Passeurs de douleur – sur Dans la mesure de l’impossible de Tiago Rodrigues
Dans son essai Devant la douleur des autres, Susan Sontag écrit que « nous » – un « “nous” qui englobe quiconque n’a jamais vécu une telle expérience », à savoir celle des souffrances de la misère et des horreurs de la guerre – « nous ne comprenons pas […], nous ne pouvons pas nous représenter ce que c’était[1] », contrairement aux soldats, aux journalistes ou aux travailleurs humanitaires. Comment, alors, s’en approcher ? Comment rendre possible le partage de cette douleur ou, pour utiliser le terme employé dans le spectacle de Tiago Rodrigues, de l’« impossible » ?

Avec Dans la mesure de l’impossible, créé en février dernier à la Comédie de Genève et présenté en ce moment à l’Odéon dans le cadre du Festival d’automne, le metteur en scène portugais se frotte à ces questions en s’intéressant au travail humanitaire. Pour ce faire, il a interrogé une trentaine de professionnels exerçant à la Croix-Rouge et à Médecins sans frontière, en promettant de rendre justice à tout l’imbroglio moral et politique qui tourmente ces hommes et femmes anonymisés et qui affirment n’être ni des héros, ni des touristes, ni des aventuriers en quête de sensations.
« Les gens veulent des histoires simples et le monde n’est pas simple », déclare l’un d’eux ; le théâtre permettrait-il, là où, habituellement, les regards se détournent et les oreilles se font distraites, non pas de démêler la complexité mais a contrario d’en révéler toute l’épaisseur ? Tel semble être le pari du spectacle, qui ne remplit néanmoins pas toutes ses promesses.
Confronté à l’aporie de la souffrance et de l’irreprésentable, Tiago Rodrigues poursuit sa ligne claire pour donner tout l’espace à la parole ; il évite l’obscène et relègue effets coup de poing et autres descentes d’organes sensationnalistes pour leur préférer l’antique prosopopée. Choix judicieux face à la faille de l’imaginaire car, comme l’affirme l’un des interviewés : « C’est absolument impossible de montrer au public ce qui s’est passé. Je