Une révolution – sur l’exposition Fela Anikulapo Kuti à la Philharmonie
«Je suis né deux fois ». Ainsi débute le chapitre 2 de Cette Putain de Vie, l’autobiographie de Fela Kuti publiée aux éditions Khartala en 1982 (et jamais rééditée depuis). « Ma première naissance remonte à 1935 » poursuit-il. À l’époque, le Nigéria est encore britannique et pour complaire aux autorités coloniales le père demande de choisir le prénom de l’enfant à un missionnaire qui propose… Hildegarde. « C’est vous dire à quel point j’étais désiré !» ironise Fela. « Moi qui étais venu sur terre défendre la cause africaine, j’allais devoir me coltiner le prénom d’un oppresseur européen ! »
Finalement Hildegarde meurt au bout de deux semaines. Une mansuétude des Dieux désireux de lui épargner cette énième humiliation selon Fela. C’est que le nom des Kuti est déjà associé à celui de Ransome, attribué à son grand père par un autre missionnaire blanc, le père Ransome, qui a financé son voyage à Londres pour enregistrer des chants religieux. C’est ainsi qu’en 1925, la compagnie EMI sort quinze 78 tours du Révérend Canon J.J. Ransome Kuti, pionnier de la Yorouba Christian Church. Le mystère de la migration des âmes aidant, celle d’Hildegarde finit par retrouver enveloppe charnelle plus endurante le 15 octobre 1938 à Abeokuta, fief des Kuti. Voilà pour la seconde naissance.
Il en est une troisième qui, bien qu’elle échappe aux mystérieuses lois de la métempsychose, ne peut être négligée alors que s’ouvre à la Philharmonie de Paris une exposition consacrée au père de l’Afro Beat[1]. Plus proche de la chrysalide, elle consacre ce moment où le jeune trompettiste diplômé du Trinity College of Music de Londres, qui chaque week-end s’acquitte avec les Koola Lobitos d’un sympathique High Life jazz dans les clubs de Lagos, se métamorphose en rebelle messianique qui dénonce les injustices, la corruption, l’héritage colonial et voue aux gémonies une élite qui dilapide les richesses du pays (5ème producteur mondial de pétrole) et laisse croupir son peuple dans une indescriptible misère. Tout ça sur fond de rhapsodies yoroubas au pouvoir hypnotique invincible.
Il est peu de révolution artistique qui dans l’histoire ait été aussi radicale. Bob Dylan passant du folk au rock, Arnold Schoenberg du romantisme au dodécaphonisme sont autant de ruptures formelles qui si elles induisent une profonde relecture du monde ne prétendent pas s’ériger en contre-pouvoir politique. Fela lui visait un véritable renversement. Et pour reprendre le titre du documentaire qui lui ont consacré Stéphane Tchalgadjieff et Jean Jacques Flori[2], il considérait sa musique comme une arme. Jugée suffisamment menaçante pour que les juntes au pouvoir cherchent à la faire taire à tout prix. Au péril de sa vie, obstinément, Fela poursuivra pourtant son travail de détracteur, enregistrant pas moins de 77 albums qui n’épargnent ni les élites du pays coupables de corruption et d’impéritie, ni les multinationales – telle que la compagnie de téléphonie américaine I.T.T. – accusées de coloniser économiquement le continent africain.
À l’inverse de son compatriote, le prix Nobel de Littérature Wole Soyinka, et malgré les coups, la prison et les procès, Fela refusera toujours de s’exiler. Mais avant d’incarner cette fragile lueur d’espoir démocratique au fond des ténèbres du despotisme, il lui faudra trouver son propre idiome, inventer un langage musical qui prolonge une pensée révolutionnaire totalisante, porte un message de vie adossé à un rythme invincible apte à libérer ce corps africain châtié, séquestré, disloqué, dispersé au fil des siècles par l’esclavage, le colonialisme, la dictature.
Cette révolution, cette troisième naissance, se dessine à la fin des années 60 alors qu’il visite pour la première fois les États-Unis. Quand il s’envole pour l’Amérique en 1969, c’est pour y donner les quelques concerts d’une tournée montée à la va vite par un promoteur véreux dont il s’avère, le jour du départ, qu’il n’a même pas de quoi payer les billets d’avion. À l’époque Fela est en plein doute. Éclipsé par Geraldo Pino, chanteur sierra léonais coqueluche des clubs de Freetown, Lagos et Accra après s’être converti à la soul et au funk, il tâtonne, se cherche et s’épuise.
