardust. La matrice de la grande fable du rock, du caniveau au trône, du trône au caniveau. La démesure, l’ascension et la chute pareillement vertigineuses d’une rockstar : il y a dans ce roman beaucoup du disque de Bowie The Rise & Fall of Ziggy Stardust & The Spiders From Mars. De ce Swinging London, David Bowie me dira des années plus tard : « Tout le monde était surexcité, Londres était une poudrière. Je voulais voir et entendre tout ce qui se faisait. Ma trouille, c’était de passer à côté de la prochaine mode. »
C’est le cas des membres d’Utopia Avenue comme celui de nombreuses stars des arts ici cruellement croquées, dans toute leur vanité. Ils semblent n’exister que pour les fêtes, par les fêtes. Les poses, accointances et monologues y déterminent un guide du spectacle, du bullshit, de la représentation. Avant d’être grisés par leur propre ego, on surprend ce dialogue assez révélateur entre les musiciens encore candides du groupe : « La décennie perd la boule » dit Elf. « C’est une bonne ou une mauvaise chose ? » demande Jasper.
Pour décrire ce calendrier social, ce cirque humain, ces fêtes sans joie, David Michell écrit aussi : « Murs hauts, belle clientèle, la mode de l’année prochaine… Des diamants pendouillent, des rires boomeranguent, le champagne mousse… Les rumeurs se diffusent, les visages sont célèbres mais sous de drôles d’angles, le talent a faim, le talent se jauge, le parfum est français, les loubards sont du Nord, le grand-âge courtise la jeunesse… Jasper a l’impression d’avoir mis les pieds dans un zoo sans cages. »
Le récit désincarné de ces bamboches A-List donne des rocks-stars une image pathétique : dragueurs minables, bavards de basse qualité, clowns soumis pour nantis, ils brillent surtout par leurs chiffres d’audience et leur mines canailles. Ils sont les trophées de chasses que l’on accroche empaillés au mur. Ils ne représentent alors plus aucun danger : ils amusent la galerie.
On connaît effectivement ces rebelles du rock, passant sans ciller de la subversion à la soumission, au rythme des trahisons, des démissions, des appétences : devenir bourgeois, devenir notable. « Les Beatles, les Stones, les Who, les Kinks, s’énerve le batteur Griff, ils n’essayent pas de changer le monde. Ils n’achètent pas leurs baraques en composant des hymnes anti-nucléaires ou en faveur d’un paradis socialiste… »
Mitchell raconte l’histoire énorme d’une nation qui à défaut de révolution doit faire face à une évolution pour laquelle les adultes n’ont que peu d’appétit.
La libération des corps et des âmes était pourtant une porte-fenêtre grande ouverte sur un autre monde à inventer. Les musiciens étaient alors les porte-voix de la jeunesse en mouvement. La musique, bien plus encore que la littérature, le cinéma ou la télévision, tenait un rôle central dans les vies en construction. La musique informait, instruisait : elle était le point d’entrée dans les méandres de la contre-culture. Ce rôle prédominant offrait aux musiciens un piédestal que leur bagage, leur culture ne leur permettaient souvent pas.
Mais cette candeur, cette certitude de se situer dans le juste et d’être ce chaînon manquant entre hier et demain leur offraient toutes les audaces. La jeunesse, après avoir été chair à canon, existait enfin. Elle jouira sans entraves de ce blanc-seing. Elle inventera ses codes, ses stars, ses penseurs, ses passeurs, ses couleurs. Jusqu’au noir d’encre, lorsque le Vietnam ou l’héroïne se chargeront de signifier la fin du bal, le couvre-feu sur la bamboche.
Écrit avec la verve et la rigueur de vieux garçon qu’imposent le genre littéraire très florissant – la mort fait vendre et dans cette musique, c’est l’hécatombe permanente – de la biographie rock, Utopia Avenue démarre en 1967. Ça ne saurait être un hasard, tant cette année prodigieuse reste comme une des plus fécondes de l’histoire du rock, avec des chefs-d’œuvre signés Velvet Underground, Beach Boys, Beatles, Doors, Byrds, Love, Captain Beefheart, Tim Buckley, Jimi Hendrix, Kinks, Who, Rolling Stones ou Buffalo Springfield… 1967, année héroïque.
