Annie Ernaux, l’écrivaine du siècle des femmes
En décernant le prix Nobel de littérature à Annie Ernaux, l’Académie suédoise consacre l’œuvre d’une écrivaine engagée qui a su explorer « l’expérience d’une vie marquée par de grandes disparités en matière de genre, de langue et de classe ». S’il résonne fortement avec l’actualité – les 5 ans de #MeToo, mouvement de libération de la parole des femmes qu’Annie Ernaux a eu l’occasion de saluer –, ce « Nobel politique » selon les termes de l’écrivaine elle-même[1] nous invite à reparcourir l’œuvre sur le temps long tant s’y relate, avec constance mais selon une grande variété de formes, l’histoire de l’émancipation des femmes suivant une écriture conçue comme un acte de « transgression[2] » et un « lieu de communion entre l’écrivaine et ses lecteurs[3] ».
Du programme noté en 1963 dans le journal intime, « J’écrirai pour venger ma race », à la revendication d’une implication par le biais du livre, de la tribune ou encore de la parole en entretien, Annie Ernaux, qui s’inscrit dans la double filiation du surréalisme et de l’existentialisme, n’a cessé de considérer la littérature comme un acte politique, faisant sienne la phrase d’André Breton : « Changer la vie, a dit Rimbaud, transformer le monde, a dit Marx, ces deux mots d’ordre n’en font qu’un ». Des textes tels que « L’écrivain en terrain miné » (1985), « Littérature et politique » (1989), « La littérature comme arme de combat » (2005) ou « C’est quoi être de gauche ? » (Politis, 2014) réactivent une fonction éthique et politique de la littérature (« embarquer les gens dans une autre vision que la majoritaire[4] ») qui se voit pleinement actualisée dans les littératures documentaires portant sur les vies socialement dominées et les témoignages sur les violences sexuelles qui occupent désormais une place importante de la production littéraire contemporaine.
Si Annie Ernaux n’est évidemment pas la seule à avoir contribué à ces renouvellements de l’engagement féministe, la joie des lectrices qui s’est massivement diffusée et communiquée sur les réseaux sociaux après l’annonce du Nobel témoigne du rôle déterminant attribué à ses livres dans l’histoire des femmes, leur quête d’émancipation à l’échelle individuelle et collective ou leur volonté d’en finir avec la honte sociale et sexuelle. En constituant toute son œuvre autour de « la preuve par le corps », selon la belle expression qui tient lieu de titre à un texte d’hommage au sociologue Pierre Bourdieu, Ernaux engage celle ou celui qui le lit dans un processus de vérification, par comparaison, avec sa propre expérience vécue.
Étudiée par Lyn Thomas et Isabelle Charpentier, la volumineuse correspondance des lectrices et des lecteurs avec l’écrivaine atteste non seulement de la valeur de vérité, mais aussi du pouvoir émancipateur accordés à ces textes.
À cette correspondance il faut ajouter les nombreux témoignages et hommages d’anonymes, d’élèves et d’étudiant.e.s, d’enseignant.e.s, de chercheur.e.s, d’écrivain.e.s, de comédien.ne.s, cinéastes, dramaturges, etc. dans les journaux, sur des blogs, les réseaux sociaux mais aussi dans le récent « Cahier de l’Herne » coordonné par Pierre-Louis Fort. Ces manifestations semblent confirmer l’affirmation proustienne, citée par Ernaux dans le même article sur Bourdieu, suivant laquelle : « La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de vérité de celui-ci. »
« Une femme du siècle »
On se souvient que dans son « Discours de Stockholm » prononcé lors de la remise du Prix Nobel en 2015, Svetlana Alexievitch se présentait comme une « femme-oreille ». Comme l’écrivaine et journaliste biélorusse, Annie Ernaux cherche à recueillir « la vie de son époque ». Mais tandis que l’autrice de La Guerre n’a pas un visage de femme recourt aux techniques d’enregistrement et de collecte des voix caractéristiques du reportage pour écrire l’histoire de l’âme soviétique, Annie Ernaux raconte la double histoire du capitalisme triomphant et de la lutte pour l’émancipation des femmes en France à partir de sa propre expérience de sujet situé.
