Art contemporain

Les morts vivants d’Arthur Jafa – sur l’exposition « Live Evil » à la Fondation Luma

Historienne de l'art contemporain

D’abord directeur de la photographie formé au contact des cinéastes révolutionnaires de Los Angeles des années 80 et nourri du jazz et des voix du gospel, Arthur Jafa a surgi sur la scène internationale de l’art contemporain en 2016 à la faveur de sa vidéo « Love is the Message and the Message is Death ». La Fondation Luma consacre à Arles une importante exposition monographique à cette œuvre habitée par la mémoire de l’esclavage, sa violence et son lien à la mort.

Toute l’œuvre d’Arthur Jafa [1] est habitée par la mémoire de l’esclavage, sa violence et son lien à la mort. La mort, traitée de façon obsessionnelle, est l’un des sujets premiers de sa production artistique. C’est par sa vidéo Love is the Message and the Message is Death réalisée en 2016 qu’il est devenu célèbre en tant qu’artiste visuel exposant dans les hauts lieux de l’art contemporain international alors qu’il l’était jusque-là en tant que talentueux directeur de la photographie et réalisateur de films, travaillant en collaboration avec de nombreux·se·s cinéastes, artistes, théoricien·ne·s et critiques engagé·e·s comme lui dans des formes d’expression et de revendications politiques enrichissant la culture noire.

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Il se forme au contact des cinéastes révolutionnaires de Los Angeles tel Hailé Gerima et réalise son premier film expérimental en 1982, Considerations, tourné en super 8. Pour Jafa, qui conçoit le travail des images en s’inspirant du jazz et des voix du gospel, l’esthétique noire est une « intonation visuelle ». Celle-ci surgit de façon majestueuse dans sa collaboration avec Julie Dash sur le sublime Daughters of the Dust qu’elle réalise en 1991. Jafa a travaillé avec John Akomfrah et le Black Audio Collective sur Seven Songs for Malcolm X en 1993 ainsi qu’avec Spike Lee en 1994 sur son film Crooklyn. Il participe au tournage d’Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick en 1999 et de Selma d’Ava DuVernay en 2014.En 2013, il réalise son documentaire Dreams Are Colder than Death qui commence avec le fameux discours de Martin Luther King. La mort rode encore.

Pour Arthur Jafa, les Noir·e·s sont des survivant.es. Selon lui, comme il le décrit lors du colloque « Black Popular Culture » organisé à New York en 1991, le Passage du milieu est à l’origine de la culture noire. Celle-ci s’est développée à partir des formes d’expression qui ont été transportées par les Africain.es mis.es en esclavage. Jafa évoque « les prouesses oratoires, la danse, la musique ». « D’autres choses, l’architecture par exemple, n’ont pu être transportées », ajoute le cinéaste.

En se transformant en monstre, en devenant un zombie, il révèle les forces surnaturelles qui le hantent et élabore un concept esthétique qui agit comme une révolte visuelle.

Cette analyse, Jafa la reprend quasiment à l’identique lors de l’événement After the Dance: Conversations on Michael Jackson’s Black America, organisé par le Schomburg Center for Research in Black Culture de New York en hommage à Michael Jackson en juin 2010, un an après sa mort. Jafa revient sur la notion de survie à laquelle les Noir·e·s se sont retrouvé·es confronté·e·s dès la traversée de l’Atlantique, captif·ve·s de la cale du bateau de traite. Dans la continuité de ses propos de 1991, il confirme que « sur un négrier » on ne peut « transporter sur son dos ni architecture ni tout autre objet matériel ». « Quand nous sommes arrivé·e·s ici, non seulement nous n’avions pas accès à des choses matérielles mais nous étions nous-mêmes de la matière première. […] Nous étions des objets et non des sujets. » Cette tension entre le statut d’objet et de sujet ainsi que leur fusion traverse tout l’art de Jafa.

Réalisé en 1988, son autoportrait photographique le montre avec un regard qui tient tête. L’appareil est visible dans le miroir, le noir et blanc renforce les contrastes. Il le titre Monster I. Trente ans plus tard, il réalise Monster II, un autre autoportrait où cette fois son visage déformé est littéralement façonné en figure monstrueuse. Ces deux autoportraits sont présentés dans la spectaculaire exposition de Jafa à Arles et sont, pour l’artiste, un moyen d’émettre une critique du racisme et de l’image stéréotypée qui colle aux figures noires. En se transformant en monstre, en devenant un zombie, il révèle les forces surnaturelles qui le hantent et élabore un concept esthétique qui agit comme une révolte visuelle.

