Art contemporain

Hier, le monde – sur la 16ème biennale de Lyon, « Manifesto of fragility »

Critique d'art

Raconter aujourd’hui en regardant hier. C’est l’objet de « Manifesto of fragility », la 16ème biennale de Lyon qui vient d’ouvrir et nous invite à porter un regard sur une « résistance initiée dans le passé ». Une proposition de définition de l’Être par la fragilité et par notre prétendue permanente résilience, mettant en scène les corps au seuil des maux comme des remèdes de la vie.

Il y a toujours une pointe d’excitation lorsque l’on va voir une exposition ambitieuse. C’est le cas avec cette 16ème édition de la Biennale de Lyon intitulée Manifesto of Fragility. Un titre qui lui donne les contours d’une proclamation et d’une allégorie, tant par les projets qui la composent que par les œuvres réunies. Comment ne pas être sensible, dans l’incertitude de notre temps, à l’attention d’un regard sur une « résistance initiée dans le passé ».

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Une proposition de définition de l’Être par la fragilité et par notre prétendue permanente résilience. Repoussée d’un an pour cause de crise sanitaire, la Biennale de Lyon semble en elle-même vouloir incarner cette contestation de l’époque ou du moins lui rendre hommage.

Cette édition se divise en trois mouvements.

Premièrement au Musée d’Art Contemporain avec Les nombreuses vies et morts de Louise Brunet, puis un focus sur Beyrouth et ses Golden sixties et, enfin, une section plus ouverte, consacrée à un regard sur Un monde d’une promesse infinie qui se tient au Mac et dans différents lieux de la ville.

De fait, les propositions se font ici allégorie et, par la complexité comme la richesse du terme de « fragilité », elles se font aussi polémiques, images ou symboles. Il s’agit, par la proposition des commissaires, de tenter une incarnation visuelle du modèle et du commentaire sur notre monde. L’œuvre et les expositions se font aussitôt figuration d’une « fragilité » laquelle serait inhérente au dialogue avec notre époque. Alors, que se passe t’il justement dans cette approche et dans cette relation entre les œuvres d’art et leur sujet.

Figure allégorique à son climax, Beyrouth et les Golden Sixties raconte et dévoile avec force cette ville dans son statut particulier comme son dialogue avec la création, la politique et la géopolitique. « Beyrouth est la fragilité ! » nous assènent les organisateurs de la Biennale. Probablement l’une des œuvres les plus emblématique et forte de la Biennale, Where is my mind ? du duo Joana Hadjithomas & Khalil Joreige écrit un dialogue puissant avec le poète Georges Seferis au sein des anciennes usines Fagor. Ici se dessinent les contours d’une interrogation propre à l’usage de l’image dans le propos de l’exposition et, en cela, une forme de confiscation du sens de l’œuvre, ici vers la fragilité. Les artistes libanais nous reviennent au long du parcours lyonnais, une forme de fil rouge suivant nos pas et résonnant dans les lieux.

Résilience

C’est au cœur d’un paradoxe que ce construit l’élégance et la richesse de cette biennale Manifeste. Rien ne sera moins défini et clair que cette « fragilité » tant évoquée. De même cette « résilience », un terme globalement incertain apparaît à loisir au détour des échanges. Dans la cour du musée de Gadagne, lieu emblématique de l’histoire lyonnaise, Hannah Weinberger propose l’installation listen back / préservation of difference.

Produite pour la Biennale l’œuvre diffuse en temps réel et cela au gré de l’entrée des visiteurs, les programmes radios issus des pays et territoires qui ont été ou qui sont encore colonisés par la France. Entêtante et parfois insupportable l’oeuvre ne peut s’interrompre en notre présence, s’imposant avec justesse dans ce bâtiment historique de la ville.

Il revient ici l’étrange promesse initiale du projet : « Racisé, genré, colonisé ou diminué, le corps est le premier de nombreux seuils où les conflits éclatent et se résolvent, où les maladies se développent et se calment et où la vie dans toute sa complexité du moins d’une certaine façon, commence et se termine. »

À la lisière de ces corps, largement trop discutés ces dernières années, on retrouve l’éloge de l’altération, d’une instabilité de notre tissu social. Cette ambition est portée notamment par la figure insaisissable de Louise Brunet dans un chapitre cryptique du projet lyonnais. L’exposition et le personnage se construise à la fois dans les circonstances et dans la fiction. Dans cette rencontre d’une altération de l’histoire, de l’éternel retour d’une figure allégorique et transhistorique. Raconter aujourd’hui en regardant hier.

Objet désormais nécessaire à la commande d’une biennale, les musées et le patrimoine d’une ville permettent la valorisation d’un programme culturel territorial et aussi sa réussite. C’est le cas ici avec le musée Guimet qui révèle probablement le plus saisissant projet avec l’œuvre Grafted Memory System d’Ugo Schiavi au sein de la gigantesque salle du musée Guimet.

Le musée abandonné depuis plusieurs années permet à l’installation de prendre une dimension exceptionnelle dans l’intégration d’un nouvel écosystème « technologico-organique » et sis dans les caisses de nos chers data-center.

Lire les signes

Alors, comment lire ici l’allégorie de la « fragilité » et son discours sur notre temps. Entre résistance et destruction, une seule et même chose peut symboliser le vice et la vertu, à l’image de ce réseau d’expositions en constitution. S’impliquer dans le musée d’Histoire de Lyon et dans le patrimoine de la ville semble être une volonté peut être, pour un temps, à sauver ce qui menace de disparaître.

La Biennale se compose de nombreuses productions que l’on qualifie d’in situ dans le propre du projet artistique. À l’image du projet d’Evita Vasiljeva qui transforme, de nouveau au musée Guimet une salle entière en une scène de braquage assourdissante.