Rappelons brièvement qu’Ernaux se situe par sa trajectoire sociale et par sa condition de femme dans un entre-deux entre le monde des « dominé.e.s » et le monde des « dominant.e.s », entre la culture populaire et la culture savante, entre l’expérience de l’aliénation et l’affirmation d’une liberté.
Née à Lillebonne en 1940, Annie Ernaux est élevée par des parents d’origine paysanne qui, après avoir travaillé un temps à l’usine, ont acheté un café-épicerie à crédit en 1931 avant de s’installer en 1945 dans la ville d’Yvetot durement marquée par les restrictions de l’après-guerre. La « vision d’un monde où tout coûte cher » (La Place) et où tout est sacrifice en vue de la réussite scolaire et universitaire de la fille unique ont en partie déterminé les sujets et les styles choisis par Ernaux pour « écrire la vie », pour reprendre le titre de l’édition Quarto qui rassemble une grande partie de ses œuvres.
La « névrose de la transfuge de classe » (Vincent de Gaulejac), qui accède à la culture bourgeoise par ses études et son mariage avec un étudiant de Sciences Po promis à un avenir de cadre, renforce la culpabilité et la honte sociale : « Elle servait des pommes de terre et du lait du matin au soir pour que je sois ici à écouter Platon », écrit la narratrice d’Une femme au sujet de sa mère. Le passage du monde de l’enfance où la mère est « une figure dominante, la loi » (Une femme) au « monde bourgeois et cultivé » (La Place) de l’âge adulte où devenir femme implique de se résigner à la domination masculine suscite un malaise croissant.
La promesse d’émancipation sociale se heurte dans les années soixante aux réalités du contrôle exercé sur la sexualité féminine avant la loi Veil sur l’IVG (L’Événement), mais aussi aux réalités du mariage bourgeois et des contraintes pesant sur les femmes des classes moyennes au tournant des années 70 (La Femme gelée). C’est donc une « mémoire de fille » humiliée socialement et sexuellement qui oriente la quête d’émancipation de l’œuvre, déterminant le recours au « style émotif », aux accents céliniens, des premiers livres (Les Armoires vides, Ce qu’ils disent ou rien) et plus tard le choix d’une « esthétique de la soustraction[5] », qui retranche de l’écriture le lyrisme, l’ironie, mais aussi les concaténations logico-temporelles du récit.
Fondée sur la fragmentation, cette esthétique de la soustraction inscrit dans les livres le manque imposé par la distance sociale (La Place, Une femme) ou privilégie l’inventaire des signes contre la mise en ordre du récit (Passion simple, La Honte). Cette esthétique peut manifester de surcroît les obstacles qui s’opposent à la ressaisie de la mémoire des sensations du passé (Les Années) ou à la mise au jour d’une expérience indicible (Mémoire de fille).
Si l’écriture fragmentaire renforce l’autorité de la voix énonciatrice – le tranchant d’une « écriture comme un couteau » –, elle met toutefois à mal la posture en surplomb qui exclurait le lecteur. Au contraire, Ernaux choisit le fragment parce qu’il constitue une forme ouverte, apte à transmettre une expérience d’ordre phénoménologique, à décloisonner les univers culturels à la manière de la liste, figure majeure analysée par Nathalie Froloff[6]. Le fragment relie encore l’intime au social, le temps individuel au temps collectif, le « je » au « nous », comme l’a rappelé Francine Dugast-Portes, citant une page de L’Atelier noir : « les différentes expériences de la sensation du temps et des mots, de l’Histoire… Série de plans + ou – fixes d’une certaine époque : 1945, 1950, etc. » Le fragment participe ainsi pleinement de l’élaboration de « l’autobiographie totale » que constitue Les Années et contribue à nouer des liens entre Ernaux et le siècle.
