Exposition

La Recherche au kinescope
– sur « Marcel Proust, la fabrique de l’œuvre » à la BNF

Écrivain

Proust n’a cessé, jusqu’à sa mort voilà un siècle très exactement ce 18 novembre, de remanier la Recherche, œuvre monumentale qui aura fini par engloutir son auteur. Une recomposition permanente qu’éclaire avec brio et passion l’exposition de la BNF, fructueuse plongée dans sa fabrication matérielle et éditoriale nourrie par une abondance de manuscrits et une mise en scène savamment pensée.

En notre époque qui aime à sacraliser la personne de Marcel Proust pour mieux occulter les puissances de son œuvre, comme en témoigne à nouveau l’écrasante majorité des articles de presse publiés à l’occasion du centenaire de sa mort ce 18 novembre, l’exposition proposée par la BNF jusqu’au 22 janvier a une qualité inestimable : elle permet au visiteur d’appréhender la matérialité du travail d’écriture à partir du cas limite que constitue le geste de Marcel Proust.

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La réussite est double : par son gigantisme et l’abondance des manuscrits qui nous sont parvenus, l’œuvre de Proust offre évidemment un éclairage passionnant sur la notion même de travail d’écriture, tandis qu’en miroir cet accent mis sur la fabrication matérielle d’une œuvre, y compris au plan éditorial, éclaire d’une manière nouvelle À la recherche du temps perdu.

On le sait : relativement récent, le désir d’exposer la littérature reste un exercice difficile, souvent décevant lorsqu’il se réfugie soit du côté de la biographie de l’auteur soit du côté du contexte socio-historique, les œuvres elles-mêmes devenant paradoxalement l’illustration de ce que l’exposition met en scène en leur nom. C’est ici l’inverse qui se produit.

L’exercice se révèle en effet d’autant plus fructueux qu’il se veut immersif, grâce à la mise en scène savamment pensée des manuscrits eux-mêmes par les trois commissaires, Antoine Compagnon, Nathalie Mauriac-Dyer et Guillaume Fau (responsable du département des manuscrits de la BNF). Œuvre monumentale laissée inachevée et qui sans doute ne pouvait que le rester, inachevée, tant elle n’a cessé de grossir de l’intérieur au long des années jusqu’à engloutir son auteur, À la recherche du temps perdu s’y prête d’autant mieux que d’innombrables traces du travail d’élaboration, d’écriture puis de publication nous sont parvenues, des premiers carnets de notes jusqu’aux dernières épreuves surchargées de corrections de chacun des volumes publiés du vivant de l’auteur, et bien sûr les fameuses « paperoles » grâce auxquelles Proust pouvait assembler sur le principe de l’accordéon une dizaine de pages ajoutées à un cahier ou un manuscrit afin d’y réécrire ou d’y adjoindre un passage, que ce nouveau passage soit inventé au moment de la relecture ou déplacé depuis un tout autre pan de l’œuvre.

Au fil des décennies, ces archives si considérables qu’elles peuvent donner un sentiment océanique ont fait l’objet d’un travail de conservation, de datation et de recherche qui n’a cessé de prendre de l’ampleur. Alors que l’exposition bénéficie aussi de l’apport de plusieurs collectionneurs privés (ce qui permet au passage de présenter d’une manière extrêmement émouvante certains feuillets manuscrits étalés sur une table « dans leur jus », puisqu’ils n’ont fait l’objet d’aucun traitement d’archivage), le fonds Proust de la BNF, initié en 1962, est à lui seul d’une richesse qui n’a sans doute aucun équivalent – parmi les dernières acquisitions exposées ici pour la première fois figurent Les soixante-quinze feuillets datant de 1908, dont la parution l’an dernier a été un événement considérable tant ils renouvellent la représentation que l’on peut se faire de l’émergence de l’œuvre (on y voit naître de nombreuses scènes qui composeront la Recherche mais qui pour certaines ne sont pas encore passées au filtre de la fiction : ainsi le rôle primordial qui in fine sera dévolu à Charles Swann y est tenu par l’oncle de l’auteur-narrateur, oncle qui prenait « le désir pour ce qu’il est, un chemin qui nous fait espérer d’aller à la vraie connaissance des choses particulières, des individus »).

