Une chambre à soi – sur l’exposition « La fugitive » au Crédac
On prend Opaque (2014) de Renate Lorenz et Pauline Boudry pour (non) boussole ou (non) horizon. C’est un film de dix minutes qui documente peut-être une performance. Il est projeté au Crédakino, à la fin du parcours de l’exposition. Il peut aider, par delà l’unité conceptuelle, à naviguer sensiblement.
Une voix venue de derrière un rideau y annonce qu’elle arrive de l’underground, qu’iels sont plusieurs, fugitif·ve·s, missionné·e·s par un groupe de réalisateur·ice·s pour nous parler, faire ensemble un film dans une safe house : « on peut dire que l’écran entre nous est issu de la guerre. Qu’il résulte du racisme de la société. C’est un acte, et un acte important de dépasser cette barrière. On va essayer de s’exprimer à travers elle, de vous atteindre » (la citation est extraite du documentaire Underground de Emile De Antonio et Haskell Wexler, sorti en 1976).
Le rideau est tiré, deux personnages apparaissent dont un est fondu par ses vêtements dans le décor, rose violent. Des fumigènes tout aussi roses sont allumés, qui envahissent peu à peu l’écran. Les vapeurs s’extravasent en tourbillons lents, plus ou moins mouvants et – donc – opaques. On pense aux scissures de plusieurs cerveaux, des têtes poussent ou des génies de la lampe en arborescence. C’est presque une matière : la fumée est si dense qu’on dirait un trucage 3D – en réalité du 16 mm moulu en digital.
À propos d’Opaque, Lorenz et Boudry parlent d’un « camouflage contre la transparence d’une compréhension aisée ». S’il y avait un écran au départ, artefact de projection et de séparation, le fumigène est bien autre chose : un animal, un être vivant, un milieu à partir de quoi tout est possible. Le premier personnage du film offrait une apparence en quelque sorte non genrée ; le second exhibe les clichés culturels des deux genres à la fois : moustache, barbiche, pendeloques et broches fleuries, ongles longs décorés. Plus un petit moule-bite en cuir. Un deuxième rideau est chassé, qui en découvre un troisième, plus luxurieux, pailleté, glamour, devant lequel le second personnage va dire (ou plutôt non, ouvrir la bouche tandis que l’autre le ventriloque) en anglais le texte liminaire de l’Ennemi déclaré (Gallimard, 1991) de Jean Genet : « Je voudrais l’ennemi total, qui me haïrait sans mesure et dans toute sa spontanéité, mais l’ennemi soumis, vaincu par moi avant de me connaître. (…) je le ferai (…) se vêtir comme moi, dormir à ma place, vivre à ma place : je cherche l’ennemi déclaré. » Du personnage qui fait semblant de parler, on entend tout de même le souffle, l’infravocalisation sous la voix dominante de son ou sa comparse – la mise en scène du texte semble ainsi adéquate.
« La première chose, peut-être, qu’une femme trouvait quand elle mettait la main à la plume, c’était que n’existait aucune phrase courante dont elle pût faire usage. »
Quoique le choix d’œuvre et la scénographie de « La fugitive » rejouent la question du camouflage comme milieu de vie, la compréhension du propos de l’exposition n’est pas malaisée. Le titre est emprunté à Marcel Proust (le roman sera rebaptisé Albertine disparue) à l’occasion – ironique – du centenaire de sa mort. Mais, notent Claire Le Restif et Ana Mendoza Aldana, respectivement directrice du Crédac et commisaire de l’exposition, d’une part la tradition exégétique a toujours fait d’Albertine un Albert, niant le lesbianisme possible du personnage, et d’autre part, quand bien même celui-ci serait considéré comme tel, il reste enfermé dans le male gaze, le regard masculin hétérosexuel (fût-ce fictivement) du narrateur de la Recherche : il s’agit donc ici de réapproprier ce regard, de « donner corps à Albertine à travers une vingtaine d’œuvres », comme l’indique Ana Mendoza Aldana, qui « offrent un parcours allant de l’espace domestique de la jeune fille aux milieux réels et fantasmés qui dans le livre se dérobent au regard inquisiteur et voyeur du narrateur. »
Parmi ceux-ci, la salle 2 de l’exposition, intitulée « Le miroir », est dévolue, comme dirait Genet, à une inimitié « irréconciliable » avec son « profil incertain » et sa « face inadmissible » ; et la salle 3, nommée « Hétérotopies » d’après Foucault, est consacrée aux « lieux où l’on se sent en sécurité, où l’on crée et où l’on trouve son foyer, où, ensemble, on se prépare pour affronter ses ennemi·e·s, et où les corps, ne formant plus qu’un, font la fête au rythme de la musique techno » dixit Mendoza Aldana (cf. les toiles de Jean de Sagazan à ce sujet). Pour l’espace domestique, c’est la toute première salle du parcours, la plus vaste, baptisée « La chambre ».
