Littérature

La drague intégrale du camp opposé – sur Musée Marilyn d’Anne Savelli

écrivaine

Quand le sujet d’un livre est Marilyn Monroe, icône décortiquée sous toutes les coutures, il faut bien une architecture de mots, un palais des miroirs éclaté, en un mot un musée, pour donner à voir cette vie qui tient de la tragédie, du conte et du chemin de croix. Anne Savelli, d’image en image, de récit en récit, parvient à mettre au repos un monstre.

«Pas un arbre, pas un abri. Avec ce soleil qui frappe, attendre sur le trottoir serait folie. » Dès le début, nous voilà prévenus. Inutile de chercher refuge. S’exposer au soleil, c’est se faire cogner. La folie guette dès qu’on est immobile. Les mots vacillent, car d’arbre à abri, il y a peu – mais de toutes façons, il n’y a rien. Et la personne qui écrit, planquée derrière la négativité des deux premières phrases, la personne qui écrit, donc, et qui ne nous a pas gratifiés d’une citation liminaire, ni d’une explicitation de ce qu’elle fait, elle écrit des phrases quasi versifiées. Ça frappe, comme le soleil, ça cogne comme le jazz. Ça rime. Dedans, dehors.

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Avec ça on choisit d’entrer ou pas, dans cet endroit dont on ne sait encore rien, sinon les deux indices donnés par le titre du livre : c’est un lieu en dur, en réel, en massif, c’est un musée ; et c’est un lieu imaginaire, une image, une idée. C’est un lieu en mou. Un bâtiment, en même temps qu’une personne devenue image, soit les deux éléments composant un corps mondial. Son squelette, et sa lumière.

On choisit, comprenez-le bien : Musée Marilyn d’Anne Savelli est un grand livre sur le respect. On ne violente pas les gens, on ne les oblige pas, on ne force pas le regard. On propose. De même qu’on ne force pas son sujet. On ne l’objective pas. On le suit.

Évidemment, quand le sujet est Marilyn Monroe, ou plus exactement, ce que Marilyn Monroe veut dire pour nous qui la contemplons depuis si longtemps, avec tant d’acharnement, ce que nous supposons d’offrande dans la construction de l’image et du souvenir, évidemment qu’il va s’agir de dompter le regard, de lui intimer le respect. De l’obliger, lui. Et pour éviter le piège du voyeurisme, de l’excitation, du désir, du scoop, de la satiété impossible à atteindre, Anne Savelli a mis en place ce qu’il était de bon ton d’appeler, dans mes jeunes années un peu snobs, un dispositif. On pourra simplement nommer la chose « grammaire », ou « poétique ». Ou, pour faire simple, ce qui est le plus dur en art : méthode.

Musée Marilyn est une architecture de mots, un palais des miroirs éclaté sur trois étages : le niveau 0, le nôtre. Nous qui regardons, qui venons voir, qui voulons visiter. Les personnages peuplant ce niveau entourent la narratrice, ils viennent visiter une exposition Monroe, ils déambulent de salle en salle. Réagissent, en formant une masse indistincte, intuitive et mouvante. La narratrice raconte leur déambulation. Et parfois, s’adresse à Marilyn, ou Norma Jeanne, ou Mmmmmm, ou la blonde, et, en sous-texte, à la lignée consumée dont la cohorte fantomatique l’accompagne, Jean Harlow, Bettie Page, Ana Nicole Smith. La lignée de femmes brûlées.

Au niveau 1, il y a le guide. Il s’adresse aux visiteurs qui le suivent de salle en salle. Il tire les fils d’une vie que chaque salle invite à tirer, à travers des portraits photographiques. Il propose un parcours chronologique, avec des embardées, une déambulation à travers les images. À chaque image il raconte.

C’est ici qu’intervient le niveau +1 : le récit du guide. Qui s’envole. À chaque image il raconte, et vite, on l’oublie, vite, c’est le livre qui nous raconte, à nous, chaque image dont nous avons d’ailleurs, nécessairement, au moins un souvenir vague : la séance de pose, les personnes en présence, le moment dans la vie de la personne photographiée.

On passe donc, dans la lecture, d’image en image, de récit en récit, et de bouts de vie qui, mis bout à bout justement, reconstituent la vie d’une personne que nous connaissons tous sous le nom de Marilyn Monroe, sur qui tout a déjà été dit ou écrit, que quiconque l’ayant approchée a détaillée dans des livres, des interviews, des ragots quelconques, parce qu’il en avait envie, parce que c’était rentable.