Comme il se devait, puisque ce document historique a été récemment acquis par la BNF grâce à une souscription, l’exposition présente également le fameux exemplaire de Du côté de chez Swann portant un très long envoi daté de 1915 à Marie Scheikévitch, véritable lettre programmatique annonçant le devenir promis aux personnages dans les volumes suivants.

Jouant de l’abondance des matériaux, les commissaires de l’exposition l’ont conçue comme une véritable plongée dans l’océan des manuscrits, ménageant régulièrement des temps de respiration au visiteur grâce à la dispersion dans l’ensemble des salles aussi bien de toiles (de Monet, Turner ou même Hubert Robert, sans oublier le très merveilleux Jeune femme en toilette de bal de Berthe Morisot, datant de 1879, emprunté au musée d’Orsay) que de très abondantes photographies d’époque (dont l’une du petit train d’intérêt local à Cabourg qui ne ressemble en rien à ce que le lecteur peut imaginer du fameux « tacot » de Balbec), mais aussi d’objets, meubles ou costumes (les somptueuses robes Fortuny prisées par Albertine). Si ces objets rythment l’exposition en offrant de solides repères, nul pour autant ne peut échapper serait-ce à un instant de vertige dans cet océan de manuscrits dont ne nous est donné pourtant qu’un aperçu, et cela vaut, certes de manière différente, tant pour les familiers de l’œuvre que pour ceux qui n’en ont qu’une connaissance superficielle.

Pour respecter la logique interne à l’œuvre dès les premières ébauches, et plutôt que de tenter de reproduire la chronologie de l’écriture durant la vie de l’auteur (chronologie qu’il serait en réalité impossible d’établir avec certitude), les huit salles suivent le rythme des publications : si la première est consacrée aux écrits de jeunesse (dont les préfaces aux traductions de l’esthète anglais John Ruskin), les sept suivantes déploient chacune l’univers d’un des sept tomes successifs qui composent la Recherche pour aboutir au Temps retrouvé tel qu’il aurait dû paraître initialement.

De salle en salle, il devient de plus en plus manifeste que ce qui est mis en scène ici, c’est le temps propre d’une œuvre échappant au temps commun aussi bien qu’au temps linéaire (c’est-à-dire, échappant à la représentation traditionnelle et conventionnelle du « temps qui passe »), une œuvre qui aura évolué exactement comme un univers en expansion. On peut ici rappeler que le texte lui-même, dès le premier volume, décrit l’ensemble de la Recherche comme étant surgie d’une sorte de néant que serait l’existence ordinaire, à l’occasion d’un petit big-bang émotionnel libérant subitement un éclat de vérité intérieure sur la voie de « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue » (instant originaire que symbolise l’épisode de la madeleine) ; demeure le fait avéré par les traces qu’en conservent les manuscrits que le début et la fin du roman sont nés dans un seul mouvement initial qui a propulsé dans l’immense espace du texte des éléments surgis au même instant mais désormais situés, sinon à des années-lumière l’un de l’autre, du moins à des centaines de page.

Plusieurs vitrines montrent parfaitement ce processus de croissance interne du texte, qui toujours a grossi de l’intérieur et dans toutes les directions à la fois plutôt que de se prolonger vers la fin : l’organisation suivant le rythme des parutions était certainement le meilleur choix possible pour en rendre compte, d’autant que Proust n’a cessé de remanier la liste des volumes à venir avant le Temps retrouvé, et qu’il l’avait encore remaniée peu avant sa mort.

À l’image de l’œuvre l’exposition se boucle sur elle-même, du « long temps » posé au départ au Temps en majuscule de la destination.