Comme on le voit, il y a un prétexte au sens strict, extrêmement littéraire, à « La fugitive ». Or, on l’a dit, l’homosexualité féminine chez Proust est déterminée par le schéma homosexuel masculin : subordonnée à lui, elle en est la réplique. Pour qu’il y ait véritablement Sodome et Gomorrhe, Claire Le Restif cite, à côté de l’auteur de la Recherche, Monique Wittig et sa Pensée straight : « La seule chose à faire est donc de se considérer ici-même comme une fugitive, une esclave en fuite, une lesbienne. » Afin de ne pas être en reste, ajoutons Une chambre à soi de Virginia Woolf et la nécessité pour la femme de se créer un langage artistique propre car « la première chose, peut-être, qu’une femme trouvait quand elle mettait la main à la plume, c’était que n’existait aucune phrase courante dont elle pût faire usage. » (1) On peut se demander ainsi comment Albertine se saisit de ce dont elle ne peut « faire usage », à commencer par le gay male gaze qui l’oblitère. Quelles stratégies de fluidification (?) sont ici à l’œuvre ?
Avec Proust et Genet, la plus reconnaissable, même pour un public non averti, des références homosexuelles masculines convoquées est le dessinateur Tom of Finland, métamorphosé par G.B. Jones en pastiches lesbiens. Née en 1965, amie de Bruce LaBruce avec qui elle a fondé le zine « queer punk » J.D.s (1985-1991), Jones appartient à une génération énervée et anarchiste. Aussi bien ses scènes crayonnées semblent nier les fantasmes phalliques de Tom of Finland : il y a bien des turgescences, des motos, du jean et du cuir, mais à la raideur de l’antique qui hantait les cuirs-moustaches du Finlandais s’opposent des dynamiques centrifuges, un déséquilibre du hors-champ vers lequel pointent ici un doigt, là l’écoulement d’une bouteille.
Cette figure du motard viripoil se retrouve dans Opaque de Lorenz et Boudry qui fait écho à Kenneth Anger et à son Scorpio Rising (1964), en particulier dans la ritualisation des gestes supposément mâles (allumer une cigarette, etc.). Sauf que les chaînes de moto sont devenues des colifichets, et la masculinité un signe secondaire porté par un personnage à deux genres mêlés. Anger était un maître du camp, c’est-à-dire du second degré. Sans doute est-ce par le discours que Lorenz et Boudry échappent ici à la fétichisation ironique qu’Anger mettait en place, en lui substituant une réflexion sur l’homophobie intériorisée et l’ennemi qui vit « à ma place ».
Dans la salle « Hétérotopies », on peut observer des deux mêmes artistes une Wig Piece (Entangled Phenomena VI) (2019) accrochée au mur. Si l’on ne sait pas qu’il s’agit de perruques, immenses, noires et blondes, on y verra plutôt une tenture ou un tapis en poil de plastique. Peut-être est-on conditionné par la question du rideau (ceux d’Opaque, annoncés dès le début du parcours par les voilages Rage (2022) d’Anne Bourse) ? En 1986, Warhol avait peint une série d’autoportraits With Fright Wig qui jouaient du double sens de « fright » (fantaisie et « de terreur »), évoquant l’attraction-répulsion que la figure du travesti pouvait provoquer à son époque. Lorenz et Boudry aplatissent et suspendent en quelque sorte la question, en défont la charge phallique. De même Je suis Jessica, dis-je (2022), de Marcel Devillers, un podium déserté bordé d’ampoules dans la salle « Le miroir », semble désœuvrer le célèbre Untitled (Go-Go Dancing Platform) (1991) de Felix Gonzalez-Torres, c’est-à-dire désactiver une pièce qui demande l’inverse – à moins qu’il ne faille envisager là une poétique de dissolution spectrale (« dormir à ma place »).
Chez Zoe Williams, des escarpins torves, dépareillés, semblables aux chaussures sexuelles des contes de fées.
Si le « camouflage » prévaut dans la plupart des œuvres ici montrées, on requerra pour traiter ce type d’échappatoire un autre morceau de littérature, cher aux théories du design : le Papier peint jaune (1892) de l’Américaine Charlotte Perkins Gilman. Dans cette nouvelle, une épouse dépressive, cloîtrée par son mari, devient obsédée par le papier peint de sa chambre : elle se persuade qu’une femme est prisonnière derrière et qu’en cherchant à fuir elle en anime la décoration : « elle se démène pour passer au travers. Mais personne ne peut traverser ce motif – il est si étouffant ; c’est pour cela je pense qu’il a tant de têtes. » Cette horreur de « faire tapisserie » dont se jouait un des personnages d’Opaque, on va la retrouver renversée et réappropriée dans les photos-miroirs de Mélissa Boucher (série Scrolling [faire défiler], 2022) ou la robe Mauvais genre (2022) de la même, conçue avec Adèle de Keyzer.
