Cinéma

Film Opportunisme –
à propos de Sans Filtre de Ruben Östlund

Critique

Auréolé de sa Palme d’or, Sans Filtre arrive sur les écrans. Sous ses allures de satire de l’univers du luxe, et en dépit de son indéniable habileté scénographique, c’est un film bien plus conformiste qu’il n’y parait. Un produit bien confit dans le cynisme de son époque et dans l’écosystème cannois qui l’a couronné.

Le 28 mai 2017, Pedro Almodovar, président du jury du festival de Cannes, remettait la Palme d’or à Ruben Östlund pour The Square. Le cinéaste suédois touchait le gros lot dès sa première participation en compétition, prix qui se refuse depuis des décennies au cinéaste espagnol, malgré sa cote d’amour publique et sa reconnaissance critique sans commune mesure. Certes, les palmarès sont faits pour être discutés à l’infini et Almodovar est libre et souverain dans ses choix. Toujours est-il que voir la générosité almodovarienne récompenser le ricanement östlundien donnait l’impression d’une distribution des prix effectuée dans le mauvais sens et provoquait un certain pincement au cœur.

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Le 28 mai 2022, cinq ans plus tard jour pour jour, Ruben Östlund recevait la même récompense pour Sans Filtre, l’intronisant au club hyper sélectif des doubles palmés.

Perseverare diabolicum !

Alors que Sans Filtre arrive aujourd’hui sur nos écrans, il est difficile d’en parler comme d’un simple film, fût-il « de prestige ». C’est aussi le type de cinéma que Cannes – en tant qu’aiguillon mondial des tendances et des modes de production – s’est choisi comme emblème. Un choix pour le moins ambigu. De toutes les récentes Palmes d’or, c’est le film le plus intrinsèquement lié à l’écosystème cannois. Alors oui, bien sûr, il faut commencer à parler du film, mais il faut aussi mentionner la stratégie de reconnaissance bien orchestrée dont il se cache à peine.

Et garder à l’esprit que le film que nous voyons aujourd’hui n’est finalement que le reflet de sa projection au Grand Théâtre Lumière du samedi 21 mai dernier, laquelle se voulait un happening endimanché et au bout du compte inoffensif.

Sans Filtre est découpé en trois chapitres (une crise de couple, une croisière catastrophe, une possible reconstruction) et obéit à une dynamique d’effet papillon. Comment un incident au sein d’un jeune couple provoque rien de moins que le naufrage de la civilisation du luxe.

Carl et Yaya, couple mannequin / influenceuse, sont déjà richissimes à la vingtaine. Ce qui ne les empêche pas d’ergoter sans fin pour savoir qui va payer l’addition au restau, en ces temps où les codes de galanterie sont rediscutés. Pour se rabibocher, ils s’octroient une parenthèse sur une croisière hyper privilégiée, où il est tout autant possible d’acquérir une bague de fiançailles à plus de 25 000 euros, que de commander, à la dernière minute, un pot de Nutella livré par hélico. Toutes les prévenances du petit personnel masquent mal le laisser-aller du capitaine alcoolique et communiste (mais quand même fan de burgers).

Cette nonchalance, couplée aux excentricités des passagers fortunés, mène au naufrage de ce bateau ivre. Dans un troisième acte poussif, les quelques survivants, échoués sur une île déserte, tentent d’organiser leur survie. Peu préparé à ce retour à l’âge de la pêche, ce petit groupe tombe sous la coupe d’Abigail, femme de ménage philippine, ex-préposée au nettoyage des toilettes, devenue nouvelle commandante en chef.

Avec ce retournement de la chaîne de commandement, Östlund aurait-il réussi à figurer un grand mouvement révolutionnaire contemporain ? Pas si vite. Fidèle à sa logique purement géométrique (rien que le titre original Triangle of Sadness venant après The Square), il ne peut entendre dans le terme « révolution » qu’une grande rotation ellipsoïdale… où l’on revient forcément au point de départ.

La métaphore du bateau, avec sa hiérarchie sociale, l’arrogance des « servis », la servitude volontaire des « servants », l’invisibilité des soutiers, est pourtant servie toute cuite. La vacance de commandement du navire tient aussi du sous-texte limpide, quant à la prise de pouvoir de l’économique sur le politique. Si l’on ne fait pas l’effort d’une vision à long terme et si l’unique feuille de route consiste en une satisfaction consumériste immédiate des puissants, le naufrage est assuré.

Qui plus est, il est difficile de ne pas reconnaître à Östlund la maîtrise de sa propre horlogerie, cousine de celle de Michael Haneke (dissection au scalpel des habitus de « l’homo occidentalus ») mais avec une approche plus avenante, nimbée d’une touche de burlesque mécanique à la Jacques Tati (la longue dispute du couple rythmée par des crissements d’essuie-glace ou le battement d’une porte d’ascenseur).