Pourtant on se laisse happer par le récit de cette vie qui, de près ou de loin, nous concerne tous tant elle a façonné notre regard, parce qu’Anne Savelli ne propose pas de dire autre chose sur Marilyn. Elle se propose de le dire autrement car elle fait acte d’écriture. En décalant le point de vue, la perspective, en répondant aux problèmes innombrables que pose le sujet Monroe (déjà vu, trop vu, disséqué, malmené) par une réponse artistique, ou formelle. Par un regard neuf.

Il n’y a donc pas de suspens. Pas de révélation. Pas de people. Nous avons tous les yeux rivés sur un même horizon, la date de 1962, où Marilyn Monroe meurt, seule et défaite. Tous, nous savons comment ça finit. Alors la foule où nous sommes pris suit le guide, tout en sachant qu’elle chemine à la catastrophe.

La déambulation à laquelle invite l’exposition, et donc la lecture du livre qui met ses pas dans le chemin tracé par elle, fait ainsi un clin d’œil à trois souvenirs lointains, structurant notre imaginaire de gens qui aiment qu’on leur raconte des histoires : la tragédie, le conte de fées, le chemin de croix. On s’y laisse prendre, on la suit, sans bien savoir comment Anne Savelli parvient à nous passionner avec ce que nous croyons savoir déjà.

Il faut ici souligner le travail de documentation dément auquel s’est adonné l’autrice. Chaque personnage secondaire pourrait avoir son livre. Les astres gravitant autour de l’étoile, principalement des hommes, ont tous eu des vies, des affects, des trajets qui ont conditionné les prises de vue, et Anne Savelli fait, à chaque étape, le portrait rapide et haletant des portraitistes. Qui, eux aussi, sont pour beaucoup des hommes fracassés, venus de la guerre, de la persécution, du reportage, qui pour certains ont fait de la prison, pour d’autres tombent amoureux, et dont un seul, Milton Greene, se fait ami, associé, égal, en créant avec elle et pour elle une société de production, histoire de reprendre le pouvoir aux studios (ça ne durera pas, ça se termine mal). Et dont un seul autre, Sam Shaw, le « préféré » de la narratrice, se fait le frère qui comprend tout, tout de suite. Shaw, le meilleur ami de John Cassavetes, dont il a produit Une femme sous influence, ce qu’Anne Savelli nous apprend, au passage, désinvolte, comme elle nous apprend tant de choses sans en avoir l’air.

Partant des photographies, Anne Savelli construit un endroit où Marilyn peut apparaître pour autre chose que pour son image.

Tout s’anime alors dans l’image de Marilyn, dont les photos sont non décrites, mais regardées comme pour la première fois, et tout s’anime autour d’elle. Si bien que pour peu qu’on choisisse d’entrer avec Anne Savelli dans son musée, on entre dans son livre, on ne peut plus le lâcher. À notre tour, nous sommes pris, et nous serons pris d’une manière à la fois sociale et intime, douloureuse et joyeuse, si nous sommes une femme, parce que Marilyn, la pin-up, l’enfant abandonnée dotée d’un corps faramineux, la blondeur et la petite voix, est l’être vers qui tous les désirs convergent. Elle est le lieu de toutes les injonctions impossibles faites, en ces sociétés d’apparition façonnées par l’industrie de la presse et du cinéma, aux femmes.

C’est pourquoi la narratrice la tutoie. Elle sait, nous savons, ce que tout cela suppose et a supposé, et de quel prix cela a été payé. À cet égard, l’un des morceaux de bravoure de ce livre qui en compte tant est le récit de la construction d’une image devenue la reine des icônes, la photographie conçue par Shaw pour promouvoir le tournage de Sept ans de réflexion de Billy Wilder. La robe soulevée par l’air d’une grille de métro, la foule, la bousculade et les deux culottes, pour plus de sécurité.