Pour Sarah Juliet Lauro, « de façon sous-jacente, la rébellion est inhérente au mythe [du zombie] dès le début, de sorte que l’asservissement et la résistance sont enfermés conjointement dans le corps du zombie ». Dans son ouvrage The Transatlantic Zombie, Slavery, Rebellion and Living Dead[2], elle explique que les origines du zombie remontent aux croyances folkloriques africaines du XVIIe siècle et qu’elles ont par la suite, dès le XIXe siècle, été associées aux pratiques du vaudou haïtien.

Symbole des bouleversements produits par l’esclavage africain, « le mythe [du zombie], écrit Lauro, est une tentative d’explication des cruels mystères de la vie. Pourquoi les gens disparaissaient-ils ? Où allaient-ils ? Ils étaient ensorcelés par des sorciers, leurs âmes forcées de travailler dans une terre désertique lointaine. Les zombies ont d’abord expliqué l’esclavage comme un acte de sorcellerie qui vole l’âme de la personne ». L’autrice ajoute que le zombie résume l’expérience de la traversée transatlantique et de la dépossession de soi, la personne mise en esclavage est « biologiquement vivante » mais « socialement morte ». Cette oscillation entre la vie et la mort, où la mort domine la vie, irrigue le projet artistique conçu par Arthur Jafa dans les immenses espaces de Luma, mais la réception des œuvres présentées diffère selon leur nature, leur format et le médium utilisé. J’y reviendrai.

C’est lors de la visite de l’exposition que la figure du zombie a surgi dans mon esprit comme une évidence pour étudier le travail de l’artiste. J’ai notamment pensé au morceau Thriller de Michael Jackson que j’ai revu pour écrire ce texte et qui a influencé son titre. Le clip de quatorze minutes, réalisé par le cinéaste John Landis en 1982, est un film d’horreur qui s’ouvre sur une précision signée par Jackson : « En raison de mes fortes convictions personnelles, je tiens à souligner que ce film ne cautionne en aucun cas une croyance dans l’occulte. »

Pourtant, la star y joue un mort-vivant qui se transforme à la pleine lune de garçon charmant en monstre repoussant. Même s’il s’en dédouane, le caractère occulte du zombie occupe tout le récit jusqu’à l’habituelle phrase du générique final : « Tous les personnages et événements de ce film sont fictifs. Toute similitude avec des événements ou des personnes réelles, vivantes, mortes (ou mortes-vivantes) est purement fortuite.»  En anglais, « mort-vivant » se dit « undead », créant par ce devenir-mort une frontière encore plus fragile entre la vie et l’au-delà.

La chorégraphie où dansent les zombies mené.es par Jackson au visage transformé en « homme noir en colère » semble une métaphore de l’expérience africaine-américaine où le génie du langage corporel se heurte aux ségrégations et aux rejets. Une question qui, là encore, est au cœur du processus de création et de réflexion d’Arthur Jafa. Le statut de star mondiale de Michael Jackson ne l’extrait pas du système de représentation raciale et le succès de l’album Thriller fait basculer le roi de la pop vers une mutation physique voulue et irréversible.

De Noir vers Blanc, Jackson devient peu à peu l’ombre de lui-même, jouant sur la dualité de ces binarités chromatiques dans un autre morceau, lui aussi tube planétaire : « Black or White » sorti en 1991. Le clip est également filmé par John Landis. Le refrain dit : « It don’t matter if you are Black or White. » Seulement, si justement, cela compte de savoir si on est « noir·e » ou « blanc·he » dans une société raciste, surtout quand le morceau fait partie d’un album appelé Dangerous. C’est ce seuil-là que franchit un Michael Jackson devenu blanc, ayant néanmoins gardé dans ses gestes et mouvements toute la puissance de la danse noire, classique, soul, funk et disco. Les quatre dernières minutes de la vidéo, jugées trop violentes, ont été retirées des versions officielles du clip jusqu’en 2006. À cette date, comme pour justifier les raisons de sa fureur, des inscriptions évoquant le nazisme et le Ku Klux Klan ont été ajoutées numériquement sur les vitres que Jackson fracasse.

