Ce qu’on récolte et ce qu’on sème – sur En salle de Claire Baglin
Avec son premier roman En salle, paru aux Éditions de Minuit, Claire Baglin construit un arc de souvenirs, entre enfance et adolescence, progressivement échafaudé à partir du motif du fastfood. D’un côté il y a le souvenir de l’enchantement de la narratrice enfant et de son petit frère, lorsque leurs parents acceptent de s’arrêter au fastfood sur la route de retour des vacances, et de l’autre, le retour au fastfood le temps d’un été, cette fois-ci dans le cadre d’un job étudiant.
Le rythme du livre est donné par cette dernière expérience, en donnant corps, dans la ligne de Ponthus, aux notions de travail à la chaîne, de bullshit job, d’aliénation. Mais l’enchâssement des temporalités arrache le roman à ce seul horizon : la claque propre aux âpres récits d’immersion socio-professionnelle se greffe sur l’enfance, les dynamiques familiales, la sociologie du foyer, et agit comme révélateur à ces endroits inattendus.
Une langue bien huilée
Il n’y a rien de proprement surprenant à ce que l’on découvre aux côtés de Claire dans les coulisses d’un fastfood d’autoroute. On imagine bien l’envers du burger, du sandwich qui est toujours le même d’un restaurant de la chaîne à l’autre ; les équipes, le roulement de l’emploi, la logistique implacable de production dans laquelle les employé·es se déshumanisent à toute vitesse, la pénibilité physique et mentale. Il n’y a aucune difficulté à se représenter le bas de l’échelle sociale, puisque dans l’imaginaire collectif le job autant que la nourriture du fastfood y sont associé·es. Au fond, on sait bien que notre société est comme ça, et peut-être même pourrait-on le décrire, qu’on y ait mis les pieds ou non.
Claire Baglin y met les pieds et les mains – celles qui écrivent et celles qui secouent les panières de frites – mais elle ne décrit pas. Ce ne sont pas des mots pour dénoncer, pour expliquer, pour informer, ce sont les mots qu’il y a là-bas de l’autre côté du comptoir, en cuisine, dans l’architecture privée du drive ; les mots qu’il y a sur les évaluations des « équipier·es », ou qui permettent de désigner les outils ou les articles, des mots qui logistiquent et qui efficacent. Là où ils sont, ces mots fonctionnent très bien, ils n’ont pas besoin de s’exporter ailleurs, encore moins en littérature. L’invention, le temps de décision de celle-ci n’a pas particulièrement sa place dans le rush, où le corps même doit trouver à s’ajuster, à s’oublier, pour exécuter sans hésiter une fraction de seconde. Claire Baglin ne décrit pas le travail, le milieu. Parce qu’elle est trop dedans, dans le rush, elle n’écrit pas dessus ; mais elle l’écrit.
Il y a finalement autant de mondes à écrire que de postes à l’emploi. Le roman trouve là son titre ; en salle c’est le poste craint par toute l’équipe, personne ne veut être en salle. Il y a donc bel et bien une pire place. Dans cette hiérarchie du pire, qui concerne l’équipe, les postes du restaurant, les gestes des équipières, nous découvrons une certaine forme d’ordre social – dans lequel les employés endossent une fonction ici, convoitent d’autres postes là-bas, espèrent gravir les échelons partout. De l’extérieur, cette équipe est absolument uniforme ; on ne connait pas le prénom de Claire, encore moins ce qu’elle fiche de sa vie en-dehors (l’en-dehors rétréci par les heures sup, les services qui auraient dû finir il y a deux heures, la fatigue qui se ramène chez soi et les blessures aux mains qui ne disparaissent pas lorsqu’on débauche).
C’est précisément là qu’entre en jeu l’écriture du travail, plutôt que le travail de description. Car si de l’extérieur l’équipe est uniforme, discrète, et les gestes de production de nourriture, de nettoyage et de service disparaissent pour laisser place à la consommation du produit, Claire Baglin ne reste pas « à l’extérieur » : elle écrit l’intérieur. L’intérieur, c’est l’espèce d’arsenal de gestes qui s’attache à chaque poste ; dans le livre de Claire Baglin, les gestes sont ce qu’il y a de plus important pour la littérature parce qu’ils utilisent les mots comme des outils.
Ces mots qui « fonctionnent » et « logistiquent » évoqués plus haut, peuvent se cartographier dans le restaurant. Ils n’ont lieu d’être qu’à l’endroit où ils servent. La violence sociale contemporaine œuvre sur les mots comme sur les individus : lorsqu’une chose tombe au sol, devient sale et qu’on ne peut plus s’en servir, elle disparait du texte : « déjà oublié, néant, inutilisable ». On n’écrit que là où ça peut bien servir à quelque chose, en-dehors, ça disparaît : « savoir qu’il me faut deux doses vanille pour un milkshake ne me servira jamais ailleurs qu’ici ».
