Littérature

La Recherche, cette chambre d’échos – sur Le train de Proust de Bertrand Leclair

Critique littéraire

Le train de la Recherche n’en finit pas de rouler. Dans un essai littéraire à la fois personnel et subtil, Bertrand Leclair retrace, à partir de la métaphore ferroviaire, l’invitation au voyage que constitue la (re)lecture du grand-œuvre de Marcel Proust.

Il y a dans toute lecture attentive et sérieuse la tentation secrète de s’approprier mentalement le livre lu. Mieux que quiconque, avec un empressement obligé, le critique littéraire le mesure en même temps qu’il le démontre. Montant sur la chaire invisible de son autorité il dit, en termes choisis, parfois violents ou sentencieux, parfois pertinents, ce qu’il faut penser du livre en question. D’abord ses impressions, puis, très vite, le couperet de son jugement.

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Lorsqu’il exerce son activité sur un temps plus long, non entravé par l’actualité éditoriale, et donc moins immédiatement visible et exposé, à l’université par exemple, le critique contourne cette question de l’appropriation. Avec des chaussures plus fines que certains gros sabots journalistiques, il s’applique à éclairer finement, sans se précipiter, tel ou tel aspect de l’œuvre envisagée, de l’enrichir d’une analyse subtile, d’un éclairage érudit, se défendant surtout de l’embrasser d’un seul regard.

Dans un passé récent, Bertrand Leclair a déjà posé, à sa manière, toutes ces questions, estimant justement qu’on ne peut pratiquer décemment le métier de critique sans d’abord, ou en même temps, le penser. Sans se critiquer soi-même en somme. À ces questions, il a répondu avec rigueur et honnêteté, s’irritant parfois de certaines pratiques, dérives ou roublardises, qui ont cours dans les divers milieux de la critique, mettant en cause sa légitimité.

Citons trois livres qui, sans plan préétabli, ont préparé celui qui nous intéresse aujourd’hui. Un livre personnel, presque intime, qui, de quelque façon, couronne sa réflexion, témoignant du lien profond, indissoluble, de ces deux actes : lire et écrire. Pour cela, il s’appuie, plus précisément trouve son inspiration, dans une œuvre qu’il est manifestement impossible de s’approprier ou d’instrumentaliser, une œuvre qui toujours dépasse, illumine son lecteur : celle de Marcel Proust. Un nom et une œuvre déjà présents dans les livres que je vais citer.

Dans Verticalité de la littérature (Champ Vallon, 2005, qui porte comme sous-titre : Pour en finir avec le “jugement” critique), Leclair oppose le savoir et la connaissance, au bénéfice évident de la seconde ; une connaissance verticale, solaire ou ténébreuse, qui nous élève, et dont la littérature est, non pas l’instrument, mais le vecteur et le révélateur. Le savoir, lui, devant se contenter d’une horizontalité besogneuse, étroite, décevante.

Dans Débuter, comment c’est (Pocket, 2019, avec ce sous-titre longuement explicite : Petit traité souvent drôle et toujours intelligent sur l’art et la manière d’entrer en littérature afin d’y tracer un chemin), l’auteur développe notamment l’idée de « l’adresse » de l’œuvre, soulignant que « le livre invente son lecteur et, en l’inventant, le révèle à lui-même » ; révélation qui lui « commande d’écrire », de revendiquer une identité, celle de l’écrivain.

Enfin, un autre essai, d’une nature plus intime, Dans les rouleaux du temps, publié entre les deux déjà cités (Flammarion, 2011 ; sous-titre, plus sobre : Ce que nous fait la littérature), dans lequel l’auteur interroge, s’appuyant sur une douzaine d’auteurs lus et aimés, « non pas l’essence mais les puissances de la littérature ». Et cela se termine par un long chapitre sur Proust et ce « grand huit qu’est La Recherche [qui] se boucle à l’infini », qui ouvre son narrateur, et son lecteur, à « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue », comme il est dit à la fin de la boucle, dans Le Temps retrouvé. Et cette « vraie vie », c’est la littérature. Tout peut alors commencer, comme Leclair le souligne aujourd’hui… « On peut même dire que c’est là, à ce mot fin, que tout peut commencer vraiment autant que tout recommence : le livre annoncé est toujours à venir… »

Au même titre que le train, l’amour et la littérature sont des moyens de transport.

Pour Bertrand Leclair, Proust n’est pas seulement un auteur lu, mais relu encore et encore, intégralement. Comme si on ne pouvait jamais en avoir fini. Ce n’est pas pour s’en vanter (même si cela impose respect et admiration) qu’il le répète, mais pour mieux montrer le génie inégalé, inépuisable, de l’auteur de la Recherche. Pour montrer surtout, presque concrètement, la nature de cette « connaissance » de soi et du monde, que la littérature, en l’une de ses plus hautes œuvres, peut offrir, dispenser à son lecteur – pour autant que celui-ci fasse l’effort d’appréhender, de mesurer cette « connaissance », cette « vraie vie » qui lui est tendue.