Dans ce passage de la vidéo, on voit une vraie panthère noire marchant dans une rue mouillée par la pluie. Elle se transforme en Michael Jackson, qui, version trash de Singing in the Rain, fait des claquettes sur le bitume, le visage déformé par les opérations chirurgicales et fantomatique sous la lumière blafarde des réverbères. Pas un son, pas une note de musique n’accompagnent ses pas, seuls un râle qui sort de sa gorge et les fers des talons qui claquent perturbent le calme de la nuit. Il danse sur le capot des voitures dont il a brisé les pare-brise et caresse son sexe selon sa gestuelle devenue célèbre. T-shirt déchiré, cheveux décoiffés, Jackson se retransforme en panthère noire et traverse la ville endormie dans un silence de mort. Michael Jackson est une personnalité que l’on retrouve souvent représentée dans l’œuvre de Jafa, notamment lorsqu’il est sous la forme d’un monstre. Il est quasiment certain qu’en tant qu’homme de cinéma, il a dû analyser cette séquence avec attention.

L’étrangeté qui s’en dégage ressemble à son travail, comme en témoigne l’évocation d’un Michael Jackson « blanc » au pénis « noir » avec la représentation d’un tronc nu dans MJ (2018), une photographie de Jafa également présentée dans l’exposition. La panthère noire est un hommage aux Black Panthers revendiquant l’autodéfense. La colère de Jackson symbolise aussi celle du monde entier découvrant sur les écrans télévisés en mars 1991, quelques mois avant la sortie de « Black or White », le tabassage de Rodney King par la police, filmé par une caméra amatrice ; de même, cette colère anticipe les révoltes et émeutes de Los Angeles en 1992 quand les policiers sont acquittés. Comme on le sait, cette violence à l’encontre des Noir·e·s n’est pas un fait isolé.

John Akomfrah, ami de Jafa depuis trente ans, parle de ses montages comme « des memento mori, un indice de notre mortalité ».

Des images de visages tuméfiés comme ceux de King, Arthur Jafa les collectionne par centaines depuis son adolescence. S’y ajoutent toutes les reproductions découpées dans les journaux et magazines de cinéma, de photographie, de design, de musique, et de culture populaire. Au départ, ces images sont organisées par Arthur Jafa selon des assemblages singuliers dans des cahiers reliés.

C’est une sélection de ces images qu’il choisit de monter pour sa vidéo APEX en 2013 à laquelle il travaille pendant cinq années. 841 images défilent en 8 minutes 22 ; en plus des portraits de célébrités et de figures tutélaires de l’histoire et de la culture noire, d’objets d’art ou de détails sélectionnés, on y voit beaucoup de blessures accompagnant l’horreur de la violence raciale, coloniale, policière, militaire. La photographie datant de 1863 de l’ancien esclave Gordon au dos marqué par les cicatrices chéloïdes dues aux coups de fouet, fort symbole abolitionniste, fait partie du montage. C’est une image qui a marqué l’artiste dès ses quinze ans.

En 2013, la même année qu’APEX, il en fait une impression sur du plastique thermo-formé, œuvre aujourd’hui signature qui elle aussi est présentée à Arles. Pour Jafa, APEX s’inspire du Monument à la Troisième Internationale, resté à l’état de maquette, que l’artiste russe soviétique Vladimir Tatlin commence en 1919. La vidéo est accompagnée de la musique de Robert Hood, membre fondateur d’Underground Resistance, groupe techno engagé né à Detroit en 1989. Dans l’exposition à Arles, Arthur Jafa choisit de présenter une version ralentie qui dure désormais plus d’une heure et demie. Le visionnage de l’œuvre, intitulée cette fois SLOWPEX, est une expérience très puissante.

Chaque plan révèle la qualité des juxtapositions visuelles. Là où, dans APEX, le regard suivait à toute allure le défilement d’images hallucinantes, avec SLOWPEX, on a le temps de les regarder mais elles n’appellent pas moins à une forme de contemplation happant notre attention comme si on était en état d’hypnose. John Akomfrah, ami de Jafa depuis trente ans, parle de ses montages comme « des memento mori, un indice de notre mortalité ».

Arthur Jafa appartient à une génération d’artistes et d’intellectuel·le·s (John Akomfrah, Renée Green, Saidiya Hartman, Fred Moten, …) qui échangent sur des concepts renouvelant la perception des images et leur interprétation. L’un de ces concepts est celui de l’image haptique proposé par Laura U. Marks qui, dans son ouvrage The Skin of the Film, Intercultural Cinema, Embodiment, and the Senses[3], étudie les sensations tactiles créées par le regard.