Contrairement à ce qu’a décidé son frère Robert lorsqu’il a dirigé l’édition des trois derniers volumes, parus de manière posthume, l’exposition tient compte de ces dernières interventions de Proust. Au moment de révéler au public la fin de la Recherche, après la mort de l’auteur, il était sage, sans doute, d’ignorer ces ultimes chambardements du plan général pour tenter de préserver une cohérence romanesque et éviter de publier la fin à l’état d’ébauches truffées de notes (seul Proust lui-même aurait pu mener à bien le chamboulement qu’impliquaient ses ultimes corrections). Mais il est tout à fait passionnant en revanche de les réintroduire dans l’exposition : cela revient à remettre en mouvement le chantier et l’organisation générale de la Recherche autour du tome charnière que devient du coup le dernier volume paru du vivant de Proust, qui réunissait à l’époque Le côté de Guermantes II et Sodome et Gomorrhe I. On sait que Sodome et Gomorrhe devait se prolonger sur plusieurs volumes, quatre au moins, incluant, mais pas seulement, La Prisonnière et Albertine disparue ; le tout dernier volume, Le temps retrouvé aurait alors commencé bien plus logiquement que dans l’édition actuelle au passage des révélations que l’on a coutume de nommer « l’Adoration perpétuelle ».

C’est donc ainsi qu’est conçue la dernière salle de l’exposition, dévolue à ce dernier volume tel qu’il aurait dû paraître, ne contenant que les différentes parties qui relèvent véritablement de l’élucidation de tout ce qui précède : c’est l’aboutissement de la lente initiation qu’ont décrite les six volumes précédents.

Une fois parvenu dans cette dernière salle, alors qu’il y découvre non sans émotion le mot « fin » tracé sur le manuscrit juste en dessous du mot «Temps» qui boucle l’œuvre sans en clore l’élaboration, le visiteur comprend que, le schéma d’ensemble de l’exposition esquissant une sorte de fer à cheval, il se retrouve dans la salle mitoyenne de celle par laquelle il a commencé la visite : une fenêtre donne en effet sur la salle dévolue au Côté de chez Swann où il avait pu s’arrêter tout à l’heure sur les différents états de la célèbre première phrase (« Longtemps je me suis couché de bonne heure »), et constater comment elle fut barrée puis réintroduite sur l’ultime jeu d’épreuves de la première édition, parue chez Grasset en 1913 : le travail d’écriture est sans fin, on le savait donc déjà.

Autant dire qu’à l’image de l’œuvre l’exposition se boucle sur elle-même, du « long temps » posé au départ au Temps en majuscule de la destination. Si elle n’a évidemment pas l’ambition propre au roman d’ouvrir une nouvelle perception du temps, du moins en témoigne-t-elle.

On notera d’ailleurs le fait que, depuis la dernière salle, on peut revoir, mais à distance, le Kinetoscope Edison fabriqué en 1894 vu dans la première – formidable machine toute de chêne, laiton et acier, cet ancêtre du cinématographe est de fait mentionné aux toutes premières pages de la Recherche. En réalité, si c’est le terme qu’emploie Proust dans Du côté de chez Swann, l’instrument qu’il décrit alors relève plutôt de la chronophotographie ou du « fusil photographique » qu’inventèrent dans les années 1880 Jean-Baptiste Marey en France et Edward Muybridge aux États-Unis et qui a permis à ce dernier d’analyser image par image le mouvement d’un cheval au galop, et donc de décomposer pour le comprendre ce mouvement trop rapide pour que l’œil humain puisse en discriminer précisément les étapes.

C’est en effet ainsi que le décrit Proust à l’issue des premières pages décomposant l’instant du réveil où le dormeur ne sait plus dans quelle chambre il se trouve, phénomène très commun qui ne devient fascinant que par la technique employée pour le représenter, puisque, précise Proust mais seulement à la toute fin du passage, ces « évocations tournoyantes et confuses » en réalité « ne duraient que quelques secondes ; souvent ma brève incertitude du lieu où je me trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les diverses suppositions dont elle était faite, que nous n’isolons, en voyant un cheval courir, les positions successives que nous montre le kinescope ».

À l’autre bout de l’œuvre, et donc du temps, on ne peut que penser au même kinescope quand le narrateur décrit « l’ubiquité qui lui était si spéciale » de Saint-Loup alors que ce dernier sort discrètement du bordel de Jupien, capable d’occuper « en si peu de temps tant de positions différentes dans l’espace » qu’il pourrait passer inaperçu. Cette décomposition du mouvement, à l’articulation de l’espace et du temps (puisqu’ici, l’ubiquité vaut autant pour le temps que pour l’espace), est l’un des principes fondateurs de la Recherche, qui tout du long recourt à ce procédé pour restituer une vérité qui nous échappe, et c’est aussi ce qui se produit dans l’écriture de la scène de la madeleine.