À la date du 6 avril 1998, Ernaux écrit ainsi dans son journal de travail :
« “La femme du siècle”, c’est équivalent à ce qu’a fait Chateaubriand, ou plutôt voulu faire, ainsi que Sartre, “l’histoire d’une génération”. Est-ce que je peux le faire ? Que faire de l’irréductible, comme l’écriture ? Ou du strictement personnel (comme 52, déjà écrit) ? Mais, en fait, je m’aperçois que je n’ai pas grand-chose de vraiment personnel. Ni Chateaubriand, ni Sartre, ne pouvaient se confondre avec une génération, comme je le sens, pour moi, profondément. » (L’Atelier noir, Gallimard, « L’Imaginaire », p.115)
Réfléchissant au lien entre le moi et l’Histoire, Ernaux ramène l’expression souveraine du sujet dans l’œuvre de Chateaubriand à une dimension plus humble et plus démocratique. Écartant la scène racontée dans La Honte (« 52, déjà écrit »), l’écrivaine affirme n’avoir « pas grand-chose de vraiment personnel », ce qui justifiera la dissémination des pronoms elle, on et nous dans Les Années. Tenant à distance l’idée d’une singularité irréductible (que Sartre mobilise dans Situations IV), Ernaux hérite toutefois de la catégorie sartrienne de l’ « universel-singulier » que Jean-François Louette considère comme le « dernier avatar d’une rêverie narcissique qui brode autour du thème romantique (et au premier chef, hugolien) de l’homme-siècle[7] ».
Pourtant, loin de reconduire cette « rêverie narcissique », Ernaux cherche à « dissoudre » le moi dans l’étendue du temps parcourue par Les Années. Présenté comme une « autobiographie vide », ce livre rappelle le rêve sartrien de l’avènement d’une société sans classes, où la littérature se serait séparée de la singularité (expression lyrique de la subjectivité) : « Engagé dans la même aventure que ses lecteurs et situé comme eux dans une collectivité sans clivages, l’écrivain, en parlant d’eux, parlerait de lui-même, en parlant de lui-même, il parlerait d’eux ». Extraite de Qu’est-ce que la littérature ?, cette phrase rappelle la chute des Mots (« tout un homme fait de tous les hommes, et qui les vaut tous, et que vaut n’importe qui ») qui nourrit la conception démocratique de « l’autobiographie impersonnelle ».
En adoptant la forme d’un « récit glissant dans un imparfait continu », Ernaux vise à « rendre la dimension vécue de l’Histoire », entrelaçant son « destin de femme » à la reconstitution d’« un temps commun, celui qui a glissé d’il y a si longtemps à aujourd’hui » (Les Années). Livre de « la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle », Les Années n’est pourtant pas l’expression post-unanimiste d’« une collectivité sans clivages ». Les pronoms on et nous renvoient tantôt au je de l’écrivain tantôt à un sujet pluriel – le couple, la génération, la classe d’âge, les femmes de gauche – qui assure une fonction de « coryphée interprète, pourfendeur des stéréotypes, des doxas successives[8] ».
« Le féminisme était une vieille idéologie vengeresse et sans humour, dont les jeunes femmes n’avaient plus besoin, qu’elles regardaient avec condescendance, ne doutant pas de leur force et de leur égalité. […] “Merci les hommes d’aimer les femmes”, titrait un journal pour femmes. L’oubli tombait sur leurs luttes, seule mémoire à ne pas être ravivée officiellement.
Avec la pilule, elles étaient devenues les maîtresses de la vie, ça ne s’ébruitait pas. Nous qui avions avorté dans des cuisines, divorcé, qui avions cru que nos efforts pour nous libérer serviraient aux autres, nous étions prises d’une grande fatigue.
Nous ne savions plus si la révolution des femmes avait eu lieu.» (Les Années)
La coulée apparemment consensuelle des Années – l’énonciation collective semble fonder un lieu de mémoire en sauvant de l’oubli les signes, les événements, les objets ou les fétiches qui façonnent la société française de l’après-guerre à la première décennie du XXe siècle – ne saurait occulter la discontinuité et la déliaison d’un texte qui fait place aux failles, à la distance temporelle, sociale, voire à la discordance entre nous, on et eux/elles (et possiblement des lectrices et lecteurs), entre elle et le monde, entre elle et des « images d’elle, détachées, désemboîtées les unes des autres à la manière des poupées russes. »
Plus que la somme de la femme-siècle, Les Années élabore la recherche menée par « une femme du siècle » – ce elle « générique et genré, paradigmatique[9] » mais aussi progressiste et féministe – pour « sauver sa circonstance ». Appendice du livre, Les Années Super 8 (2022), images filmées par l’ex-mari Philippe Ernaux, montées par le fils, David Ernaux-Briot, et commentées par l’écrivaine, forment des « fragments d’une autobiographie familiale » qui jouent précisément de la tension entre celui qui filme et celle qui parle, entre le document exposant les rituels sociaux de la bourgeoisie des années 70 et la voix dévoilant la face cachée des images : le désir de liberté de la « femme gelée ».
