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Les choses de nos vies – sur l’exposition « Les choses, une histoire de la nature morte »

Journaliste

En cartographiant les multiples manières dont les artistes n’ont cessé de représenter les objets, de l’Antiquité à nos jours, l’exposition que Laurence Bertrand Dorléac propose au Louvre, « Les choses, une histoire de la nature morte » confronte des œuvres majeures de l’histoire de l’art pour clarifier nos rapports affectifs à la vie matérielle. L’histoire sensible d’un dialogue éternel entre les choses et les êtres.

«Les choses n’ont pas de signification : elles ont une existence », écrivait Fernando Pessoa. Une existence stimulant la curiosité des humains qui, confrontés à leur présence inerte parmi eux, n’ont jamais cessé de les représenter. D’en prendre soin, en quelque sorte, en écho au récent essai Le Soin des choses, écrit par les sociologues Jérôme Denis et David Pontille, attentifs aux multiples façons dont les êtres tentent de faire durer les choses.

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Outre de se laisser contempler, les choses s’entretiennent aussi. On pourrait même avancer l’idée que la contemplation et la représentation constituent déjà par elles-mêmes une forme de soin. À partir de leur forme donnée, il s’agirait de leur conférer une forme reçue, par un geste artistique qui serait la consécration de leur humanité retrouvée sous leur pure matérialité. Un geste qui les rend à jamais vivants, comme si une sorte de spiritualité, pas forcément mystique ou symbolique, les traversait toujours un peu. « Car les choses et l’être ont un grand dialogue », remarquait Victor Hugo.

C’est à cette présence et à ce dialogue induit que s’intéresse l’exposition du Louvre, « Les choses, une histoire de la nature morte », pensée par Laurence Bertrand Dorléac, historienne de l’art et présidente de la Fondation nationale des sciences politiques depuis mai 2021. Si le sous-titre de l’exposition insiste sur la proposition d’un récit historique de la nature morte de l’Antiquité à nos jours, il n’est pas anodin que le titre principal se réduise aux « choses », dans un parti pris sémantique. À la mesure de Francis Ponge et son « parti pris des choses », la commissaire de l’exposition assume le choix du mot, car l’expression « nature morte », contrairement à la traduction anglaise (still-life), échoue à signifier combien ce sont les choses vivantes qui peuplent l’histoire des formes esthétiques, de la peinture à la photographie, de la gravure à la vidéo, du dessin à l’installation…

Comme l’écrit dans le catalogue Laurence Bertrand Dorléac, « les artistes ont été les premiers à prendre les choses au sérieux. Ils les ont représentées de multiples manières. Ils les ont rendues vivantes et intéressantes en mettant en valeur leur forme, leur signification, leur pouvoir, leur charme. Ils ont saisi leur faculté de nous faire imaginer, penser, croire, douter, rêver, agir ».

Il est vrai que les choses s’accumulent et se bousculent, s’entremêlent jusqu’au vertige, dans le parcours très dense de l’exposition riche de 170 œuvres réparties en 15 sections chronologiques allant de la Préhistoire à aujourd’hui. Soit une histoire de l’art traversée de part en part, osant mettre en miroir des artistes éloignés, de déjouer les continuités académiques, de bousculer les normes du regard en l’invitant à élargir ses repères, comme si l’attention aux choses et à leurs significations ne pouvait se réduire à quelques règles figées par les contextes temporels.