La grande originalité d’Östlund est d’ailleurs de savoir choisir des lieux de loisir ou de culture, qui, à coup de savantes scénographies, deviennent des pièges pour ses protagonistes : la station de ski de Snow Therapy (son meilleur film), le musée de The Square, et donc le yacht de Sans Filtre. Pistes de ski, « white cube » d’exposition, ponts et jacuzzis rutilants, une même angoisse immaculée sourd de ces lieux, révélant qu’il en faut peu pour qu’ils se transforment en culs-de-sac de notre modernité.

Alors quoi ? Si le film apparaît si cohérent, où est le problème ? Peut-être dans la façon dont Östlund se montre d’une légèreté assez coupable vis-à-vis des grandes questions qu’il convoque, ce qui rend son propos beaucoup moins limpide, et surtout beaucoup moins subversif, qu’il n’y parait.

Le carburant du film, c’est sa mécanique de crispation (pousser les situations jusqu’à un point d’agacement, plus ou moins comique) dont l’issue ne peut être que l’humiliation, voire la punition, de tel ou tel personnage. Ce jeu de massacre, serti dans des décors chics et épurés, se choisit des cibles trop faciles (enfants gâtés des réseaux sociaux, millionnaires rancis de la tech, nouveaux riches de l’Est, vieille famille avouant du bout des lèvres avoir fait fortune dans la vente d’armes). Tout cela pour déverser sa palette de cynisme sur des personnages déjà cyniques. Misère du ton sur ton.

Le cinéaste suédois serait-il le Jonathan Swift de notre temps ? C’est oublier que le satiriste anglais était animé d’une saine colère.

La clef du cynisme d’Östlund est d’ailleurs donnée dès la première scène, où une assemblée de mannequins, bellâtres torses nus, passe, sur ordre et en un claquement de doigts, d’un visage soucieux à un autre souriant. Rire ou froncer les sourcils, trouver cela dérisoire ou préoccupant, cela n’est qu’une question d’attitude, sans aucune conviction derrière. Le plus important pour Östlund est de signer un film qui pourra alternativement paraître grave ou amusant, pour au bout du compte, mieux brouiller les pistes.

En habile manipulateur de bonneteau, le voilà qui prétend montrer une grande fable sociale de notre temps – si c’est n’est une réflexion sur la révolution – par le simple truchement d’une inconséquente inversion des extrêmes. « Et si on faisait naufrager les super-riches comme des migrants ? Et si les domestiques et les femmes prenaient le pouvoir ? » Voilà les postulats du poussif troisième acte, tout entier orienté vers une pénible démonstration : l’égoïsme, la fourberie et l’urgence de sauver sa peau seront toujours plus forts que tous les idéaux et systèmes d’organisation de la société.

Certes, une autre référence plus ancienne pourrait venir au secours d’Östlund. Avec son humour noir (qui ne s’effarouche pas de faire rire sur la pauvreté et le handicap), son goût des inversions sociales et sa dystopie rigolarde, le cinéaste suédois serait-il le Jonathan Swift de notre temps ? C’est oublier que le satiriste anglais était animé d’une saine colère, et que ses Instructions aux domestiques restent encore aujourd’hui si détaillées qu’elles portent en elles un véritable précis de révolte.

Or, Östlund a-t-il égoïstement intérêt à ce que l’ordre soit si contesté ? Sans Filtre s’achève sur une fin ouverte, laissant à chaque spectateur et spectatrice le loisir d’imaginer le fin mot de l’histoire. Ce qui n’empêche guère de faire sourdre un propos plus désagréable que le refrain désormais éculé qu’il faudrait que « tout change pour que rien ne change ». Östlund va plus loin, en semblant nous dire, derrière son demi-sourire narquois, qu’un monde plus juste, et moins bête, « on pourrait toujours essayer, mais ça marcherait moyen ! ».

De fait, là encore, montrer un tel film en grande pompe à un public cannois ne peut qu’être un coup gagnant, tant le film envoie des signaux à la part un peu honteuse du festival (en gros, celle de l’étalage de fric et de vulgarité), tout en se parant, à bon compte, d’une posture de moraliste. Östlund lui-même n’a jamais caché que ses deux derniers films jouaient avec le cérémonial du festival le plus envié dans le monde.

Le morceau de bravoure de The Square était un dîner huppé de mécènes de l’art contemporain, perturbé par une performance qui déraillait. Un acteur jouant à « l’homme singe » ne savait plus s’arrêter et violentait les convives. La scène envoyait autant de clins d’œil à l’art contemporain (« l’animalité » d’Oleg Kulik, son flirt avec les limites et ses déboires légaux) qu’au cinéma hollywoodien (le performer joué par Terry Notary, acteur de performance capture et interprète de singes fameux dans la saga Planète des Singes et Nope).