Reste qu’une fois ressorti du Temps retrouvé, le visiteur aurait tort de négliger le catalogue de l’exposition, qui est bien plus que le répertoire des documents et objets exposés, s’il reproduit les plus importants d’entre eux au fil des pages. Conçu sous la direction des trois commissaires par une quinzaine d’auteurs, il restitue la visite et l’éclaire différemment en organisant une série d’articles plus ou moins fouillés sous la forme d’un abécédaire, de « A comme À l’ombre des jeunes filles en fleurs » à « Z comme “Zut, zut, zut, zut” » (l’interjection qui vient aux lèvres du jeune narrateur lorsqu’il est traversé par un éclair de joie profonde qu’il ne comprend pas devant la marre de Montjouvain baignée de soleil).

Si l’on passe par les entrées « Bibliothèques », « Céleste », « Chambres » ou encore « Venise », ce sont pourtant les termes en rapport avec le travail du texte qui l’emportent largement, ici encore, de « Cahiers » et « Carnets » à « Rature » ou « Tomaison » en passant bien sûr par « Paperoles » ou « Kapitalissime » (l’une des « notes de régie » inscrite par Proust et soulignées en marge de ses carnets). Parmi ces articles plus spécifiquement préoccupés du travail d’écriture, il est frappant de bien vite reconnaître, dès les premières lignes, ceux qui sont dus à Nathalie Mauriac-Dyer, tant est prégnante sa passion pour les manuscrits de Proust, qu’elle côtoie depuis plusieurs décennies et qu’elle connaît si bien qu’on pourrait dire qu’elle les habite ou qu’elle habite le mouvement qu’ils impulsent : au point de donner le sentiment qu’elle fréquente l’œuvre du dedans, et non pas dans la position de surplomb ordinaire au critique ou à l’érudit.

Assurément à l’œuvre tout au long de l’exposition, cette passion au sens premier du terme est immédiatement perceptible jusque dans le grain de sa voix lorsqu’on a la chance de bénéficier d’une visite à ses côtés, un matin de semaine, et qu’elle en vient au détour d’une explication à évoquer la fréquentation des manuscrits proustiens comme une sorte de drogue, voire, à confesser qu’il en résulte sans doute un phénomène de dépendance – et les lecteurs de Proust savent bien que les passions, qu’on les juge bonnes ou mauvaises, sont assurément un moyen d’accès privilégié à une forme inédite de connaissance qui ne se résume pas au savoir, une connaissance qui n’est pas tant intellectuelle que sensible, sachant prendre « le désir pour ce qu’il est, un chemin qui nous fait espérer d’aller à la vraie connaissance des choses particulières, des individus ».

Cette connaissance est perceptible tout au long de l’exposition, et c’est aussi cela qui lui donne une profondeur rare, à mille lieues de la proustolâtrie réduisant bientôt la vie et l’œuvre à une forme de légende dorée riche en anecdotes savoureuses rapportées par les apôtres que seraient Céleste Albaret, la dernière gouvernante de Proust dont les mémoires rédigées par un journaliste sont certes très émouvantes et intéressantes mais jamais littéraires, ou Reynaldo Hahn, dont paraît ces jours-ci chez Gallimard un Journal inédit portant en bandeau la mention « Le musicien de Marcel Proust » (!) et dans lequel, pourtant, on ne trouvera que peu d’anecdotes susceptibles d’éclairer la lecture de cette œuvre ouverte sur une autre dimension de la vie dans l’espace et le temps que demeure à jamais la Recherche – pour qui veut s’y risquer réellement.

« Marcel Proust, la fabrique de l’œuvre » à la BNF, jusqu’au 22 janvier 2023.

NDLR – Bertrand Leclair a fait paraître récemment Le Train de Proust (Fayard).


Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

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