Dès le début du parcours, s’impose un principe de juxtaposition d’œuvres que rien ne rapproche en apparence : deux œuvres de jeunesse de Christian Boltanski – Les Habits de François C. (1972), Vitrine de référence (1970), série de vêtements, de mèches de cheveux, d’images, de tous ces petits riens qu’on accumule – ; La Madeleine à la veilleuse de George de La Tour peint vers 1640 ; une image du film de Tarkowski, Stalker ; une œuvre de Daniel Spoerri, Le Repas hongrois (1963) ; une série de haches dans la sépulture préhistorique de Gavrinis, datée de 3500 ans avant notre ère, considérée comme une première nature morte… De salle en salle, le visiteur se projette dans une histoire des choses dont le temps ne fait qu’abriter les récurrentes obsessions, n’évoluant qu’à travers l’histoire des formes artistiques elles-mêmes, de « natures mortes » (peintures ayant pour sujet principal des objets de la vie quotidienne, fleurs, fruits, légumes, gibier, qui s’imposent au XVIIe siècle) en « vanités » (nature morte dont les objets font référence à la fragilité et à la brièveté de l’existence humaine, à l’image d’un crâne, d’un sablier ou d’une fleur fanée), de « ready-made » (objets de la vie quotidienne détournés de leur fonction utilitaire) en vidéos et films à la fin du parcours (Tati, Pollet, Resnais, Antonioni…).

Au terme de l’exposition, le visiteur comprend que les choses nous parlent autant que nous cultivons avec elles des relations ambivalentes, oscillant entre la fétichisation, le dégoût, la peur, la dévoration et l’attention.

Si le goût des choses frise l’obsession au fil du temps, il n’en reste pas moins que la place que les artistes leur accordent dans leur propre cosmogonie se transforme sensiblement, à la mesure des changements sociaux et techniques. Ajusté à la progression du temps, le parcours de l’exposition en traduit l’épaisseur. Au Moyen-Âge et à la Renaissance, les choses ne sont qu’une partie d’un tout, un détail souvent important au cœur d’une composition plus vaste. L’iconographie chrétienne leur accorde une place centrale, en leur conférant une puissance symbolique.

Dès le XVIe siècle, les choses échappent au sacré pour renouer avec une tradition décorative inspirée du monde antique. La matérialité du quotidien devient un sujet de représentation, jusqu’à l’invention de la nature morte, genre attentif aux couleurs et aux formes des objets, à l’image des peintures de Chardin, inégalées dans le soin qu’elles accordent aux matières et aux surfaces. Dès le début du XIXe siècle, marqué par les guerres et les violences, les cadavres d’animaux ou de parties de corps humains obsèdent les peintres (Goya, Géricault…), parallèlement à un tropisme inversé : la simplicité des choses du quotidien – une botte d’asperges, une chambre à coucher, comme celle de Van Gogh à Arles.

Avec la modernité et Marcel Duchamp, l’objet industriel banal devient une œuvre d’art par le truchement du geste artistique (le ready-made), et par l’attention que des artistes prêtent à leur existence décuplée dans nos vies matérielles. Par leur regard les détournant de leurs usages, par leur façon de les intégrer dans leur imaginaire, les artistes révèlent la dimension poétique des objets. À l’image de cette fascinante sculpture de Meret Oppenheim, L’Écureuil (1969), simple chope de bière dont le manche est une queue d’écureuil. Ou de cette Casserole de moules fermées (1964), nature morte surréaliste de l’artiste belge Marcel Broodthaers qui décida un jour « d’entrer dans le moule ». En réaction à la mécanisation du monde, des artistes redonnent aux choses une sorte d’étrangeté qui les réhumanisent en quelque sorte. « Nul ne sait d’où viennent les idées ; elles apportent avec elles leur forme. De même qu’Athéna est sortie du crâne de Zeus avec casque et cuirasse, les idées nous parviennent avec leur robe », expliquait Meret Oppenheim.

La fin du parcours pousse encore plus loin le destin brouillé et troublant des choses, perdues et avalées dans une époque qui les fétichise, jusqu’à l’absurde, jusqu’à l’implosion de leur « système », selon l’expression de Jean Baudrillard. Le cinéaste Antonioni les pulvérise dans la mythique scène finale de son film Zabriskie Point (1970) : les choses se font nuées dans le bleu du ciel, réduites à un état élémentaire de la matière (poussière, volute, vapeur). Une image en mouvement qui se rapproche de l’autoportrait d’Esther Ferrer vomissant des pièces d’or et d’argent. Les choses honnies du monde marchand s’expulsent, s’envolent, se vomissent.

