Autopsie de l’innocence – sur Taormine d’Yves Ravey
Les narrateurs d’Yves Ravey ne sont pas exactement recommandables. Sortes de failles ou de bouches d’ombre, consciences masculines qui se mentent à elles-mêmes. Voilà qui est on ne peut plus raccord avec le genre que Ravey pratique : le polar. Par exemple, dans Sans état d’âme (2015), c’est le meurtrier qui raconte, après nous avoir annoncé son forfait page 17. Dans Adultère (2019), le narrateur se dit plein d’un « projet criminel ». Cela oblige évidemment à fignoler le point aveugle du récit, si l’on veut que la fiction fonctionne. On a pu dire que Ravey était une sorte de Simenon passé par le Nouveau Roman. On ne croit pas que Simenon ait beaucoup pratiqué le First Person Shooter. Mais les âmes marécageuses, oui. On sait que Simenon avait beaucoup appris de Dashiell Hammett. Les protagonistes de Taormine s’appellent Melvil et Luisa Hammett. Notre méconnaissance de Dashiell, hélas, ne nous permet pas de dire si la plaisanterie s’arrête là ou non. Quant à « Taormine », à part le nom de la ville, on n’a pas trouvé beaucoup d’autres pistes qu’une anagramme : « aimeront ».
Quelque chose a disparu dans Taormine, comme dans tout bon roman policier, et c’est en l’occurrence notre vigilance : « Un couple au bord de la séparation s’offre un séjour en Sicile pour se réconcilier. À quelques kilomètres de l’aéroport, sur un chemin de terre, leur voiture de location percute un objet non identifié. Le lendemain, ils décident de chercher un garage à Taormine pour réparer discrètement les dégâts. Une très mauvaise idée. » Ainsi le livre est-il présenté au public.
L’important, bien sûr, c’est qu’on oublie au fil de la lecture le choc et l’objet non identifié, comme Melvil, le narrateur, voudrait l’oublier. Pour cela, il faut noyer l’instant de l’accident dans une mer de notations sensorielles et atmosphériques, dans un souci au bord, comme on nous le dit, de la rupture : Luisa et Melvil, qui ont quelques soucis d’adultère, vont-ils passer le cap de ces vacances ? Voilà comment est préparé l’événement : « La pluie s’était à peine atténuée, dégageant très peu de visibilité. De grosses gouttes tambourinaient sur la carrosserie. J’ai craint un orage de grêle. Luisa m’a demandé si j’avais vraiment consulté le guide, et si le mois d’avril était bien la bonne saison pour visiter la Sicile. Qu’importe, j’ai roulé sur le côté droit, en évitant les ornières, attentif à ne pas manquer la prochaine intersection conduisant à la voie de raccordement avec l’autoroute. »
On trouve là deux des leitmotiv du roman, qui sont en conflit : l’embranchement et le détour (comme chez Œdipe) d’un côté, la félicité touristico-amoureuse de l’autre. Ils sont donnés dès l’incipit : « Sorti de l’aéroport de Catane-Fontanarossa, j’ai engagé la voiture de louage dans le premier rond-point vers le nord, direction Taormine. L’idée que nous commencions nos vacances me réchauffait le cœur. » Un esprit chagrin notera que l’auteur triche éhontément puisque, depuis le moment où Melvil raconte l’histoire, il n’est plus guère – sauf à être atteint d’une forme pointilliste d’Alzheimer – en mesure d’affirmer benoîtement que cela lui « réchauffait le cœur » sans replacer cette sérénité dans la perspective du malheur qui a suivi (« une très mauvaise idée » comme dit le résumé). Mais c’est la magie de la fiction.
Un esprit tatillon remarquera aussi qu’on dit « voiture de location » et non « de louage », terme obsolète qui renvoie selon les dictionnaires à une « automobile avec chauffeur » munie d’un taximètre. Est-ce une façon d’accentuer la dissociation dans le récit, la dépossession ? Quoi qu’il en soit, « j’ai engagé la voiture de louage dans le premier rond-point vers le nord » décrit bien le mouvement général du roman puisque, quand bien même on sera arrivé au milieu de celui-ci, à force de délais et rocades, notre couple n’aura pas encore commencé son séjour et n’aura pas d’autre urgence que de « rattraper le temps perdu ».
Taormine est un livre sur la construction de l’innocence.