La littérature n’en est pas pour autant débilisée, drainée de toute sa capacité à nommer ou être performative. Elle met au contraire en scène une force cinglante, dans une économie optimisée, parce que les mots ne sont pas usés à des endroits où ils ne servent à rien. Ce dont on peut se servir, on s’en sert au mieux, on l’optimise : « ta prod’ » pour les frites chaudes que tu viens de sortir de la panière, « le chaud » pour tous les burgers, les frites, tout ce qui de la commande doit être envoyé dès que c’est cuit. « Ce midi un roulement, je suis frite », « augmente ta prod’ là, fais ta prod’ allez », « un manageur s’exclame attention l’embal’ et un équipier des cuisines répond merci embal’ ».
Ce qui se dit du travail, de l’apprentissage, des gestes portés à la plus haute rentabilité possible, des relations collégiales réduites à peau de chagrin, se dit avec la même efficacité qui produit les kilos de frites, qui boucle les commandes, débarrasse les plateaux, décontamine les tables. Une tout autre façon de nommer se trouve alors : une équipière sera caractérisée par ses hauts faits de la journée, l’autre par le poste qu’elle garde en empêchant quiconque de lui prendre, une autre simplement « Merci moyenne frite ! ». C’est provisoire, le nom est valable le temps de faire les gestes, il n’existe que pour les gestes à faire. On ne nomme que pour utiliser, on ne dialogue que pour faciliter le roulement des corps et des choses. Une étonnante poésie surgit alors du roulement efficace entre actions et paroles. Les mots sont l’huile qui facilite le rush, fait tourner la machine.
Je reviens au titre qui m’a interrogée tout au long de la lecture : pourquoi « en salle », qui fait d’emblée plus penser à la salle de cinéma ? Pourquoi « en salle » quand on comprend au fil du texte que c’est, de tous les postes occupés, le plus difficile, celui que redoute la narratrice ? Entre le souvenir d’enfance, de la famille qui se rend au fastfood, et l’expérience comme employée, la salle est une forme de sas, d’entre-deux. C’est le même endroit, qu’on parcourt d’une façon différente ; le même endroit changé par les gestes qu’on y fait, par l’attention qu’on lui porte ; le même endroit, heureux d’un côté, désenchanté et pénible de l’autre. C’est la zone de cohabitation irrésolue du passé et du présent, de l’enfance et de l’adolescence, de la consommation et de la production, du fait d’avoir de l’argent et du fait d’en avoir besoin.
La salle métaphorise étrangement bien la situation de la narratrice, à la fois en tant que personnage du roman qui fait lien entre deux expériences, et principe organisateur du récit qui résume à elle seule la tension permettant au roman de se construire par parallélisme. C’est une zone agonistique de heurts entre le fait de servir et celui d’être servi·e ; il n’y a même pas besoin de montrer explicitement que les client·es font des embrouilles à Claire, puisque Claire incarne à elle seule cette tension. Comme la salle, elle fait lien entre les deux expériences, et alimente ainsi la tension qui autorise tout le roman. Dans la salle, il y a Claire servie enfant, et en même temps Claire qui sert et dessert.
Si l’écriture du travail des frites, du burger et du service à la chaîne reste très discrète dans la critique qu’elle peut porter à ce monde-là, en préférant à l’attaque frontale une présentation/immersion sans distance dans l’expérience, la détestation de la salle est autrement signifiante. C’est une forme d’irruption du sentiment de la narratrice, dans un lieu où tout tend justement à évacuer toute manifestation disruptive, voire personnelle – le sentiment n’a pas lieu d’être lorsqu’on est employé·e de fastfood.
Mises en jeu de l’écriture
S’il y a détestation, pourquoi employer alors une telle langue, qui semble justement avoir pour effet de faire changer la littérature d’économie, l’ubériser, l’industrialiser, pour mieux en diffuser une production et un goût uniformisés ? Il faut réarticuler cette dernière question à un parallèle plus vaste mais tout aussi problématique : celui de la culture et du capitalisme, qui chacun et parallèlement, évoque deux gestes en tension réciproque : celui d’exploiter, de se servir de, de faire rentrer dans une logique de rendement d’un côté, et de l’autre, de faire fleurir, de faire grandir, de constituer, de construire, d’augmenter, se servir quelque chose.
Du côté de la culture comme du capitalisme, l’équilibre trouvé dans le passage d’un geste à l’autre garantirait à la fois le fait de pouvoir remettre en jeu des choses (les éléments de cultures, les idées, les fonds, les investissements, les sommes) lorsqu’il faut laisser la place aux nouvelles d’arriver, à la fois le fait de retenir les choses que l’on souhaite valoriser. Pour résumer, il y a d’une part ce que l’on récolte, d’autre part ce que l’on sème ; et cela nous définit moins par un rapport de possession ou de rétention du monde, que par la façon dont nous le mettons en mouvement avec nous, que ce soit en consommant ou en écrivant.
