Cinéma

Passations générationnelles – sur Les Amandiers de Valeria Bruni-Tedeschi

Critique

À la recherche de ses souvenirs de formation au sein de l’école du théâtre des Amandiers, au mitan des années 80, le nouveau film de Valeria Bruni-Tedeschi donne une autre ampleur à sa veine égotiste. L’apprentissage du théâtre, la construction de sa propre personnalité, sa place au sein d’un groupe créatif, le rapport aux modèles (et aux modèles de jeu). Autant de questions stimulantes, parfois traitées avec une légèreté paradoxale, mais qui participent d’un long processus d’apaisement face à ses douleurs de jeunesse.

Au fur et à mesure de sa carrière de réalisatrice, Valeria Bruni-Tedeschi tirait sur une corde d’autofiction familiale de plus en plus limitée, et pas franchement à la hauteur de son imprévisible talent d’actrice. Si avec Les Amandiers, il s’agit là encore d’un retour sur soi et sur ses années de formation, ce nouveau film régénère son inspiration en élargissant son scope autour d’une autre famille dysfonctionnelle : une école, une troupe de jeunes comédiens et comédiennes en formation, des mentors prestigieux (Pierre Romans et Patrice Chéreau, ainsi qu’un stage d’intégration au Lee Strasberg Theatre Institute de New York).

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Apprendre et jouer, être déjà plus qu’une élève et occuper l’affiche d’Avignon. Brûler les étapes. Bien plus qu’une simple formation professionnalisante, une véritable utopie de mise en scène et de pédagogie. Et pour ses jeunes participants, une plongée dans un accélérateur de particules, où la vie, l’art et la formation entrent en collisions parfois stimulantes, parfois chaotiques.

Cette page très particulière du théâtre durant les années Lang a déjà été documentée (articles, livres, reportages et la mini-série documentaire Il était une fois 19 acteurs de François Manceaux en 1987), mais il manquait un regard subjectif filmé de l’intérieur. D’autant que cette expérimentation apparaît aujourd’hui nimbée d’une aura autant glorieuse qu’un brin sulfureuse. La promo 1987 a vécu.

Certains ont connu de belles carrières (Vincent Perez, Bruno Todeschini, Laurent Grévill). Quelques-uns viennent d’ailleurs jouer les caméos dans le film (Thibault de Montalembert en membre du jury, Isabelle Renauld en assistante de Chéreau). D’autres ont connu un destin d’étoile filante (Aurelle Doazan qui avait déjà tourné avec Delon et Godard avant l’école, puis en tête d’affiche du beau et méconnu Gardien de la nuit de Jean-Pierre Limosin, récemment ressorti). Certains ne sont plus là. Pierre Romans, directeur de l’école, est décédé prématurément à 39 ans en 1990. Et encore aujourd’hui, Agnès Jaoui (la seule ancienne élève à avoir claqué la porte) n’a pas de mots assez durs sur l’emprise et la misogynie chéraldiennes.

Ce théâtre des passions, qui ne s’arrêtait donc pas à la scène, n’aura laissé personne indemne. Mais la santé des Amandiers – le film – tient sans doute au recul nécessaire (près de 35 ans) pour aborder avec sérénité, voire un certain détachement, cette histoire assez fracassante, et aboutir à une forme de réconciliation. Si Valeria Bruni-Tedeschi assume son égotisme, au moins parvient-elle à dépeindre ici un égotisme de troupe, aux facettes plus diverses.

Le film ne vise pas l’exhaustivité. Le tournage d’Hôtel de France (1987), quatrième long-métrage de Patrice Chéreau et déclinaison cinéma de sa mise en scène du Platonov de Tchekhov, est ainsi passé sous silence. Sans doute pour ne pas encombrer cette pelote d’affects d’un aller-retour supplémentaire entre théâtre et cinéma.

Plus simplement, le film se feuillette comme un album de souvenirs partagés par une famille imaginaire. Il est constitué de scènes plutôt courtes. Une mosaïque de moments où les grandes questions de la vocation, du rapport entre la scène et la vie, de la place de l’individu au sein de la troupe essaiment plutôt dans les interstices du montage. Malgré les exigences du travail, la douleur de certains dévoilements, le ton reste souvent léger, s’éloignant de l’ode attendue au théâtre subventionné et aux épiphanies personnelles face aux grands textes du répertoire, même si évidemment la mélancolie tchekhovienne déteint sur ce portrait de groupe. Cette approche chorale évoque aussi bien le partage (à peu près) démocratique des cours de théâtre (la nécessité de rôles de taille comparable, contrainte qui avait aussi modelé L’âge des possibles de Pascale Ferran, tourné avec les élèves du TNS de Strasbourg en 1996) que le propre cinéma de Chéreau (Ceux qui m’aiment prendront le train) mais sans son volontarisme parfois affecté.

Le recul, c’est aussi ce que s’est toujours accordée Valeria Bruni-Tedeschi comme comédienne : la possibilité du fantasque. Le débordement émotif ou la remarque incongrue qui donne sa saveur au souvenir. Ce qu’on retient des Amandiers, derrière le portrait générationnel, ce sont ces notes dissonantes, ces mots de travers, ces sous-entendus parfois mal interprétés qui, même à côté de la plaque, révèlent la cruciale complexité d’un moment.