Toucher par la vue et ressentir les matières qui composent les objets, les visages, les corps, les surfaces, effleurer les textures et les stries par les yeux, plonger ses doigts dans les trous ou caresser les bosses sur les images sont autant d’expériences haptiques pour appréhender les fragments choisis. Ceux-ci, par la grâce du montage de Jafa, forment un mouvement qui semble aléatoire et infini. La vibration créée par l’association entre l’image et le son devient elle aussi haptique.

Comme pour prolonger ce rapport au son déjà essentiel pour l’artiste, il dispose deux diffuseurs de parfum Byredo dans les deux espaces d’exposition (la Mécanique générale et la Grande halle). Ce diffuseur conçu comme une enceinte audio – dans sa forme et son rythme de diffusion – porte le nom d’Olfactive Stéréophonique et fait cohabiter l’écoute de la musique et le parfum ayurvédique qui s’en dégage.

Arthur Jafa revendique un amour de la science-fiction qui remonte à son enfance et ce genre d’objets insolites aux fonctions hybrides s’harmonisent avec la circulation spatiale entre les deux lieux, où est reconduit l’antagonisme entre le « blanc » et le « noir », pensés en miroir. À différents endroits, des structures aux vitres noires et réfléchissantes créent des niches translucides renforçant cette confrontation entre le visible et l’invisible que le blanc et le noir véhiculent.

Miles Davis, comme jalon pour comprendre l’œuvre de Jafa ; Miles Davis, dont l’album Live Evil de 1971 donne son titre à l’exposition.

Dans son texte « My Black Death »[4] publié en 2015, Arthur Jafa raconte avoir été profondément marqué dans sa jeunesse par 2001 l’Odyssée de l’espace de Kubrick (1968), film qu’il voit à Clarksdale, une ville ségréguée du Mississipi où il grandit. Il analyse la blancheur extrême des décors qui éjectent toute trace de noirceur, tout en mentionnant le voyage du monolithe noir qui surgit en Afrique (Kubrick a choisi un paysage de désert en Namibie) et se retrouve sur la lune.

Pour l’artiste, c’est la rencontre avec Miles Davis qui l’aide à résoudre l’énigme de 2001 l’Odyssée de l’espace. Miles Davis, comme jalon pour comprendre l’œuvre de Jafa (des portraits photographiques en noir et blanc du jazzman, enfant et adulte, sont présentes sur plusieurs murs) ; Miles Davis, dont l’album Live Evil de 1971 donne son titre à l’exposition.

Ce titre est le résultat d’une écriture spéculaire que l’on retrouve sur la couverture du disque réalisée par Abdul Mati Klawein, également l’auteur de celle de Bitches Brew composé par Davis en 1970. Couvertures que R. E. B. Scott décrit en 1972 dans un numéro de la revue Black Scholar[5] telles « des peintures vaudou ; maléfiques et mystérieuses comme la musique [de Davis] ». On a d’un côté Miles/Davis/ Live, de l’autre Selim/ Sivad/ Evil. Ce face à face entre Live et Evil crée le « mal vivant » repris par Arthur Jafa. À cette époque, Miles Davis, aussi inspiré par la fabuleuse Betty Davis qui a été sa femme et qui lui a présenté les musiciens psychédéliques qu’elle côtoie et avec lesquels elle collabore, est dans une phase où la spiritualité et le vaudou dominent sa création musicale.

Dans l’espace que j’appellerai « blanc » de l’exposition, Jafa choisit de présenter une quinzaine d’œuvres, dont des sculptures, des découpes, des drapeaux, la vidéo SLOWPEX et la vidéo White Album (2018). Cette dernière reprend elle aussi le titre d’un album fameux (les Beatles le sortent en 1968) et est composée d’images représentatives, pour l’artiste, de la « culture blanche » qui vient logiquement s’opposer à (ou compléter ?) la culture noire.

L’espace de la Mécanique générale accueille aussi des impressions monumentales sur papier peint qui sont pour Jafa une manière de jouer sur l’échelle de sa collection d’archives photographiques en en faisant des agrandissements démesurés. Mais là où les pages des cahiers ou des classeurs peuvent être tournées à l’infini, exactement comme la vidéo regardée en boucle, sur le mur, immobilisées, collées et écrasées, leur caractère infini laisse place au fini. L’absence de mouvement propre au médium exposition semble incompatible avec la façon dont Jafa travaille et il serait d’ailleurs revenu en juillet à Arles pour modifier l’arrangement de certaines des pièces dans l’espace.