Connaissance par les gouffres
Dans L’Atelier noir, Ernaux note : « L’autobio vide me paraît plus stable, les autres [projets] sont des gouffres dangereux. Faire seulement l’un de ces projets me fait peur. » Ces chantiers d’écriture ouverts en parallèle de l’écriture des Années désignent en l’occurrence : « 58 » et « A63 », deux projets qui renvoient à une histoire de soi difficile à élaborer tant elle est chargée d’une mémoire de la honte sociale et sexuelle indélébile. Comme l’a montré Barbara Havercroft, le féminisme d’Annie Ernaux se lit dans sa narration de « plusieurs traumas vécus par l’autrice, dont certains sont étroitement liés à la condition de femme[10] ». Ces traumas affectent tous les âges de la vie.
Témoin de la tentative de meurtre de la mère par le père un dimanche de 1952, Ernaux fera de cette pulsion féminicide une scène fondatrice dans La Honte : le « coup de folie » qui s’est emparé du père remet brutalement en cause les normes qui tramaient les usages sociaux de la famille et met fin à l’innocence de l’enfant de 12 ans qui se voit alors située « de façon indicible dans le camp de ceux dont la violence, l’alcoolisme ou le dérangement mental alimentaient les récits conclus par “c’est tout de même malheureux de voir ça” ». Cette mise au jour de la honte sociale est indissociable d’une conception mystique de l’écriture présentée comme une mise en danger de soi, par la transgression d’un interdit ou le dévoilement d’un tabou, au nom d’une mise en commun : « prenez et lisez car ceci est mon corps et mon sang qui sera versé pour tous » (La Honte).
Par la suite, Ernaux écrira à partir du non-dit et de l’occultation sociale de la maladie : l’Alzheimer dont souffre la mère (« Je ne suis pas sortie de ma nuit »), le cancer du sein de l’écrivaine (L’Usage de la photo). Si ces livres alimentent la réflexion actuelle sur le vieillissement et la vulnérabilité du corps féminin, comme le propose différemment Le Jeune homme (2022) en abordant la question de la vieillesse sous l’angle de l’érotisme, je voudrais toutefois m’attarder davantage sur les deux projets « gouffres » (A63 et 58), mieux connus sous les titres L’Événement (2000) et Mémoire de fille (2016). Issus d’une recherche formelle difficile, dont atteste le « journal de peine » qu’est L’Atelier noir, ces livres font l’objet d’une attention accrue à la faveur d’un renouvellement des revendications féministes.
L’Événement raconte l’avortement illégal subi par l’écrivaine en 1963 alors qu’elle poursuivait des études de lettres à l’université de Rouen. Paru en 2000, à une période où les luttes pour le droit à l’IVG paraissent relever de l’histoire ancienne, adapté au cinéma par Audrey Diwan en 2021, à un moment où la menace d’une interdiction refait surface en Pologne ou au Texas, L’Événement transforme le silence autour d’un tabou social en « événement inoubliable ». À la mémoire honteuse, Ernaux substitue le récit d’un événement narré à la manière d’un rite de passage : « Dans les toilettes de la cité universitaire, j’avais accouché d’une vie et d’une mort en même temps. Je me sentais, pour la première fois, prise dans une chaîne de femmes par où passaient les générations. C’était des jours gris d’hiver. Je flottais dans la lumière au milieu du monde. »
Cette « chaîne de femmes » est précisément ce qui réintègre l’étudiante dans le cycle du vivant et la resocialise, elle qui vit la grossesse non désirée dans la solitude – l’étudiant qui l’a mise enceinte est loin et n’apporte aucune aide concrète – et l’angoisse du déclassement :
« J’établissais confusément un lien entre ma classe sociale d’origine et ce qui m’arrivait. Première à faire des études supérieures dans une famille d’ouvriers et de petits commerçants, j’avais échappé à l’usine et au comptoir. […] J’étais rattrapée par le cul et ce qui poussait en moi c’était, d’une certaine manière, l’échec social. » (L’Événement)