Ces groupes, comme des dizaines de noms cités ou même invités en featurings, écrivent la BO de ce roman. Astucieusement traduit par Nicolas Richard sur le ton neutre de la biographie factuelle, il joue des clichés, des caprices. Il raconte l’histoire énorme d’une nation qui à défaut de révolution doit faire face à une évolution pour laquelle les adultes n’ont que peu d’appétit. C’est aussi l’histoire plus microscopique de familles divisées par l’incompréhension, les fossés qui se creusent.
Les Swinging Sixties y sont décrits à juste titre comme cette cassure entre une génération figée dans les habitudes, prisonnière du qu’en-dira-t-on et obéissante en tout et ces rejetons d’un cinéma (kitchen sink dramas), d’une littérature (angry young men) et d’un rock (protest songs) qui brûlent les ponts. Une scène du livre, confite dans la politesse et le non-dit, résume autour de la table d’un dîner de la famille Holloway cette rupture, cette cassure. La scène est feutrée, surannée.
De ces dialogues tamisés sur les garçons aux cheveux longs et les filles aux ambitions professionnelles bafouées se dégage une violence inouïe, sourde et malveillante. Autour du rôti de bœuf et des Yorkshire puddings, on parle le même anglais, mais on ne parle plus de la même Angleterre. C’est plus dysfonctionnel encore qu’un dialogue de sourds : ce sont deux dialogues qui ne se croisent plus, ne se croient plus.
C’est une façon virtuose de suivre des familles dans les turbulences de l’époque qui rend cette lecture si poignante. L’une est une famille reconstituée, riche en hypocrisies, mesquineries, frustration et amour intouchable : c’est Utopia Avenue. Une famille de substitution. Les autres sont pareillement dysfonctionnelles, avares de discours, de sentiments, de franchise. C’est celle, bourgeoise, d’Imogen, Béa et Elf. C’est celle aussi, prolétaire et gouailleuse, de Dean.
Deux familles sur la Tamise : l’une dans les cottages pimpants de Richmond, l’autre dans les usines suintantes de Gravesend. L’Ouest de Londres contre l’Est de Londres : ça n’empêche personne de perdre le nord. Ces familles dans le grand vent – on est loin des « quatre garçons dans le vent » – tentent de sauver les apparences, et encore. Elle se révèlent surtout incapables d’encaisser ensemble les accélérations affolantes du calendrier. Londres les dépasse.
Même le milieu de la musique, patriarcat cadenassé sous ses faux airs progressistes, n’est plus raccord avec l’époque. Musiciens, producteurs, promoteurs : personne ne croit qu’Elf joue vraiment des claviers et surtout compose au sein d’Utopia Avenue. On l’appelle potiche, systématiquement. Quand, autruche, le reste du groupe demande qui diable oserait la traiter ainsi, elle répond : « En studio, n’importe quelle paire de testicules me traite comme ça ».
« Se faire prendre en photo, c’est comme si on te dit : “tu existes” », soliloque un des personnages à profondeur variable du livre. Et c’est exactement ce que fait brillamment Mitchell : il photographie un monde englouti, une charnière de civilisation pour redonner vie et chair à cette grande kermesse des fantasmes, des demi-réalités.
Le groupe, forcément, croise dans sa frénésie de fêtes le futur musicien et producteur Brian Eno. Il expose à Elf son concept de « scenius ». La rencontre d’une scène et du génie. « L’art est fait par des artistes, mais les artistes sont stimulés par une scène, dit-elle. Actuellement, le scenius de Londres est assez parfait. » Le scenius est une théorie, qui relie les dadaïstes aux punks. Mais il existe aussi ses travaux pratiques : les Swinging Sixties, par exemple.
David Mitchell, Utopia Avenue, traduit de l’anglais par Nicolas Richard, Éditions de l’Olivier, mai 2022, 752 pages.
Cet article a été publié pour la première fois le 7 juin 2022 dans le quotidien AOC.