À l’époque, le Nigeria fait l’actualité en raison d’un conflit interethnique dans le sud. La guerre du Biafra (150 000 morts) oppose l’État fédéral que dominent Yoroubas et Haussas aux sécessionnistes Igbos dont Fela, bien que yorouba, se sent proche. Pour lui, le Nigeria est une invention coloniale dénuée d’authenticité. Yoroubas, Igbos, Haussas vivent dans un pays artificiel dont l’unité n’est rendue possible que par la coercition. Fervent panafricain, il milite pour une redéfinition des frontières conforme à la réalité historique et culturelle des populations. Cette position l’isole un peu plus et précipite son départ. Ayant, non sans mal, obtenu visa et permis de travail pour une durée de trois mois, il va s’absenter près d’un an.
Car après quelques engagements sur la côte Est, lui et ses 7 musiciens se retrouvent sans le sou, sans boulot, sans toit. Pour survivre il en est réduit à enregistrer une chanson de propagande pro gouvernementale, « Keep Nigeria On », dont le message est à l’opposé de ses convictions. En plus de la dèche, il fait pour la première fois la connaissance du racisme.
Dans le jazz le mot d’ordre est de ne pas se laisser dissoudre dans le confort bourgeois qu’induit le succès commercial.
En Août 69, une embauche à l’Ambassador Hotel de Los Angeles le sort momentanément de la galère. C’est là qu’il rencontre Sandra Smith venue assister à un rassemblement de la NAACP, l’organisation de défense des Droits Civiques. Militante des Black Panthers, à l’engagement certifié par de nombreux séjours en prison, Sandra va bouleverser sa perspective, sa musique, sa vie. Elle devient sa conseillère, son amante, sa logeuse (elle sera aussi sa chanteuse sur l’album Upside Down deux ans plus tard).
Mais surtout c’est elle qui l’« africanise », lui enseigne ce que signifie « être africain », lui présente Stokeley Carmichael, lui fait lire les mémoires de Malcolm X, les pamphlets d’Eldridge Cleaver, écouter les disques des Last Poets, les chansons de Nina Simone et le free jazz. « C’est là que j’ai compris que je ne me connaissais pas moi-même. J’ai réalisé que personnellement et artistiquement je n’allais nulle part parce que j’ignorais d’où je venais » confesse t’il.
Finalement il obtient un engagement pour 300 dollars la semaine au Citadel d’Haïti, un club sur Sunset Blvd dirigé par Bernie Hamilton, frère du batteur Chico Hamilton (et l’un des acteurs récurrents de la série Starsky & Hutch), où il fait la connaissance d’autres personnalités, notamment la chanteuse Esther Phillips et le cinéaste Melvin Van Peebles dont le film Sweet Sweetback’s Baadasssss Song ouvre deux ans plus tard la parenthèse blaxploitation. Commence alors la genèse d’un autre rythme, d’une autre musique, d’une nouvelle pensée.
Les années 60 s’achèvent marquées aux États Unis par une recherche passionnée de renouvellement. Dans le jazz le mot d’ordre est de ne pas se laisser dissoudre dans le confort bourgeois qu’induit le succès commercial. Cette oscillation entre le désir d’être accepté par la majorité et le refus de devenir raisonnable « fait l’histoire du jazz, comme elle fait l’histoire de la lutte idéologique des noirs » soulignent Philippe Carles et Jean Louis Comolli dans Free Jazz Black Power (Folio). Elle oppose Martin Luther King l’intégrationniste à Malcolm X le séparatiste, le jazz cool au free.
Aux propos de Malcolm X prêchant la violence (« si la non-violence ne nous conduit qu’à ajourner indéfiniment la solution du problème noir, sous prétexte d’éviter la violence… ») fait écho le « nous ne sommes pas des jeunes hommes en colère, nous sommes enragés » du saxophoniste Archie Shepp, l’un des pères du Free. Un radicalisme que propage la sauvagerie, la rupture, l’atonalité du Free. Exprimée aussi dans cette soif éperdue d’Afrique que s’efforcent d’étancher le John Coltrane de « Dahomey Dance » et « Kulu Se Mama », le Max Roach de « Freedom Now Suite », le Art Blakey de « Message From Kenya »… Et qui transparaît dans le choix du saxophoniste William Huddleston de se rebaptiser Yusef Lateef, du batteur Robert Paterson de renaître en Rashied Ali et du pianiste Herman Blount en Sun Ra. Comme pour raviver un ADN africain menacé de dilution. « Aux valeurs judéo chrétiennes de l’idéologie dominante sont désormais opposés les contres mythes de l’africanité » assènent Carles et Comolli.