La narratrice use d’une « langue matérielle », qui met l’émotion en sourdine, pour relater la quête éprouvante de l’avortement, depuis les tentatives personnelles (aiguille à tricoter à enfoncer dans le vagin) aux visites médicales humiliantes. Commentant ces choix d’écriture dans une de ces parenthèses métanarratives qui scandent l’œuvre depuis La Place, Ernaux écrit : « Il se peut qu’un tel récit provoque de l’irritation, ou de la répulsion, soit taxé de mauvais goût. D’avoir vécu une chose, quelle qu’elle soit, donne le droit imprescriptible de l’écrire. Il n’y a pas de vérité inférieure. Et si je ne vais pas au bout de la relation de cette expérience, je contribue à obscurcir la réalité des femmes et je me range du côté de la domination masculine du monde. »
Refuser d’obscurcir revient donc à faire advenir ce qui demeurait obscène – qui ne doit pas être montré sur scène – et à donner une portée générale à l’expérience rapportée. Par l’attention portée à certains détails (cuvette émaillée, sonde rouge, etc.), la description de l’appartement de la faiseuse d’anges, Mme P.R., se mue en ekphrasis d’un tableau imaginaire : contrairement à L’Atelier du peintre, « L’Atelier de la faiseuse d’anges » ne figure « dans aucun musée du monde », car c’est là une réalité qui concerne des femmes condamnées à demeurer dans l’ombre de l’histoire.
Le livre d’Ernaux se refuse à cet effacement des femmes qui ont avorté et à l’oubli de la violence non seulement obstétricale mais aussi sociale qu’il leur a été infligée par les médecins de l’époque soumis à l’interdit de la loi. Chargé de mettre un terme à l’hémorragie qui lui fait courir un risque mortel, l’interne de l’hôpital lance ainsi à l’étudiante une phrase inoubliable : « Je ne suis pas le plombier ! » Blessure vive, l’énoncé continue, plus de trente ans après les faits, à « séparer, comme à coups de trique, les médecins des ouvriers et des femmes qui avortent, les dominants des dominés ».
Violence sexiste et sexuelle sont également au cœur de Mémoire de fille, dont le point de départ est l’été 1958, saison au cours de laquelle Annie Duchesne, monitrice dans une colonie de vacances à Sées, s’affranchit pour la première fois de la surveillance maternelle. Trois jours après son arrivée à la colonie une « sur-pat » est organisée. Peu après son arrivée sur la piste de danse, Annie D est assaillie par H, un moniteur-chef, qui l’entraîne bientôt dans sa chambre où il va la violer[11]. Décrivant ce premier rapport sexuel, Ernaux note qu’elle n’a éprouvé après cette nuit « ni l’horreur ni la honte » : « Seulement l’obéissance à ce qui arrive, l’absence de signification de ce qui arrive. »
Cette soumission à la domination sexuelle masculine va de pair avec une stupeur, un sentiment d’incompréhension qui bascule dans « l’horreur » que les scènes qui suivent – des scènes de mépris individuel ou collectif à l’égard de celle qui n’a pas compris ce qui avait eu lieu – vont accroitre. Victime d’humiliations sociales et sexuelles au sein de la colonie, la jeune femme perd pied : « une fille de chiffon » absente à elle-même, à la dérive comme Wanda, l’héroïne du film de Barbara Loden, qui hante le livre. À ces scènes de dissociation s’ajoutent les signes physiques – boulimie, aménorrhée – d’un traumatisme dont le temps n’a pas effacé les traces.
Cerner par l’écriture fragmentaire, l’alternance entre discours et récit, le « trou inqualifiable » de l’été 58 est indissociable d’une visée sociale et politique : « Quand l’indicible devient écriture, c’est politique » (Le Vrai lieu). La déshumiliation des femmes passe là encore par une recherche d’une énonciation « transpersonnelle ». Ernaux rapporte ainsi une scène de la colonie : la lettre intime qu’Annie D a écrite à son amie Odile pour lui raconter son amour pour H. a été affichée dans le réfectoire.