L’image est haptique dans le mouvement et le montage mais semble devenir inerte dans son amplification spatiale, comme si elle était une affiche commerciale s’adaptant au support l’accueillant. Cette sensation est d’autant plus paradoxale que les images devant lesquelles on s’arrête sont des scènes de violence inouïe : la photographie du lynchage de Jesse Washington à Waco au Texas en 1916, celle du lynchage de deux hommes accusés de viol à Duluth dans le Minnesota en 1919, des cadavres noyés lors de l’ouragan Katrina, des corps torturés, ensanglantés. Sans aucun affect, la feuille de salle rudimentaire n’est d’aucune aide pour contextualiser ce que Jafa véhicule par cette accumulation d’horreurs (on peut se demander d’ailleurs comment le public qui traversait les salles en pleine canicule estivale accueillait les informations minimalistes et imprécises qui y étaient données).

Comme pour apaiser, la vidéo akingdoncomthas de 2018 d’une durée d’1h45 présente des prédicateur·tri·ces et de chanteur·teuse·s de gospel, leur croyance et leur transe viennent contrer, par la chaleur de leur voix, la froideur des corps morts qui ponctuent le parcours de l’exposition. Ce « mal vivant » que Jafa décrypte avec minutie est lié à l’histoire de la violence raciale des États-Unis et l’artiste né en 1960 à Tupelo dans le Mississipi vit avec ce trauma transgénérationnel en produisant des formes artistiques extrêmes comme pour l’exorciser.

Les papiers peints à échelle gigantesque représentant les corps lynchés, pendus et brûlés, questionnent l’exposition visuelle à une telle violence. En 2005, Angela Davis rappelle dans son entretien avec Edouardo Mendieta (publié en français dans Les goulags de la démocratie [6]) que « les lynchages pouvaient être photographiés en tant que rassemblements festifs précisément parce que ceux qui y participaient supposaient qu’ils supprimaient des êtres qu’on ne pouvait d’aucune façon inclure dans la communauté des citoyens. On pourrait soutenir que le lynchage définissait précisément ses victimes comme se situant au-delà de toute citoyenneté possible. »

Mendieta lui suggère alors la possibilité de lier ces images à celles de la torture des prisonniers irakiens dans la prison d’Abou Ghraïb par les soldat.e.s étatsunien.ne.s en évoquant la pornographie qui les traverse. Confirmant cela, Angela Davis précise : « cela résume ce qui est peut-être la meilleure définition de la pornographie : la transformation du corps en objet, la mise au premier plan du corps démembré ».

Prenant appui sur ce parallèle entre les images de lynchage et d’Abou Ghraïb, j’aimerais faire une brève parenthèse pour évoquer la controverse de l’actuelle biennale de Berlin où la présentation d’une installation intitulée Poison soluble, composée de ces abjectes photographies prises en direct par les soldat.es commettant les tortures sur les prisonniers et formant un labyrinthe, a créé la colère justifiée et l’amertume des artistes irakiens[7]. Exposés contre leur gré à côté de cette installation sans en avoir été informés en amont par les commissaires, ils ont choisi de retirer leurs œuvres et ont précisé leurs raisons dans une lettre ouverte publiée dans Artforum cet été.

Parmi les raisons invoquées, l’exposition de ces images sans le consentement des victimes. Le directeur artistique de la biennale de Berlin, lui-même artiste, évoque l’hypersensibilité de personnes qui refuse de regarder ces images « par confort ». L’hypersensibilité permet au contraire de ne pas être dupe et de dévoiler les rouages d’une domination qui consiste à coincer le public dans un labyrinthe de l’horreur sans lui laisser d’issues.

Mon frère, Dork Zabunyan, a approfondi la question juridique du droit à la représentation et précise dans son ouvrage Insistance des luttes[8] qu’« il faut sortir de l’alternative mortifère entre, d’une part, un besoin d’hyper-visibilité qui bafoue ici et là le respect élémentaire de la personne – et qu’il convient de combattre sans discrimination (car une espèce de hiérarchie existe bien parmi les victimes de l’Histoire : entre celles, principalement occidentales, dont l’image est floutée, et celles qui ne sont pas) et d’autre part une invisibilité, parfois organisée médiatiquement, qui ne permet pas de mesurer l’indignité de situations humiliantes ou dégradantes. »

Chez Arthur Jafa, paradoxalement, l’indignité des images de lynchage et de corps noirs torturés ou tués s’enclenche à la nécessité de raconter sans relâche les violences initiées lors de la mise en esclavage des Noir·e·s et perpétrées depuis quatre siècles. Par ces récits visuels, il cherche à préserver leur mémoire et leur dignité même si ce rapport spectral à la mort déstabilise.