Expérience immersive, les installations se construisent ici au prisme de leurs dimensions éphémères, Comme un cambriolage, Impulse (J or Imp) de l’artiste lettone agit pour un temps donné c’est à dire pour sa nature circonstancielle. L’oeuvre in situ se fait alors l’objet même du transitoire, pour être ensuite démonté et, parfois, installé ailleurs et autrement.

S’agit-il ici de ce qui est caractérisé comme le manifeste de cette précarité individuelle, de notre définition d’occupation temporaire de l’espace ? Les commissaires de l’exposition Sam Bardaouil et Till Fellrath proposent de situer leur projet ainsi « Une inclusion non pas fondée sur la différence mais sur la seule qualité véritablement universelle qui nous lie toutes et tous : le caractère inévitable de notre fragile humanité et l’incroyable promesse qu’elle engendre. »

C’est aussi dans la richesse de l’accrochage que s’écrivent les réponses à ces promesses. Les présentations des collections du musée des Moulages de l’université Lyon 2 comme du musée des Hospices Civils de Lyon sont réalisées avec une forte ingéniosité et permettent d’y lire la délicatesse, cette fois consubstantielle, de l’œuvre d’art et du matériau.

Volonté de faire histoire

Manifesto of fragility se tient ici également dans une démarche d’interpénétration entre le champ du contemporain, l’histoire et la modernité de l’écriture artistique et critique. Ce genre allégorique, défendu par Baudelaire déjà comme « l’un des plus beaux genres de l’art » écrit-il dans son Salon de 1845 pour sa dimension éphémère. Il appartiendrait ici à l’artiste de saisir et de faire état de la vulnérabilité de notre monde et de notre état.

Comme l’éphémère auparavant, c’est bien cette ligne très fine qu’il appartient de suivre dans les perspectives dessinées et les expositions successives. Hans Op de Beeck nous en propose une lecture riche dans sa vidéo Raùl présentée au musée Gadagne. Chorégraphie réalisée par danseur Raùul Serrrano Nunez, à la fois triste et envoutante, l’oeuvre inonde l’étage d’une touchante mélancolie et de nous laisser, à notre tour, face à notre fragile sensibilité.

Comme pour la Biennale précédente, le centre de cette édition prend corps dans les usines Fagor, installées dans l’ancien fleuron industriel Brandt Fagor qui a fermé ses portes en 2015. Similaire symbole d’une histoire récente, le lieu de l’exposition se fait le témoin d’une cathédrale ouvrière en quête de sens. C’est notamment à cet endroit que la Biennale raconte « hier le monde », explorée et racontée avec un regard proche. Pensée à plusieurs endroits à la manière de pavillons, trois halles sont pour cette édition occupés, tous avec justesse, par des projets uniques signés Annika Kahrs, Julien Charrière et Hans Op de Beeck.

Alors, que nous raconte de notre présent ce regard sur un passé encore contigu ? La troisième partie du Manifeste propose une partition qui se fait « promesse d’un monde en changement ». La peintre Giulia Andreani se présente justement comme une « travailleuse de la mémoire » à la recherche de récits antérieurs, les petites histoires qui vont rencontrer la Grande.

C’est bien dans une pulsion semblable que se pose l’exposition ici, dans cette contemplation. La réactualisation ici proposée d’une contemplation-action proposerait également la rencontre d’une progression dans le regard que l’on projette sur l’œuvre d’art et que l’on peut comprendre ici dans une autonomie de celui qui regarde comme de celui qui expose.

Donner la parole

On en revient aux expositions du Mac Lyon entre promesses infinies et Golden Sixties. Une volonté similaire apparait dans le projet de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige présenté au sein du volet sur l’histoire de Beyrouth. Il s’agit de donner de nouvelles perspectives sur une période charnière du contemporain et sur la particularité des ambitions de ce territoire entre ouverture et pluralisme.

Le duo élabore une œuvre riche et multiforme laquelle aborde les champs de la photographie, des arts plastiques, du cinéma de fiction et du documentaire. Véritables historiens du pays du Cèdre ils nous donnent à voir le blast des explosions du port de Beyrouth de 2020.

À notre tour nous sommes saisis par la puissance destructrice retranscrite à l’écran, dans le silence et l’obscurité de la salle. « Tout notre travail se fonde à la frontière d’un réel où se pose continuellement la question du territoire, de sa délimitation (celui de l’art, celui de la vie personnelle), la question du corps social et du corps individuel dans une société communautaire, dans un temps où il est de plus en plus difficile de se poser en individu vecteur de la pensée et de la possible opposition, de dire “je”, de dire “je suis cet être-là avec ses contradictions ; je suis là et, plus encore qu’un individu, je suis un sujet politique singulier”. » expliquaient les artistes à l’occasion de leur exposition au Jeu de Paume.

Cette porosité de la création donne naissance à une esthétique singulière où les questions du visible et du caché, des relations entre la fiction et la réalité tiennent une place primordiale.

Au musée Gadagne, en s’extrayant d’une salle consacrée au travail de l’artiste Daniel Otero Torres les notes de piano issues de la vidéo d’Hans Op de Beeck reviennent à nos oreilles.

L’artiste colombien a proposé un accrochage avec notamment cette figure du chien errant qui traverse une partie de son œuvre. La fragilité du chien errant est tout à fait évidente. Sur le mur du musée est indiqué « Ambiance XVIème, XVIIème siècle ». La tapisserie réalisée est un papier peint par Otero Torres et fraichement posée. Cela devait être une autre histoire du musée.


Léo Guy-Denarcy

Critique d'art