Littérature

La barbe et le flamant – sur Elizabeth Finch de Julian Barnes

Professeur de littérature anglaise

Toujours très british, Barnes livre un dernier roman à teneur très (auto)biographique, à moins qu’il ne cherche à duper le lecteur. Elizabeth Finch, cette conférencière dont le narrateur, Neil, est resté éperdument amoureux, n’est-elle que l’évocation de son amie Anita Brookner ? Et Julien l’Apostat, dont la figure hante l’ouvrage et sa protagoniste, un autre Julian Barnes ?

L’auteur du Perroquet de Flaubert confirme, avec Elizabeth Finch, qu’il est un drôle d’oiseau. Finch, en anglais, désigne en effet un pinson, un bouvreuil. Ce nouvel opus, peu de temps après L’homme en rouge (Mercure de France, 2020), se veut également d’inspiration biographique, voire autobiographique. À ceci près qu’il s’avance doublement masqué. Barnes y mène deux opérations en sous-main.

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La première vise à rendre hommage à Anita Brookner, amie de longue date de Julian Barnes. Leur amitié débuta en 1984, l’année où Le Perroquet de Flaubert et Hôtel du lac étaient en concurrence pour le prestigieux Booker Prize. Brookner l’avait emporté, sans que Barnes en conçoive le moindre déplaisir, tout au contraire. Son ombre traverse les pages du livre, sur les ailes d’un flamant rose, image incongrue qui n’est pas loin de constituer le moment le plus poétique du livre : « Ou bien, elle se hausse, soutenue par ses mains à lui, sur la pointe d’un pied, tandis que son autre jambe se replie derrière elle, lui donnant l’allure d’un flamant rose. Il me semble que parfois nous pouvons tous être des Nord-Coréens. »

La seconde entend célébrer les Julien/Julian, comme d’autres, encore dernièrement Jean-Pierre Martin, mettent à l’honneur les Martin (Le Monde des Martin, L’Olivier, 2022). Officiellement, seul Julien l’Apostat (331-363), l’empereur romain qui ne mit jamais les pieds à Rome, est concerné, mais à chaque occurrence du prénom, le lecteur se surprend, c’est plus fort que lui, à avoir celui de Barnes en tête.

Sans être aussi nombreux que les Martin, les Julien essaiment, pullulent, se multiplient. Le roman des Julien est, sinon mondial, du moins occidental. À la différence des Martin, toutefois, les Julien ne sont ni personne, ni tout le monde. C’est donc sous couvert de saluer la mémoire d’un grand de ce monde que Barnes a choisi de se distinguer lui-même. Narcissisme ? Julienno-centrisme (sic) ? Forfanterie sans nom ? Plaisanterie de fin lettré ? C’est tout cela à la fois, et c’est plaisant en diable. Et Barnes de se projeter dans une vie vécue en son (pré)nom !

Être ou ne pas être Julien, telle devient la question, même si cela n’est jamais confessé de manière aussi flagrante, et aussi vulgaire, ajouterait le toujours très British Barnes. Avoir un prénom, plutôt qu’un nom propre en commun, « ce n’est pas rien, tout de même » (Martin). Et c’est ainsi qu’à la faveur de la « drogue d’une parenté onomastique » (Martin) – parenté des prénoms, en fait—, un Julien pourra entrer dans l’existence d’un autre Julien. Ecce homo Julianus. Quoi de plus romanesque que cet emboîtement – d’autant qu’il en cache (à peine) un autre, voir plus bas. C’est donc un livre-gigogne, assez borgésien d’inspiration, que nous tenons là.

Sa concrétisation donne toutefois un peu moins matière à rêver, dans la mesure où la biographie de Julien, qui meurt à 31 ans, après seulement deux ans passés à la tête de l’Empire, se focalise davantage sur son apostasie que sur ses nom et prénom. Davantage sur la dimension idéologique, civilisationnelle, de ce que sa trajectoire a représenté, que sur les contours d’une existence dont on ne sait pas grand-chose, après tout.

Pour la particulariser, toutefois, le romancier privilégie sa barbe. Une barbe pouilleuse, négligée, en vient à caractériser ce « malpropre non épilé », ce « vrai beatnik », ce « singe ». Son traité satirique, le Misopogon, littéralement « l’ennemi de la barbe », se trouve même exhumé pour la circonstance.