C’est dans cette ambiance irradiée que baigne Fela pendant son séjour américain. C’est percuté par ces différents signes qu’il entame sa renaissance, réinvente sa musique. Si les diatribes enflammées de Malcolm X et la liberté d’un jazz affranchi des vieux codes l’inspirent, le funk priapique du James Brown de Sex Machine et I’m Black & I’m Proud lui procure une assise rythmique qui, par un puissant effet boomerang, le rapproche de son Afrique natale.
Beaucoup à Lagos ne le reconnaissent pas à son retour. « Après les États Unis, Fela n’était plus le même. De nature plutôt tempérante, désormais il fumait, buvait, baisait. C’était un autre homme. Plus vivant. Il a même cherché à m’escroquer », témoigne son ami J.K. Braimah dans Cette Putain de Vie. Mais plus que le style de vie « hustler » c’est artistiquement que le changement est perceptible. Il commence par rebaptiser les Koola Lobitos, Nigeria 70 (viendront ensuite Africa 70 et Egypt 80 au gré des changements de personnel.) Il ouvre son club, l’Afro Spot, qui plus tard deviendra le légendaire Africa Shrine où chaque soir il entre en scène le poing levé à la manière des Black Panthers. Il abandonne la trompette pour le saxophone, instrument plus offensif, celui des révolutionnaires, de Charlie Parker à John Coltrane, d’Eric Dolphy à Ornette Coleman. Son évidente maladresse au sax vient même épouser le postulat d’un autre géant du jazz, Albert Ayler, disant à propos du Free : « les sons deviennent plus important que les notes et le musicien se moque désormais qu’elles soient jugées « bonnes » ou « mauvaises ».
Pour Fela qui cherche à vocaliser au maximum ses sonorités, l’instrument jusque dans la dissonance est le prolongement de la voix et du corps en révolte. Abandonné aussi l’anglais classique au profit du pidgin, le parler de la rue. Enfin, parachevant sa transformation, il arrache le dernier lambeau de colonialisme qui lui colle encore à la peau, ce nom de Ransome dont avait hérité son grand-père qu’il troque pour celui de Anikulapo, en langue yorouba « celui qui a mis la mort dans sa poche ». Un nouveau patronyme, presque un fétiche, dont il va avoir grandement besoin pour affronter le Léviathan.
La suite du parcours est plus connue qui oscille entre sentier de la guerre et chemin de croix. S’y enchaînent coups d’éclats, arrestations, sévices et procès, pour possession d’herbe ou trafic de devises. Qu’importe le motif, il s’agit de faire taire coûte que coûte cette voix qui enflamme les foules, nourrit la révolte. Après qu’il eut fondé son parti politique, le M.O.P. (Mouvement of The People) on lui dénie le droit de se présenter aux présidentielles de 1979.
Quand il crée sa République de Kalakuta, enclave sécessionniste où il met en œuvre son utopie afro-libertaire, on lance l’assaut, roue de coups et viole les occupants, avant d’incendier les lieux. Défénestrée, sa mère Funmilayo Kuti, célèbre militante féministe, succombera de ses blessures un an plus tard. Battu, contusionné, le bras cassé, Fela sera emprisonné pendant 27 jours. De cet épisode traumatique il extrait certaines de ses meilleures compositions, « Kalakuta Show », « Unknown Soldiers » et la plus célèbre, « Sorrow, Tears and Blood ». À ce stade, l’entêtante, l’extatique syncope de l’Afro beat est devenue autant une arme qu’une armure cuirassée de toutes les souffrances et de toutes les rédemptions du peuple noir.
NDLR : L’exposition « Fela Anikulapo-Kuti, rébellion afrobeat » a lieu à la Philharmonie de Paris du 20 octobre 2022 au 11 juin 2023.