Chez Marc Camille Chaimowicz, le lit-banquette-tapis A Partial Vocabulary (1984-2008) désamorce la partition du domestique et du public en faisant du motif non pas un item répété mais une singularité vivante. Cette propension à contourner le principe gestaltiste figure-fond, ce serait encore peut-être celle de Lena Vandrey (1941-2018), amie de Monique Wittig dont on voit ici un ensemble de Cut-Outs (1983-2013) : silhouettes de têtes en carton dans des cadres de bois, visages qui ne font qu’un avec la réserve du dessin, constituée de vide. Cette artiste d’origine allemande venue s’installer en France, chez « l’ennemi », voulait reconstruire ce qu’elle pensait que son peuple avait détruit. Une rétrospective vient de s’achever à Hauterives.
La conjonction entre Je suis Jessica, dis-je (2022) et les chaussures en céramique de Zoe Williams (Carol Rama Shoe et Salmon Heel, 2019) posées sur leurs fourrures appelle quant à elle un autre mythe dissident, celui de la sorcière, et un autre texte, la Blanche-Neige des frères Grimm. Sur le podium de Devillers, absence de danseur. Chez Zoe Williams, des escarpins torves, dépareillés, semblables aux chaussures sexuelles des contes de fées – si l’on en croit du moins Bruno Bettelheim – sont posés sur une sorte de catwalk miniature. De l’un à l’autre, cette conclusion du conte revient en mémoire : « on avait préparé des souliers de fer qui étaient sur le feu, à rougir : on les apporta à la reine avec des tenailles et on les mit devant elle, l’obligeant à s’en chausser et à danser dans ces escarpins de fer rouge jusqu’à sa mort, qui suivit bientôt. » Danse de sabbat pour la méchante belle-mère aux pieds castrés, dont on notera qu’elle possède les trois attributs de la sorcière féministe de Mona Chollet : indépendante, sans enfant et âgée – un peu plus intéressante, en somme, que Blanche-Neige, la « tendre bobonne » dont se moquait Brigitte Fontaine.
Au chapitre sorcellerie en bien, on mettrait volontiers encore les peintures d’Autumn Ramsey ou les sculptures en bois de Cécile Bouffard qui prennent des formes semi-reconnaissables, entre sex-toy et morceau d’organe détumescent, accrochées dans toute leur inutilité sarcastique, nées d’une alchimie trouble qui transforme le bois en métal et le dur en mou, comme le note Karin Schlageter dans un texte consacré à l’artiste. La plus frappante étant …still baffled (2022) (« …encore déconcerté·e ») qui relie les deux murs d’un rencoignement de l’exposition par des sortes de menottes en forme d’os iliaques : où se télescoperaient par exemple la prisonnière et la parturition.
La palme de la diablerie séraphique (on dirait du Chagall à l’envers), de « l’ennemi total, qui me haïrait sans mesure et dans toute sa spontanéité, mais l’ennemi soumis, vaincu par moi avant de me connaître » revient peut-être à Tirdad Hashemi et Soufia Erfanian. Six dessins (2021) du couple iranien soufflent, pour continuer dans les métaphores sataniques, le chaud et le froid, comme si la lutte de Jacob avec l’Ange ne s’y arrêtait jamais. Ils sont construits à peu près sur un même schéma : dans la moitié droite de la feuille, un couple non-genré, derrière ou devant une table de travail (variante : un gâteau d’anniversaire). Les personnages sont « coloriés ». Dans la moitié gauche, des figures moins réalistes et dessinées au trait (animaux, humains, Super Mario), qui semblent revendiquer une hétérogénéité diégétique, tout en interagissant cependant avec la moitié droite, en dépassant la barrière et s’exprimant malgré elle.
Bien mali·g·n·e qui dira ce qui se joue ici. Les titres donnent une indication si l’on en perle le lexique (on traduit) : « souvenirs », « cœur », « taches de sang », « traumatisme », « assourdissant », « enfermé ». I have never spoken my truth (« Je n’ai jamais dit ce que je pensais vraiment ») est le seul dessin à représenter un personnage isolé, habillé du même rose que celui d’Opaque. On y retrouverait aussi des fumigènes, en version plus pétaradante. Une forme animale ou organique au milieu : une seringue plantée (on repense à Cécile Bouffard), du sang coule. Et des silhouettes joueuses, sportives, qui se font littéralement dorer le cul aux feux d’un enfer portatif. On se dira si l’on veut que c’est là le film, ou une partie du film, que nous faisons ensemble avec Chantal Akerman, couchée dans l’éternité de son installation la Chambre (1972-2012), méditative depuis le début de notre parcours, et bienheureusement indifférente à notre existence.
« La fugitive », Crédac (Ivry), jusqu’au 18 décembre