Son dernier film AGHDRA (2021), présenté dans l’espace de la Grande halle dont le sol est recouvert de sable gris, montre une mer démontée où, à la place de l’eau, ce sont des roches laviques qui s’entrechoquent. Un soleil qui ne se couche pas, un océan effrayant, le·la spectateur·trice dans le noir complet allongé·e sur une estrade en biais : Jafa recrée le Passage du milieu et l’expérience de la cale.

Pendant une fraction de seconde, telle une image subliminale, on a l’impression qu’il a reconstitué le paysage africain du début de 2001 L’Odyssée de l’espace où les rochers de granit du Spitzkoppe se seraient mis en branle après des millions d’années, se transformant numériquement en une eau solide et féroce. Douze séquences et douze temps musicaux composent ce film de 85 minutes qui fascine littéralement celle ou celui qui le regarde.

À un moment, le soleil laisse sa place à la pleine lune et la voix sensuelle d’Isaac Hayes surgit d’outre-tombe. On reconnaît au loin son interprétation sourde de « Walk on by », « passe ton chemin », la voix de l’esprit soul, une voix revenante et renversante.

Arthur Jafa : « Live Evil », à la Fondation Luma (Arles), jusqu’au


[1] Pour voir des images d’Arthur Jafa, ici le catalogue publié au Danemark.

[2] Sarah Juliet Lauro, The Transatlantic Zombie, Slavery, Rebellion and Living Dead, New Brunswick, NJ, Rutgers University Press, 2015.

[3] Laura U. Marks, The Skin of the Film, Intercultural Cinema, Embodiment, and the Senses, Durham, NC, Duke University Press, 2000.

[4] Arthur Jafa, My Black Death, Hudson, NY, Publication Studio Hudson, 2015.

[5] R. E. B. Scott, “MILES DAVIS: LIVE/EVIL”, The Black Scholar, vol. 3, n° 10, « Black Music », summer 1972, p. 57-58.

[6] Angela Davis, Les goulags de la démocratie, Vauvert, Au diable Vauvert, 2018 [première publication en anglais 2005].

[7] Voir pour une analyse de la controverse : Claire Moulène, « Polémique à la Biennale de Berlin autour des images de torture d’Abou Ghraib », Libération, 19 août 2022, Ludovic Lamant et Thomas Schnee, « Biennale de Berlin : défiance et débats autour de clichés d’Abou Ghraib », Médiapart, 22 août 2022, Jordane de Faÿ et Magali Lesauvage, « Berlin, la Biennale empoisonnée », Quotidien de l’art, 6 septembre 2022.

[8] Dork Zabunyan, Insistance des luttes, Cherbourg, De l’incidence éditeur, 2016

Elvan Zabunyan

Historienne de l'art contemporain, Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et critique d’art

Notes

[1] Pour voir des images d’Arthur Jafa, ici le catalogue publié au Danemark.

[2] Sarah Juliet Lauro, The Transatlantic Zombie, Slavery, Rebellion and Living Dead, New Brunswick, NJ, Rutgers University Press, 2015.

[3] Laura U. Marks, The Skin of the Film, Intercultural Cinema, Embodiment, and the Senses, Durham, NC, Duke University Press, 2000.

[4] Arthur Jafa, My Black Death, Hudson, NY, Publication Studio Hudson, 2015.

[5] R. E. B. Scott, “MILES DAVIS: LIVE/EVIL”, The Black Scholar, vol. 3, n° 10, « Black Music », summer 1972, p. 57-58.

[6] Angela Davis, Les goulags de la démocratie, Vauvert, Au diable Vauvert, 2018 [première publication en anglais 2005].

[7] Voir pour une analyse de la controverse : Claire Moulène, « Polémique à la Biennale de Berlin autour des images de torture d’Abou Ghraib », Libération, 19 août 2022, Ludovic Lamant et Thomas Schnee, « Biennale de Berlin : défiance et débats autour de clichés d’Abou Ghraib », Médiapart, 22 août 2022, Jordane de Faÿ et Magali Lesauvage, « Berlin, la Biennale empoisonnée », Quotidien de l’art, 6 septembre 2022.

[8] Dork Zabunyan, Insistance des luttes, Cherbourg, De l’incidence éditeur, 2016