Mais le plus saillant reste « le moment où l’Histoire a mal tourné ». Rappelons les faits. Julien se fait païen au moment où va triompher le christianisme. Sa mort, par les Perses dans le désert où il conduisait son armée, consacre l’effondrement du paganisme et l’essor irrésistible de la civilisation judéo-chrétienne. Un contretemps, mais aussi un échec politique, que quantité de poètes, séduits par la beauté des causes perdues, vont immortaliser. Ainsi ces vers d’A. C. Swinburne (1837-1909) :

« Tu as vaincu, ô pâle Galiléen !
Le monde sous ton souffle est devenu gris ;
Nous avons bu le breuvage léthéen,
Et du suc de la Mort nous sommes nourris. »

La victoire de Jésus-Christ y est traitée sur le mode nietzschéen, mettant en avant la « morale des esclaves » et le naufrage intellectuel et vital que constituerait le culte de la pitié. Reste que Nietzsche ne figure pas dans l’érudite encyclopédie barnesienne. De Milton à la cancel culture, en passant par Gibbon et Samuel Johnson (pas le lexicographe) les autres y sont, eux. Chacun, en effet, voit le midi de Julien à sa porte ; c’est du reste la morale relativiste de la cinquantaine de pages consacrées à cette « pierre de touche ».

Pour le dramaturge Henrik Ibsen, auteur de Empereur et Galiléen (1873), Julien est « le type même du réformateur ibsénien, idéaliste mais mal avisé, persuadé de pouvoir changer le cours des choses avec l’aide d’une femme pure ». Renan voit en lui un fieffé « réactionnaire », Anatole France un « fanatique tolérant ». Pour les uns, c’est un « prince philosophe », pour les autres, les protestants, un « scélérat », un « Grand hypocrite », un « Tueur de taureaux », le « Diable » en personne…

C’est ainsi qu’au fil des âges, théologiens, historiens, écrivains, ont réécrit la vie et les pensées de Julien et les ont adaptées aux thèmes et aux aspirations de l’époque. Un des derniers en date n’est autre que Michel Butor. La francophilie de Barnes ne pouvait pas passer à côté des lettres de Julien l’Apostat que le narrateur de La Modification (1957) lit dans le train entre Paris et Rome.

Si le prénom (Julien) y est, oui, pour le nom de Brookner, c’est non. À aucun moment Barnes ne prononce le nom d’Anita Brookner (1928-2016). Cela ne veut pas dire qu’il ne laisse pas tomber de petits cailloux blancs en chemin, de façon à mettre le lecteur sur la piste. Pour qui a lu la nécrologie de la romancière britannique que Barnes signa, le 18 mars 2016, pour le Guardian — mais combien sont-ils dans ce cas ? —, des fragments de « biographèmes », pour parler comme Roland Barthes, remontent à la surface[1]. Des phrases, comme cela se dit en anglais, à savoir des expressions, des idiotismes, résumant à eux seuls une personnalité et lui appartenant en propre. Des one-liners, de petites phrases qui fonctionnent comme des indices, des doigts qui pointent dans une direction bien précise, et croquent une personnalité en une (courte) réplique.

Outre-Manche, les journalistes ont tranché : jamais la romancière connue pour sa concision et sa rigueur n’aurait cautionné une telle effusion amoureuse.

Au narrateur qui vient de commander une escalope de veau, plutôt que les pâtes habituelles, Finch s’enquiert avec un soupçon de perfidie : « “Comment c’est ? demande-t-elle avec curiosité. Décevant ?”» Une vie de romancière, ce sont des romans qu’on laisse à la postérité, des mémorables, Hôtel du Lac (1984), Regardez-moi (1983) et des plus oubliables, mais c’est aussi un style, une manière d’être dans la parole, y compris celle de tous les jours.

Elizabeth Finch commence par une description de la conférencière à son pupitre. Le début en est magistral : « Elle se tenait devant nous, sans notes, livres ni trac. Le pupitre était occupé par son sac à main. Elle laissa errer son regard sur nous, sourit, immobile, et commença. » Très vite, l’œil du narrateur glisse sur sa façon de s’habiller : « Commençons par le bas. Elle portait des chaussures Oxford, noires en hiver, brun clair en automne et au printemps. Des bas ou des collants – vous ne voyiez jamais Elizabeth Finch les jambes nues (et ne pouviez certainement pas l’imaginer en tenue de plage). Des jupes à l’ourlet juste au-dessus du genou – elle résistait à la tyrannie annuelle de la mode. »

Appliquée, la description cache bien son jeu. Il s’agit, en remontant du bas vers le haut, de déshabiller E. F., métaphoriquement s’entend. De tenter de percer son secret par la négative : la gracieuse et posée Elizabeth Finch n’est pas sévère, pas mystérieuse, pas démodée, etc. De même l’amour de Neil envers sa maîtresse, au sens de l’école, pas de l’adultère, ne serait pas marital, fantasmé, illusoire. Il serait « romantico-stoïque ».

Singulier dispositif, tout de même. À son amie de plus de trente ans, Barnes a prodigué les soins d’un « biographe amical et désinvolte », s’en tenant à quelques « détails », « goûts », « inflexions » : la profession de Finch : conférencière, comme le fut Brookner, Professeure d’histoire de l’art à l’Université de Cambridge. La seconde a écrit et publié sur Greuze, David, et ses travaux font autorité, contrairement à ceux que laisse la première. La judéité est un autre de ces traits constitutifs en partage. Mais alors que la judéité d’E. F. est feinte, bien réelle est celle des Brookner, anciennement Bruckner natifs de Pologne. Etc.