Tout le problème mis en jeu par Claire Baglin est que son choix même de sujet l’engage plus fortement du côté du premier geste, qui se sert, joue avec, fait rendre plutôt que l’inverse. Comme on dirait à quelqu’un·e qui prend quelques temps un job étudiant difficile pour payer ses études : prends ce qu’il y a à prendre, ça va te servir, fais ton expérience. Ce n’est dès lors pas un problème d’employer une langue qui sait se servir et prendre ce qu’il y a à prendre en laissant le reste, lorsqu’il s’agit de monter le récit du travail au fastfood : la langue d’exploitation est finalement très appropriée. À l’inverse, cet usage de langue devient problématique là où il n’est pas attendu, c’est-à-dire dans le souvenir de l’enfance.
La mémoire, le passé, la construction des premières relations d’attention, des premiers gestes de tendresse – que ce soit au sein de la famille ou des premières amours que raconte la narratrice – relèvent bien plus d’une langue de la valorisation. De fait, ce sont ces souvenirs qu’on voudra plutôt garder, cultiver, en attendant du travail d’écriture qu’il permette non seulement de les nourrir par les mots, mais encore de les accumuler dans le texte, comme s’il s’agissait de constituer un capital mémoriel avec soi.
L’évocation récurrente de la tendance anxiogène de son père à ne pas savoir se débarrasser des choses va dans ce sens. De la même manière qu’au bas de l’échelle sociale, on peine à retenir le capital, il amasse précisément des choses sans valeur – et même des choses qui jetées, parce qu’elles sont cassées ou simplement qu’elles ne sont plus voulues, ont perdu toute valeur. L’enfance, auprès de ce père qui passe son temps à sauver des objets de la déchetterie pour les réparer, comme on tenterait de sauver des souvenirs de l’oubli – est bel et bien du côté du geste de conserver, de préserver. La langue travaillée par Claire Baglin, qui précisément remet en jeu, rejoue la valeur, peut-elle dès lors traiter cette enfance sans entrer en conflit avec elle, l’amenuiser ou l’anéantir ?
Les souvenirs d’enfance se greffent sur l’expérience sociale, et non l’inverse, ce qui a pour effet de les faire apparaître sous l’éclairage nouveau d’une expérience plus mature, et désillusionnée. À la lecture de ces bribes d’enfance, je suis frappée. Peut-être que le récit d’immersion dans le monde du bullshit job et de l’industrie alimentaire, m’a assez sensibilisée à l’uniformisation pour me permettre d’en repérer les traces dans le reste du livre ?
Je découvre en tout cas une enfance très semblable à la mienne, dans une série de détails aimés que j’avais toujours cru propres à mon histoire. Ils se placent dans les objets qui font le décor de l’enfance de Claire – les étoiles phosphorescentes au plafond, la voiture qui emmène l’été au bord de la mer, les carnets dans lesquels écrire semblait, avec un peu de travail, la promesse d’un grand destin d’écrivain·e ; jusqu’aux jouets justement glanés ici et là, goodies du menu d’un restaurant, et que nous appelions des « merdouilles ». Ils se placent aussi dans les façons de s’adresser les un·es les autres au sein d’une famille, les boutades politiques lancées par les parents aux enfants, qui militent dès le biberon ; la façon encore de vivre la maison, la répartition des pièces, les objets qui traînent, les horaires de chacune des personnes qui s’y croisent.
Tout cela est si familier et étrange à la fois, puisque l’écriture de Claire remet tout cela en jeu, plutôt que de le retenir à elle. Elle remet les codes, les projections sociales, les assignations dont nous ne nous rendons pas compte parce qu’elles nous ont bercées dès les premiers pas, en circulation : elle décrit tout cela en le mettant sur le tapis, là où ça ne lui appartient pas plus qu’à nous. Elle nous le sert, sans faire de la littérature un plateau d’argent, dans un geste terrible de dissociation – car il y a bien du personnel, de l’intime et du singulier dans tout ce qu’elle raconte.
Mais, alors que tout est remis en circulation, deux questions demeurent : dans ce monde d’uniformisation que nous bâtissons de chacun de nos gestes utiles et bien utilisés, comment discerner les choses qui valent la peine d’être gardées, retenues, amassées et réparées, et enfin où trouver la place pour leur donner lieu d’être ? Et, si nous remettons le monde en jeu, à quelles choses nouvelles faut-il laisser la place d’arriver ?
Claire Baglin, En salle, Minuit, 160 pages