Si la plupart des œuvres ont ici une place évidente, justifiée par le genre de la nature morte qu’elles incarnent en majesté – le lièvre de Chardin, l’anguille et le rouget de Manet, les pastèques de Melendez, les artichauts de De Chirico, le bœuf écorché de Rembrandt, les homards de Delacroix, la truite de Courbet, le chat mort de Géricault, l’anneau aux pattes liées de Zurbaran, les déchets bourgeois d’Arman, le crâne de Gerhard Richter … –, beaucoup d’autres œuvres, prélevées dans l’histoire de l’art contemporain – Robert Filliou, Félix Gonzales-Torres, Jean-Pierre Raynaud, Andres Serrano, Ron Mueck, Glenn Brown, Martha Rosler, Martial Raysse, Valérie Belin, Robert Gober, Thomas Schütte… – prolongent de manière pertinente cette longue histoire des choses. Le début du parcours nous suggérait que les choses sont d’abord « les petits restes de l’histoire individuelle et collective, même si le temps les rend difficiles à comprendre dans toutes leurs significations ».

Au terme de l’exposition, au travers de laquelle il a mesuré la charge symbolique et politique des choses du Moyen-Âge à la Modernité, le visiteur comprend que les choses nous parlent autant que nous cultivons avec elles des relations ambivalentes, oscillant entre la fétichisation, le dégoût, la peur, la dévoration et l’attention. Ces natures mortes sont autant notre miroir que la trace d’un monde dont on a cherché à se séparer, en en contrôlant la destinée pour servir nos pulsions de consommateurs, de voyeurs et de jouisseurs. Dans son dernier essai, Ni nature, ni morte (Édition Nous), qui prolonge et élargit la réflexion sur ce genre inépuisable, Gérard Wajcman suggère que la nature morte raconte l’histoire de nos corps, en racontant l’histoire des objets qui font jouir le corps ; « la nature morte, c’est la vie ».

Au moment où le monde de la pensée disqualifie le grand partage entre les choses et les êtres vivants, jusqu’à imaginer, comme le fit feu Latour, un « Parlement des choses », ce travail de cartographie des choses dans l’histoire de l’art éclaire d’un jour à la fois familier et neuf notre rapport aux choses. Mieux que quiconque, les artistes captent la puissance, vitaliste autant que mortifère, des choses de nos vies, passées et à venir.

Outre son foisonnement assez vertigineux, la longue durée de son récit et l’audace de ses correspondances affinitaires, la force de l’exposition tient à la manière dont elle stimule une réflexion aujourd’hui centrale dans le paysage de la pensée et des arts, travaillé de l’intérieur par des questions sur l’abondance, la consommation, la sobriété, la décroissance…. Que faire des choses dans nos vies ? Quelle place accorder à celles qui comptent et à celles qui polluent nos existences ? À la mesure de la remarque de l’historienne Arlette Farge « imbriqués les uns dans les autres, hommes et choses font l’histoire » –, l’exposition nous rend d’autant plus attentifs à ce que les choses nous disent et aux sentiments qu’on leur porte. L’ultime œuvre du parcours – des fleurs photographiées par Nan Goldin dans un flou artistique (2020) – nous rappellent à l’éternel recommencement de cette obsession des choses, qui peuplent nos existences entre la clarté de leurs beautés animées et le flou de leurs vices cachés.

 « Les Choses », exposition au Louvre jusqu’au 23 janvier 2023.
Catalogue par Laurence Bertrand Dorléac, coédition Louvre éditions/Linart, 448 pages, 231 illustrations, 39 euros.


Jean-Marie Durand

Journaliste, Éditeur associé à AOC

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