Le prix à payer, le travail, l’acharnement, la fatigue et la lutte sont autant de balises qui parcourent le chemin de cette exposition mentale. L’épuisement au combat, certes. Mais pas seulement, et c’est là que repose l’admirable propos de ce livre : partant des photographies, Anne Savelli, qui sait ce qu’elle fait, construit aussi un endroit où Marilyn peut apparaître pour autre chose que pour son image. Comme une femme d’une intuition et d’une intelligence redoutables, qui maîtrisait, à la perfection, ce qu’était une image. Comme une photogénie qui a appris, observé, regardé et compris, et a outillé son don (conte : le pouvoir inexplicable de la photogénie, la peau qui mange la lumière, les bonnes fées penchées sur le berceau) jusqu’à en devenir l’incarnation. Causant par là sa propre fin, abîmée dans sa propre image (tragédie : on construit soi-même le piège qui va nous condamner). Et allant à sa propre perte, filant d’image en image avec de plus en plus de maîtrise et de contrôle jusque dans l’abandon – géniale description de la série prise par Richard Avedon, où il croit voiler une image de lassitude, une des seules photographies où elle ne sourit pas, alors qu’en réalité, Marilyn Monroe la lui concède. Donnant toujours plus, perdant davantage (chemin de croix : à chaque station on monte d’un degré dans la souffrance).

On pourrait croire, ici, que Musée Marylin est une déploration. Ou, pire encore, une sorte de contemplation sadique du délitement d’une étoile, de son extinction programmée. Il n’en est rien. Accroché à sa méthode, le livre suit le parcours de l’étoile avant qu’elle ne s’effondre sur elle-même. Car si la trajectoire de l’étoile est parvenue jusqu’à nous, c’est qu’elle est déjà morte. Si nous la voyons, c’est qu’elle n’en finit pas de s’éteindre, dans un espace-temps loin du nôtre, et si elle n’en finit pas de s’éteindre, c’est qu’elle vit.

Comme dans les arts martiaux, dit-on, Musée Marylin retourne alors la force de l’adversaire (ici, le destin, tel que nous le lisons à rebours) pour l’incorporer et s’en servir : Marilyn martyr, oui, on le sait. On n’y échappe pas. La faim, la pauvreté, la prostitution. L’abandon, la folie. La maladie, la souffrance, la déchéance physique amorcée. Les opérations. Les hommes. Les studios. La solitude.

Mais les images, si elles le disent (car elles le disent, dans l’enfance bouleversante persistant dans ce visage qu’Anne Savelli décrit comme personne), disent aussi bien autre chose : une lumière, ou une aura. Un être incontestable. Un triomphe. Elles disent ce que Marilyn est pour nous qui l’aimons, ou l’avons aimée, dans la déchirure enfantine sous le fantasme : « Celle qui n’a peur ni de ses seins ni de ses fesses, refuse de s’entraver, de s’enfermer ou de forcer la dose, cesse de se scruter, de se figer, de se flageller. Celle qui s’offre les grandes enjambées, la drague intégrale du camp opposé, fait du refus une avancée supplémentaire. »

Le livre nous avait planté, en son début, sur un bout de trottoir, sous une lumière brûlante, sans arbre et sans abri. Dans une des salles, enfin, on rencontre un arbre. Il appartient à une série de photographies retrouvées depuis peu, sur lesquelles Marilyn lit de la poésie, dans un parc. La salle est intitulée « À l’ombre ». On y trouve ces images d’avant la grande bascule, d’avant le moment où la marche de la machine infernale s’accélère. On y lit cette phrase : « L’arbre protège, le poème aussi. »

Avant, dans une autre salle, Marilyn pose parmi d’autres jeunes actrices en devenir, sous l’objectif de Philippe Halsman, juif autrichien injustement emprisonné dans les années 1920 pour le meurtre de son père (l’« affaire Dreyfus » autrichienne, Sigmund Freud et Albert Einstein à la barre). Elle dévore toute la lumière. Nous la regardons dans cet avant qu’il ne soit trop tard, quand elle est encore parmi d’autres. Nous lisons cette phrase : « On la regarde, un paysage surgit. » J’y entends ce vers de Paul Éluard, le premier d’un merveilleux poème d’amour, de mer et de creux des draps : « Je te regarde et le soleil grandit ».

Dans ce livre tendu vers la brûlure, refusant avec obstination la satisfaction de la psychologie facile, de la pitié douce, de l’héroïsation mensongère, dans cette reconstitution dingue qui tient de l’éparpillement et de l’émerveillement, Anne Savelli a construit quelque chose comme la mise au repos d’un monstre. Elle a autorisé l’apaisement à une enfant sans mère et sans personne. Elle lui a offert un livre, elle lui a offert un arbre. Et, à travers cet acte de respect qui est aussi un acte d’amour, elle nous a permis, enfin, d’être heureux pour elle.

Anne Savelli, Musée Marilyn, Éditions Inculte, août 2022.


Emmanuelle Lambert

écrivaine, commissaire d'exposition indépendante

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