En cette vie de l’esprit, le lecteur est poussé, conduit, incité et inspiré lui-même à écrire, au-delà du geste critique – mais en passant par lui. Gérard Genette, comme le rappelle Bertrand Leclair, résumait d’ailleurs parfaitement la Recherche en trois mots : « Comment Marcel devient écrivain ». La voie est donc toute tracée, les rails en place, ceux qu’emprunte ce « train », à la fois réel et métaphorique.

Une évidence d’abord : au même titre que le train, l’amour et la littérature sont des moyens de transport. Il s’agit donc, au départ, dès la première gare si j’ose dire, d’« aborder la spécificité du train de la narration dans l’œuvre de Proust », et plus précisément ce que signifie « le principe du nœud ferroviaire ». Sous l’« emprise de l’imaginaire ferroviaire », la métaphore s’enrichit d’elle-même et prend de multiples figures : celles des gares de triage, des aiguillages et des correspondances, du train qui peut en cacher un autre – ou même du train d’enfer. On laissera de côté, évidemment, celle, en l’occurrence si mal adaptée, du roman de gare !

À propos des gares, Leclair cite ces lignes d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs où il est question de « ces lieux spéciaux, les gares, qui ne font pas partie pour ainsi dire de la ville mais contiennent l’essence de sa personnalité de même que sur un écriteau signalétique elle porte son nom ». Mais l’image ne vient pas de nulle part, ou d’aucune époque. Avant même d’être une image, c’est-à-dire une « mine de métaphores », le train, avec ses wagons et sa locomotive, est une réalité fumante et bruyante, datée. Bertrand Leclair, avec raison et opportunément, le rappelle : « … durant les trois décennies qui précèdent la naissance de Marcel Proust, en 1871, le développement fulgurant du chemin de fer a accompagné le basculement de l’Europe dans la modernité industrielle et capitaliste ». Un nouveau siècle s’inaugure. Le temps et l’espace étant appelés à prendre une autre forme, un autre rythme, à entrer, autrement et davantage, en correspondance.

La première partie du livre détaille, sans esprit de système, au propre rythme de l’auteur, les occurrences de cette réalité que Proust n’a nullement ignorée, qu’il a mis en scène et en mouvement. Tout en embarquant le lecteur dans ce voyage mental extraordinaire que constitue la lecture (et la relecture obstinée) des sept volumes et des trois mille pages de l’œuvre, Leclair souligne l’importance du « primat de la perception [qui] est au fondement de la Recherche ». Le peintre Elstir en est la figure emblématique. Par lui, le narrateur apprend qu’il faut « se garder de laisser la raison empiéter sur la puissance de la “vision” initiale ».

Leclair développe cette thématique complexe et essentielle de la perception sensible par rapport à la raison et à l’intelligence. Une intelligence qui n’est pas rabaissée ou écartée, mais comme exaucée par l’entrée dans le monde sensible. Dans son Contre Sainte-Beuve, Proust disait : « Si l’intelligence ne mérite pas la couronne suprême, c’est elle seule qui est capable de la décerner. Et si elle n’a dans la hiérarchie des vertus que la seconde place, il n’y a qu’elle qui soit capable de proclamer que l’instinct doit occuper la première. » Ou bien, avec cet humour placide et vertigineux propre à l’écrivain, dans Sodome et Gomorrhe, l’évocation du « regard scrutateur et ravi » de Mme de Cambremer « sur un point vague de l’espace où elle apercevait sa propre pensée… ».

Cette hiérarchie, ou plus précisément cette articulation du monde sensible et de la raison, de l’instinct et de la pensée, ne sont pas sans rappeler les analyses de Georges Poulet. Dans son livre L’espace proustien (Gallimard, 1963), le critique belge scrutateur attentif du temps humain, insistait sur l’association, centrale chez Proust, des personnes, des figures et des lieux : « Sans les lieux, les êtres ne seraient que des abstractions. Ce sont les lieux qui précisent leur image… », écrivait l’auteur de La Conscience critique. Et de citer ces lignes stupéfiantes de La Prisonnière : « Nous nous imaginons que l’amour a pour objet un être qui peut être couché devant nous, enfermé dans un corps. Hélas ! Il est l’extension de cet être à tous les points de l’espace et du temps que cet être a occupé et occupera. » Dans cette même mouvance de pensée, s’établit le rapport de Proust avec Bergson.

L’œuvre suffit, qui forme, par son écriture, un monde créé, recréé de toute pièce, avec sa géographie et son histoire propres.

« Je revendique d’écrire “depuis” plutôt que “sur” l’œuvre de Proust. » C’est encore et toujours du « Proust des écrivains », et non de celui des « fins lettrés » et des universitaires, que Bertrand Leclair veut nous entretenir. Cela n’implique aucune idéalisation, ou même fétichisation, de la personne de l’écrivain, comme c’est, hélas, souvent le cas.

