Littérature

Relève-toi – à propos des Inédits d’Edouard Levé

Critique

Drôles, vifs, observateurs, les textes posthumes que publie P.O.L présentent un nouveau visage des dispositifs que l’écrivain et plasticien Edouard Levé ne cessa d’inventer afin de remettre « de la pression dans les vies qui s’aplatissent comme des pneus dégonflés ». Une éthique antidépressive au service d’une résurrection continuée.

«Je suis né à Tokyo en 1953. Je suis né à Paris en 1922. Je suis né à Londres en 1959. Je suis né au Caire en 2001. Je suis né à Oak Park en 1998. Je suis né à Helsinki en 1912. » Ainsi commence « Autobiographies », une des proses que recèle le recueil d’Inédits établi et préfacé par Thomas Clerc. Le texte de Levé continue selon le même procédé : « Mon père rencontre ma mère au Pirée… », « Ma mère rencontre mon père au cours d’un happening médiatique… », etc. Toutes les vies et aucune vie.

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Il y a dans cette rhétorique comme une ascèse volontaire de la fiction, une réduction à sa limite : il n’est plus question de savoir si le « je » renvoie à un référent (même en tant qu’absence de référent) mais de mettre à nu ce que la fiction fait à celle ou celui qui la lit.

Une vieille lune voudrait que la fiction représente une sorte de « monde », quelque part, imaginaire, déployé en fantômes, ombres de la caverne, une fenêtre (au cinéma), un truc par lequel on voit quelque chose, alors qu’en réalité la fiction agit plutôt comme un virus, à savoir qu’elle modifie l’ADN de notre monde à nous, qu’elle rentre en nous pour changer nos perceptions et notre intégrité. Elle fait qu’au moment où en lit les phrases, on est effectivement né·e à la fois à Tokyo et à Paris, en 1953 et en 1922 (supposition : Coué avec sa méthode avait compris quelque chose de ce fonctionnement). En est-il de même quand on rédige ces phrases qui meurent et se renouvellent sans cesse ? Il faudrait être écrivain·e pour le savoir.

Happé par la fin d’Edouard Levé (il se suicide dix jours après avoir rendu le manuscrit de Suicide), on pense à un texte de Salvador Dali[1] sur René Crevel, autre suicidé, où le peintre surréaliste joue de l’onomastique : « Personne n’a été aussi souvent “crevé”, personne n’est autant “rené” à la vie que notre René Crevel. » Dali invente le verbe « renécreveler » et la « phénixologie », science des « possibilités secrètes que nous détenons de retrouver notre état embryonna


[1] Préface à la Mort difficile, Pauvert, 1974.

 

Éric Loret

Critique, Journaliste

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Notes

[1] Préface à la Mort difficile, Pauvert, 1974.