Aurait-il plu à l’intéressée ? Outre-Manche, les avis ont été plutôt réservés, pour ne pas dire hostiles. En gros, s’arrogeant le droit de penser à la place de la défunte, les journalistes ont tranché : jamais la romancière connue pour sa concision et sa rigueur n’aurait cautionné une telle effusion amoureuse. Il est vrai que les panégyriques énamourés que rédige Neil dégoulinent de sentimentalité. Sont-ils à prendre au premier degré ? Auquel cas, le livre tomberait effectivement des mains, plombé par une dévotion, une révérence, l’une et l’autre sourdes à la banalité de pensée et d’expression qu’E. F. laisse entrevoir – dans ses notes et fragments, en particulier. Une chose est d’invoquer la grandeur d’une personne, une autre est de la montrer en acte, en l’occurrence noir sur blanc.

Mais c’est méconnaître la ruse et la duplicité de Barnes. Elles viennent pourtant de loin. Miracle de la littérature quand elle fabrique de l’émotion, et se donne dans le même temps, les moyens de s’en prémunir. A fortiori quand Anita Brookner avait en horreur l’apitoiement sur soi – l’expression revient, appliquée à Finch comme un mantra. Sous couvert de devoir payer des dettes – dette envers Finch/Brookner, dette envers le « saut quantique » que la lecture de Julien l’Apostat fait prétendument accomplir dans la compréhension du monde –, Barnes met en lumière la disposition propre à chacun, aux Julien comme aux Martin de ce monde, consistant à s’illusionner, sur soi comme sur les autres, à s’éprendre de la bonne et/ou de la mauvaise personne (Odette « n’était pas mon genre », avait dit Proust), à embrasser tel ou tel courant de pensée à contre-courant de l’histoire. À se montrer tour à tour immature, jaloux (pour une histoire de « maillots de bain », apprend-on !), incurablement aveugle au côté « très vieille école » de Mrs Finch. Laquelle n’est pas sans rappeler, en moins charismatique cependant, Miss Jean Brodie, la maîtresse d’école du roman éponyme de Muriel Spark. À prendre des vessies pour des lanternes, d’un mot. Mais aussi à rester fidèle et loyale à des serments, à des attachements qui comportent des erreurs, mais qui ont aussi le grand mérite de vous engager, de vous façonner.

De manière plus ouvertement métafictionnelle, l’auteur du Perroquet de Flaubert œuvre depuis longtemps à la déconstruction du genre biographique. Sans être neuves, ses conclusions quant au caractère insaisissable par la quête du biographe de toute figure humaine, qu’elle soit homme à barbe ou femme aux carnets (à reliure rouge et noir ou en en toile grise, façon Doris Lessing et son Carnet d’or) se conforment à la vulgate critique du moment. Et lui échappent, en même temps.

Ainsi ce bref aperçu sur la place réservée, dans ce qui fait une « personne », à « l’erreur historique ». Une série d’allusions, fugitives mais acérées, à Adolf Hitler, dont Finch lit sans déplaisir les écrits portant sur Julien l’Apostat, n’hésitant pas, même, à en recommander la lecture (!), en dit plus qu’un long « bavardage posthume et réducteur ».

Last but not least, l’essai rédigé par Neil avec trente ans de retard, restera à jamais dans un tiroir. Mais il aura au moins servi à le faire passer de la condition de « Roi des projets inachevés » à celle de biographe en puissance, d’écrivain. D’« écrivant » aurait dit Roland Barthes, mais on ne va pas chipoter.

Ainsi mis en abyme, le procédé fait mouche. Il convainc alors même qu’il semblait rebuter les gogos et refroidir les fans. « Et tout rire ironique que vous pourrez entendre sera le mien. » Tout est dit.

Julian Barnes, Elizabeth Finch, Mercure de France, septembre 2022, 208 pages.


[1] Dans la préface à son Sade, Fourier, Loyola (1971), Barthes définit ainsi le biographème : « Si j’étais écrivain, et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons : des « biographèmes », dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la façon des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion ; une vie trouée en somme, comme Proust a su écrire la sienne dans son œuvre… », OC III, p. 706.

Marc Porée

Professeur de littérature anglaise, École Normale Supérieure (Ulm)

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Notes

[1] Dans la préface à son Sade, Fourier, Loyola (1971), Barthes définit ainsi le biographème : « Si j’étais écrivain, et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons : des « biographèmes », dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la façon des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion ; une vie trouée en somme, comme Proust a su écrire la sienne dans son œuvre… », OC III, p. 706.