L’effet miroir de cette assemblée en smokings (les spectateurs de Cannes), violentée par un trublion hors de contrôle (Östlund lui-même), était revendiqué par le cinéaste. Impact tout de même limité, puisque la séquence reste sans réelle suite dans le déroulement du film, signe qu’elle n’était qu’un « bonus » spécialement adressé au public de Cannes.

Sans Filtre pousse encore plus loin le mimétisme en s’implantant dans un écosystème économique, qui, sans être à proprement parler celui du festival, le cerne de toutes parts. Le yacht de luxe est de ceux que l’on voit parader au large de la Croisette. Le jeune couple « mannequin / influenceur » a le profil de ceux dorénavant invités à monter les marches, au grand dam des cinéphiles piétinant dans les files d’attente.

Lesquels cinéphiles peuvent voir dans la longue séquence du naufrage, rythmée par des torrents de vomi et le ressac des toilettes débordantes, le revers du scandale de La Grande Bouffe. Les huées et invectives de 1973 (les plus violentes de l’histoire du festival) auraient-elles été transcendées par les éclats de rire et applaudissements de 2022 ? 49 ans plus tard, l’esprit de Ferreri serait-il vengé ? Pas sûr ! Encore heureux que le désespoir libertaire du cinéaste italien s’accommode mal de toute récupération connivente.

Somme toute, à la sortie de la projection, le public cannois pouvait non seulement penser que le film aurait pu être tourné in situ, durant cette folle quinzaine, mais surtout qu’eux spectateurs l’ont peut-être échappé belle. Et Östlund de gagner sur les deux tableaux. D’un côté, passer pour un moraliste guère dupe de son milieu, de l’autre, assurer que cette foire aux vanités pourra toujours continuer à battre son plein, puisqu’il y aura « toujours pire » ailleurs.

De fait, poser au « film-choc » est devenu un tel poncif en festival qu’on ne compte plus les pétards mouillés. Et paradoxalement, les prix récoltés par Östlund, sa position finalement confortable de poil à gratter doublé de « bête à concours » pourraient même invalider les principes de sa démarche.

Gratter le vernis de la civilisation mais pas trop quand même, parvenir à faire croire – à tort – que la révolution n’est pas si incompatible avec l’agrément des dîners de gala. Ces contorsions sont finalement celles d’un énième bouffon du roi disant, en surface, leurs quatre vérités aux puissants, tout en les désamorçant immédiatement par un ton blagueur, pour ne surtout pas remettre réellement en question un système dont on pourra tirer son petit profit.

Au début de la croisière, un dialogue livre d’ailleurs le secret pour faire fortune : être au bon endroit au bon moment, anticiper des mutations sociétales et/ou politiques (émergence de la tech, addiction aux réseaux sociaux, ouverture de l’économie de marché dans la Russie post-pérestroïka…). De fait, cet éloge de l’opportunisme résonne avec l’attitude d’Östlund cinéaste. L’épicentre cannois attendait-il d’être représenté sur l’écran, à coups de clins d’œil obliques mais suffisamment clairs ? Östlund a, en tous cas, devancé l’appel pour que sa reconnaissance de cinéaste connaisse un sacré coup d’accélérateur. Dans notre monde gouverné par les datas, il affiche d’ailleurs le meilleur ratio de toute l’histoire du cinéma : six longs-métrages, trois sélections en sections parallèles cannoises, deux en compétition, deux Palmes d’or !

Face à ce « Film Opportunisme » émerge le souvenir d’un autre film de civilisation, en trois chapitres, où une croisière vaut métaphore d’une Europe à la dérive : Film Socialisme de Jean-Luc Godard. Film prophétique tourné sur le Costa Concordia deux ans avant son naufrage. En dépit de cette base maritime commune et du spectre partagé d’une catastrophe à venir, les deux films divergent en tous points. Godard transcende la vulgarité du capitalisme par la flamboyance plastique de sa palette vidéo, quand Östlund se complait dans son esthétique clinique. Mais surtout Godard, même hanté par sa mélancolie de voir le bassin méditerranéen cerné par la seule logique de marché, oppose à cet état de fait un collage de textes et d’images qui rétablit, un tant soit peu, une autre dynamique d’échanges.

Un jeu d’échos qui voit bien plus loin que le concours de punchlines (Reagan-Thatcher versus Marx-Lénine) auquel s’adonnent le « capitaliste russe » et le « communiste américain » au plus fort de la tempête. Affrontement bien vain où l’issue du match ne peut être qu’un résultat nul. À l’image d’un film s’appliquant bien à renvoyer tout le monde dos à dos, et à rabaisser tous ses protagonistes, pour s’assurer de continuer à les dominer. S’arrogeant continuellement le meilleur rôle (celui du seul maître à bord de sa fiction, comme celui du moraliste cannois), Östlund a vaincu sans péril. Ce qui donne un indice de la valeur de son triomphe.


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