« C’est un nouvel exercice ? », demande une élève quand elle surprend trois de ses camarades en train d’haleter avec angoisse dans les toilettes, sans comprendre que toutes les trois viennent d’apprendre que la femme de Franck, le ludion du groupe, est séropositive. Et que toutes les trois sont aussi menacées pour avoir couché avec lui. La révélation du test se fera dans l’étroitesse d’une cabine téléphonique, et dans le soulagement d’une course vitale sous la pluie. En quelques minutes s’enchaînent un quiproquo gênant, un moment de suspense, une ombre de fatalité et un élan libérateur. Cette compression émotionnelle est au diapason de la réussite du film, qui parvient souvent à faire cohabiter les registres de l’art scénique, à les nuancer de manière atmosphérique, pour apporter une part bienvenue de légèreté, jusque dans les moments les plus sombres.

Ironie, le film n’a pas pu être tourné in situ. En raison des travaux de rénovation du théâtre de Nanterre, le lieu de tournage s’est déplacé à la Maison des Arts de Créteil, à l’implantation urbaine comparable. Il n’empêche que le théâtre lui-même est sans cesse arpenté comme une grande maison avec ses coins et ses recoins, ses refuges et ses secrets les moins avouables, perçus à travers les entrebâillements de portes : la curieuse relation de séduction et de jalousie entre Romans et Chéreau, la drogue qui se partage entre élèves et enseignants.

S’exercer à construire son personnage (de théâtre), c’est aussi construire sa propre personnalité.

On entre dans le film de plain-pied dans les auditions du concours d’entrée, filmées à la manière d’un « faux cinéma direct », la caméra oscillant entre l’énergie maladroite des candidats et les réactions parfois éberluées sur les visages du jury. Si le rite du concours donne à certains l’impression de jouer leur vie sur ces quelques minutes et ces quelques mètres carrés, le montage volontairement haché donne à ce moment crucial une inattendue touche comique.

En s’aspergeant de ketchup avant de jouer un monologue racinien, le théâtre classique passe à la moulinette potache. Ce casting inaugural est aussi une surenchère émotionnelle, où chacun est déjà sommé de s’exhiber soit physiquement (Stella, l’héroïne, alter ego de la réalisatrice, qui se dépoitraille sur les mots de La P… respectueuse de Sartre) soit émotionnellement, en évoquant des situations familiales parfois délicates.

Cet étalage impudique trouve son symétrique avec la scène finale, où Stella, de retour sur les planches de Lee Strasberg, entame un étrange seul-en-scène, performance autant qu’exorcisme, où elle paraît accueillir le fantôme d’Étienne – son amour d’école disparu – et retrouver des gestes de tendresse envers lui. Conclusion apaisée à l’image du projet secret du film : convoquer les absents pour les rendre témoins d’une passation générationnelle.

Entre le début et la fin du film, s’opère donc tout un éventail de stratégies, plus ou moins conscientes, plus ou moins maîtrisées pour l’accueil des émotions : soit les faire advenir brutalement et sans pudeur, soit les maintenir à distance pour se permettre de les styliser. Il est clair que la pédagogie, telle que dépeinte ici, joue avec le feu, avec le prérequis d’une porosité de la scène avec les émois juvéniles. Sur scène, dans les coulisses ou comme simple spectateur des exercices de ses camarades, il faut faire avec les débordements charnels ou les moments de voyeurismes.

S’exercer à construire son personnage (de théâtre), c’est aussi construire sa propre personnalité. Si Les Amandiers ne renouvelle pas cette antienne stanislavskienne, il éclaire aussi ce moment adolescent du début de la vie adulte, où il faut construire sa petite légende personnelle. On reconnaîtra sans mal, derrière le personnage excentrique d’Adèle, Eva Ionesco, connue dès l’enfance comme modèle des photos sulfureuses de sa mère. Mais derrière le film à clef, le fil rouge de l’histoire d’amour entre Stella et Étienne (loup blessé en mal d’affection) est traité à la manière d’un conte un peu vicié, sur la rencontre entre deux mondes. Elle habite toujours dans l’hôtel particulier de ses parents et a pour confident le majordome de la famille. Lui a une histoire familiale que l’on devine chaotique et n’a pour seul rêve que « d’offrir une maison à sa mère », mantra qu’il répète souvent d’une voix un peu épuisée, comme conscient de son impossibilité.

À cet égard, l’approche des deux rôles titres est assez éloquente. Autant, le jeu du personnage de Stella apparaît naturel, au diapason de ses émotions les plus directes, autant celui du personnage d’Étienne apparaît plus fabriqué, dans l’imitation d’un profil « à la Marlon Brando » : corps massif, démarche savamment ralentie, visage penché sur le côté, fixation du regard, voix délicate. Le contraste entre la pesanteur du corps et la douceur de son attitude construit la douceur carnassière du personnage. Les profils de comédiens semblent ainsi déteindre d’une génération à l’autre. Ces modèles de jeu agissent-ils comme des tuteurs (au sens de ceux qui permettent aux plantes de pousser) dont on pourra s’émanciper ? Ou resteront-ils comme des compagnons de vie ? La question reste en suspens.

Les Amandiers vient s’ajouter à un corpus informel de plusieurs films et séries de 2022 qui ont revisité les mythologies des années 80 : Top Gun Maverick, Les Passagers de la nuit, Armageddon Time, Le monde de demain. Difficile de trouver, outre l’époque de ces récits, un point commun reliant ces œuvres. Émettons cependant une hypothèse : tous dessinent une idée du collectif (l’escadron, la famille, le posse, la troupe) et tous ont affaire aux fantômes et aux rêves de jeunesse (Tom Cruise retrouvé à l’identique depuis 1986 étant un Dorian Gray contemporain). Face aux chimères que nous avons laissées dans notre jeunesse, cherchons donc des frères, des sœurs et des parents de cœur, pour partir à leur rencontre.

Les Amandiers de Valeria Bruni-Tedeschi, en salles le 9 novembre 2022.


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