À propos de Proust, il faut même aller plus loin, être plus radical, sans haine ni ressentiment : « Je n’aurais éprouvé aucun désir de rencontrer Marcel Proust en personne », avoue l’essayiste pour qui l’auteur de la Recherche n’est d’ailleurs nullement un mémorialiste. Et il n’est pas inutile de rappeler, comme le faisait Nabokov, que « … l’œuvre n’est pas autobiographique, le narrateur n’est pas Proust en tant qu’individu, et les personnages n’ont jamais existé ailleurs que dans l’esprit de l’auteur ». Affirmation qui n’interdit évidemment pas aux historiens d’établir des concordances et des passerelles entre la réalité sociale, mondaine, de l’écrivain et la fiction qu’il met en œuvre.

Dans le dernier chapitre de son essai que j’ai cité plus haut, Dans les rouleaux du temps, Leclair soutenait à bon droit, dans la même direction, que « La Recherche déploie la vie d’un homme fondamentalement pareil à tous les hommes, entrelaçant au temps implacable de la vie sociale les temps si différents des élans intérieurs et des déceptions, des passions successives… ». Le rappel de toutes ces évidences, souvent tues ou contournées, n’a qu’un but : l’œuvre suffit, qui forme, par son écriture, un monde créé, recréé de toute pièce, avec sa géographie et son histoire propres. Un monde certes imaginaire, mais où le lecteur est appelé à vivre, à respirer et à penser. À se déplacer également, ne l’oublions pas, et même sur de longues distances…

Dans la seconde partie de son livre, l’auteur revient, en son propre nom, à cette notion d’« adresse, fondamentale en création littéraire par l’ambivalence constitutive qu’elle porte ». Par cette « adresse », celui qui se place en position de destinataire, qui accueille l’œuvre au cœur de sa propre conscience, fait pleinement de sa lecture un « acte de création où nul ne peut nous suppléer ou même collaborer avec nous ».

Certes, cette position ne peut aller sans un certain orgueil. Mais un orgueil isolé, farouche, sans autre bénéfice que celui d’une possible création propre, toujours désiré, toujours à venir, toujours solitaire. Par la vertu de ce que Leclair nomme un « effet-retard », le lecteur prend le relai, imaginairement mais selon la logique invisible de l’œuvre et de sa « mécanique narrative », du narrateur. Celui qui, à la lumière du Temps retrouvé, va, peut-être, enfin, entrer en écriture. Mais cet effort d’un homme « s’échinant à écrire », est « gommé » ; il n’a pas sa place dans l’architecture générale de la Recherche. Un immense blanc est laissé, au désir, au bon vouloir, à la volonté propre du lecteur qui tente de se souvenir, de revenir un instant à sa première lecture, à ce « moment où une chose nous fait une certaine impression » comme il est dit dans l’une des admirables citations du Temps retrouvé donnée à la fin du livre.

En fait, cette « mécanique narrative » inventée et déployée par Proust, non pas à l’extérieur de l’œuvre mais en son cœur même, invite le lecteur, au-delà du scrupule érudit et savant, à revenir sans cesse, de la première à la dernière page, au livre tel qu’il fut imaginé, pensé et composé par l’écrivain. Même si, il ne faut pas l’oublier, Proust ne put en relire et parachever les derniers volumes, laissant derrière lui, à sa mort, une multitude d’esquisses. Bertrand Leclair a raison de noter combien « la narration parvient à passer l’essentiel en contrebande du jeu romanesque, et ce faisant à donner une légèreté apparente à une pensée si fondamentale que, exprimée par et pour elle-même, elle nous semblerait d’une pesanteur incompatible avec l’art du roman ».

Ce point est d’une importance centrale, et le paradoxe qu’il relève renvoie à toute la dynamique de la lecture (et de la relecture) comme impulsion, « élan d’une mise en branle, en chemin », ouvrant « sans doute, un horizon, une perspective… ». L’art du roman s’en trouve singulièrement élargi. Ainsi, cette « œuvre […] vaut avant tout par son geste d’ensemble déployé dans le long temps de la lecture, c’est-à-dire et encore une fois par le mouvement qui l’anime et le constitue… ».

Par cette « énigme de création » dont parlait Roland Barthes accès est donné à une vérité qui, en littérature, n’est pas de l’ordre de la révélation, qui n’est pas non plus réductible à la vérité des philosophes. Il n’empêche, Leclair parle bien d’une « dimension spirituelle » et de « l’ouverture retrouvée du souffle vital » et même de « l’entièreté de l’être ». Il faut donc croire en la littérature… du moins en une littérature d’exception.

Bertrand Leclair, Le train de Proust, Pauvert, 322 pages, août 2022.


Patrick Kéchichian

Critique littéraire, Écrivain

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