Et c’est vrai qu’on se prend au jeu. La situation du couple en vacances, avec l’un qui tient le GPS et l’autre qui conduit, ou l’autre qui planifie visites et repas pendant que l’un fiche tout en l’air, parle à tout un chacun. Dès la deuxième page et après son rond-point, le narrateur-conducteur oblique vers la première plage venue au lieu de se rendre directement à l’hôtel. C’est son idée à lui, puis cela devient apparemment celle de Luisa, mais ce n’est pas clair : « débarquer en Sicile sans atteindre la moindre plage », finit-elle par insister, serait « un non-sens ». Sauf qu’ils n’atteignent rien du tout et, en suivant les panneaux portant « l’icône d’un parasol suivi d’un cornet de glace », ils ne débarquent pas plus loin que « le parking d’un snack-bar (…) occupé par des machines de chantier et des empilements de matériaux derrière des grillages ». Ils prennent un café puis bifurquent encore en espérant atteindre la mer, qu’ils ont aperçue au loin, mais « notre sentier à travers les herbes ne menait nulle part ».
À ce stade de kafkaïsme, on apprend qu’ils n’ont pas les coordonnées de leur hôtel à Taormine (ils les ont oubliées au snack-bar) mais que l’hôtel possède les leurs. Les employés vont-ils s’inquiéter de ne pas les voir arriver (car, à force, la nuit est tombée) ? Luisa et Melvil vont-ils sous l’averse arriver au château du Rocky Horror Picture Show et danser le madison ? Passer le pont comme deux spectres et rencontrer Nosferatu ? Non. Ils dorment dans leur voiture sur la place d’un village et, après s’être baignés à l’aube, finissent par arriver audit hôtel, ironiquement nommé Via del Mare, « chemin de la mer ».
[spoiler] Théoriquement, à ce point du récit, nous avons tous oublié que dans ce dédale de panneaux, « de tuyaux et de plaques de béton, de gaines en matière plastique » et de terre battue, leur automobile a heurté quelque chose. Cet incident, on l’a dit, est narrativement inscrit dans la série des retards qu’accumule notre couple et non comme annonciateur d’un problème à venir. Mais la seconde partie du livre va nous montrer comment, alors que les journaux annoncent la mort d’un enfant migrant renversé par une voiture non identifiée, ils s’enferment dans le déni. Plus exactement, on pourrait dire, si l’on veut faire un usage esthético-politique de ce roman : Taormine est un livre sur la construction de l’innocence.
Que chacun aspire désormais à « la meilleure version de soi-même » ne fait pas que cette version soit pour autant « bonne ».
Un bon sujet, l’innocence. On s’est d’abord dit que ça pouvait servir à penser le régime épidictique qui semble caractériser notre banqueroute démocratique : louer ou blâmer, sans discussion, sans considération de la mauvaiseté humaine irréductible. Puisqu’apparemment celles et ceux qui se mettent en position de condamner leur prochain sans examen, sans interprétation, et comme sans intersubjectivité, se conçoivent, en quelque sorte, innocents au point d’où ils et elles parlent. Donc, on se demande : est-ce que cette prétention à l’innocence ne serait pas une forme de déni, c’est-à-dire un refus de penser ce qui est pénible à penser, ce qui rend triste, honteux, qui nous met le nez dans notre cloaque primitif ? Car, hélas, que chacun aspire désormais à « la meilleure version de soi-même » ne fait pas que cette version soit pour autant « bonne » – si cela veut dire quelque chose. Évidemment, le déni est souvent inconscient. Ça vaut même mieux pour lui, sinon il ne fonctionnerait pas.
Que le déni soit un élément fondamental de la culture n’est pas une découverte bien lumineuse. Ce refus de voir la réalité fonctionne à plein dans le cas choisi par Ravey : « la mort d’un enfant de migrant, ça ne compte pas. » On se rappelle par exemple le déni par surexposition d’Ai Weiwei en 2016, dans telle œuvre, aussi paresseuse que honteuse, où il posait en enfant syrien mort sur une plage. Mais au premier degré, le déni se contente plus simplement de nier, d’être aveugle (le politique rejoint donc aisément le polar). L’analyse qu’en donne Ravey est en quelque sorte le cœur de son enquête. Melvil est le plus inquiet des deux personnages après l’accident, même si (et justement parce que) c’est celui qui nie le plus : Luisa dit avoir aperçu une forme, il répond que c’est au pire un animal, plus vraisemblablement un de ces « engins de chantier » qui balisent le paysage où ils sont égarés. Elle veut sortir de la voiture pour aller voir, il le lui interdit, elle sort et ne voit rien. Luisa voudrait savoir ce qui s’est passé, Melvil ne pense qu’aux conséquences potentielles, au point de se croire suivi par une voiture : « Elle a dit : Je ne vois pas qui on pourrait intéresser, franchement, Melvil, ça va un peu loin ton histoire de filature. Je sais que tu es inquiet, mais quand même. » L’obsession de Melvil à partir de ce moment est de faire disparaître les stigmates de la carrosserie : non parce qu’il a peur d’être accusé de meurtre mais (bifurcation) parce que, s’agissant d’une voiture de location, il craint des complications auprès de l’agence si, quoi qu’assuré, il doit expliquer qu’il a eu un accident et ne l’a pas déclaré. Or s’il le déclare, les vacances seront gâchées en paperasses.