Tandis que la jeune femme répète au responsable de cet acte, le cuisinier, qui n’a pas le droit de dévoiler son intimité, se dresse « un mur de rires autour d’elle ». La narratrice commente alors :
« Je rapproche aujourd’hui la scène de la lettre et la nuit avec H : la même impossibilité de convaincre, de faire valoir mon point de vue. Me la repassant encore, elle se dépersonnalise peu à peu. Ce n’est plus moi ni même Annie D au centre. Ce qui a eu lieu dans le couloir de la colonie se change en une situation qui plonge dans un temps immémorial et parcourt la terre. Chaque jour et partout dans le monde il y a des hommes en cercle autour d’une femme, prêts à lui jeter la pierre. » (Mémoire de fille)
Il aura toutefois fallu attendre plus de 50 ans après les faits pour qu’Ernaux parvienne à mettre des mots pour dire l’impensé de la honte sexuelle. L’Atelier noir porte les traces des affaires Polanski et DSK qui ont conforté Ernaux dans l’écriture de Mémoire de fille. On ne peut s’empêcher de penser aujourd’hui à l’effet déclencheur des plaintes déposées contre PPDA sur de nombreux témoignages de femmes. Mais comme le rappelait Hélène Devynck, journaliste et autrice d’Impunité, à l’antenne de France Culture le 10 octobre dernier, ce sont aussi les livres d’autres femmes, dont Annie Ernaux, qui encouragent cette démarche et permettent de sortir de certains « gouffres ».
Une solidarité de femmes
Si l’on peut lire les livres d’Annie Ernaux sous l’angle de « l’agentivité » comme le propose Barbara Havercroft et se réjouir que les conduites de l’écrivaine en matière d’écriture et d’émancipation sexuelle donne « de l’espoir et de l’audace » aux femmes mûres (Le Jeune homme, mais il faudrait aussi évoquer Passion simple, Se perdre) comme à l’ensemble des femmes, je voudrais pour ma part conclure sur le fait que l’œuvre construit, par la dissémination des images de soi dans les autres, une communauté de femmes transgénérationnelle et transfrontalière.
Alors qu’elle erre seule dans les rues de Rouen à la recherche du médecin qui pourrait l’avorter, Annie Ernaux trouve un réconfort moral dans la chanson Dominique interprétée par Sœur Sourire. Apprenant des années plus tard la mort de la religieuse dominicaine en rupture de ban, la narratrice se montre touchée par leur commune « déréliction simplement décalée dans le temps » :
« Sœur Sourire fait partie de ces femmes, jamais rencontrées, mortes ou vivantes, réelles ou non, avec qui, malgré toutes les différences, je me sens quelque chose de commun. Elles forment en moi une chaîne invisible où se côtoient des artistes, des écrivaines, des héroïnes de roman et des femmes de mon enfance. J’ai l’impression que mon histoire est en elles. » (L’Événement)
Cette référence à Sœur Sourire éclaire à plus d’un titre l’écriture d’Annie Ernaux dont les références à la culture populaire, au romanesque de la romance, aux « refrains niais » et aux « rythmes naïfs » qu’aimait Rimbaud, témoignent d’un désir plus large de « désacadémisation » (F. Dugast-Portes) qui traverse toute l’œuvre. Depuis le refus, formulé dans Les Armoires vides, de faire de la littérature telle qu’elle est définie par l’homme de lettres au vœu de « rester d’une certaine façon, au-dessous de la littérature » explicité dans Une femme, c’est une même recherche d’écriture en dehors des genres établis et des formes figées qui se fait jour dans les brouillons, les journaux d’écriture, les commentaires inscrits au sein de l’œuvre.
Mais au-delà de ce « projet anti-littéraire », la référence bien peu canonique à Sœur Sourire dit l’horizon démocratique de l’œuvre d’Annie Ernaux, que l’on aimerait considérer non comme un monument mais comme un lieu de passage où circulent librement des femmes aux âges, aux trajectoires, aux cultures fort différentes. Leur point commun ? Un fragment du photojournal de l’édition Quarto apporte une réponse :
« Sentiment d’être composée de multiples morceaux de femmes : il y a en moi de la Dalida, Yourcenar, Beauvoir, Colette, par ex. Même Sand. Sœur Sourire ! Quelles sont celles dont je n’ai rien ? Vraiment rien ? Toutes celles qui n’ont rien été par elles-mêmes. Modèle maternel au-dessus de toutes. »