La dernière partie de Taormine plongera les héros dans ce qu’ils ne veulent pas voir – mais n’en disons pas plus. Avant cela, il y aura eu quatre chapitres de dispute sur la notion de responsabilité entre Luisa et Melvil, presque aussi beaux que le débat sur le bonheur entre Tiberge et Des Grieux dans Manon Lescaut. Le système de déni de Melvil est le suivant : ok, un enfant a été renversé non loin de là où ils ont heurté quelque chose. Mais comme ils n’ont rien vu de leurs yeux ni personne d’autre, rien ne prouve qu’il n’y a pas deux événements mais un seul. Première étape : dissociation. Une fois que l’aile de la voiture aura été redressée et repeinte par un carrossier, toute possibilité de savoir aura disparu. Il ne restera que le soupçon. On peut même faire comme si cela n’avait jamais existé : « J’ai parqué la voiture le long d’une haie de buissons, aile avant droite invisible, dissimulée contre les arbustes. » Ni vu, ni connu.
Supposons à présent que ce soient bien eux qui aient tué l’enfant par accident. Seconde étape : décorrélation. Depuis le début, Melvil croit comprendre que ce genre de choses « arrive ». Ainsi avec le serveur de l’hôtel : « Ce n’est pas la première fois, a-t-il poursuivi d’un ton rassurant, un rien complice, qu’un touriste me demande l’adresse d’un carrossier. » Il y aurait donc, pense-t-il, une sorte de monde parallèle où des enfants s’échappent de camps de migrants et se font écraser par des touristes. Ce serait banal, un peu comme de se faire arnaquer par un restaurateur ou d’attraper la turista. Heureusement, des carrossiers discrets seraient là pour effacer les traces de la faute-à-pas-de-chance. Car si c’est la collision des atomes de Lucrèce, « de responsable, il n’y en a pas ! », conclut Melvil.
Face à ces égarements théoriques, Luisa fait remarquer que la police est cependant fondée à chercher des justiciables. Melvil : « Tout compte fait, s’il y avait un responsable, ou une responsable, ce n’était personne d’autre que le père de ce gosse, ou la mère de ce gosse. J’ai d’ailleurs rappelé que ce groupe de migrants se mettait lui-même en danger, installé à proximité de l’autoroute. » Sauf que, raisonne Luisa, la faute n’est pas tant d’avoir renversé quelqu’un que de n’avoir voulu sortir de la voiture pour savoir ce qui s’était passé et si l’on pouvait porter secours.
« J’ai dit : Désolé que ce gamin, si c’est lui, soit venu se loger sous mes roues. Moi aussi, je le regrette. Très fort. Fais-moi un beau sourire, s’il te plaît. » Et de prendre Luisa en photo. C’est un peu comme si Melvil avait compris de travers les principes libéraux d’éthique minimale et de non-nuisance (ou, littéralement, d’in-nocence, « qui ne nuit pas ») chers à la philosophie analytique : après tout, si l’enfant voulait prendre le risque de se faire tuer, cela aurait été aller contre sa liberté de l’en empêcher. D’autre part, Melvil n’a pas voulu nuire à l’enfant, c’est un fait établi. Tertio, comme s’en amuse Ruwen Ogien[1], « l’éthique minimale n’a rien à dire aux conduites de ceux qui ne sont jamais disposés à porter secours à des personnes à l’agonie alors qu’ils sont en position de le faire », et si Melvil et Luisa ne portent pas secours à l’enfant sous leurs roues, en effet, stricto sensu, on ne peut pas exactement dire qu’ils lui nuisent : simplement, ils laissent faire.
Évidemment, soutenir ce genre de thèse ressortit à de la sophistique ou de la casuistique – Ogien propose d’appeler « éthique zéro » plutôt que « minimale » le fait de ne pas porter secours au nom de la non-nuisance. Pourtant, c’est à peu près ce que nous faisons tous les jours face aux malheurs des autres humains, réfugiés, racisés, harcelés, etc. Pourtant, c’est en dissociant le politique de l’éthique que nous pouvons condamner les idées d’autrui comme si nous n’étions pas concernés, à l’abri d’une transcendance impassible.
Laissons la conclusion à Melvil : « En réalité, il serait temps de s’en apercevoir : cette succession d’ennuis, dus à la malchance et rien d’autre, selon ma conviction, n’a pas lieu d’être. » C’est vrai, comme dit Margot devant sa télé : des choses pareilles, ça ne devrait pas exister.
Yves Ravey, Taormine, Minuit, septembre 2022, 144 pages.