Ces femmes qu’on enferme – sur Linda Boström Knausgård et Goliarda Sapienza
Sorti en 1969 en Italie, Il filo di mezzogiorno est l’un des premiers textes écrits par Goliarda Sapienza, avant ce qui est aujourd’hui considéré comme son chef d’œuvre, L’art de la joie. L’autrice italienne, née en Sicile en 1924 et morte en 1996 sur le continent, y parle de son internement dans un hôpital psychiatrique, où elle a été admise en 1953 après une tentative de suicide. Cinquante ans plus tard exactement, en 2019, l’écrivaine suédoise Linda Boström Knausgård a publié Oktoberbarn, livre autobiographique dans lequel elle raconte une expérience similaire.
Hasard du calendrier, les deux récits sont traduits cet automne en français, sous le titre Le Fil de midi au Tripode et Fille d’octobre chez Grasset. Si leur approche littéraire est différente, et si ces deux écrivaines n’ont pas eu la même vie, force est de constater que leurs témoignages, leur souffrance et leurs interrogations sont proches, notamment en ce qui concerne les électrochocs qu’on leur a administrés. Mais pas seulement. Ces deux femmes racontent plus généralement le combat épuisant qu’elles ont dû mener au cours de leur vie, tout simplement pour exister.
« Je peux seulement dire que j’ai fait plusieurs longs séjours dans ce lieu entre 2013 et 2017, et qu’on m’a envoyé assez d’électricité dans le cerveau pour s’assurer que je n’écrirais jamais sur ce que j’ai subi ». Ainsi débute le récit de Boström Knausgård, dont un seul livre avait été jusqu’à aujourd’hui traduit en français, Bienvenue en Amérique (Grasset 2018). L’autrice propose une description froide de son enfermement, traitée littérairement comme certains textes de science-fiction qui mettent en scène un individu lâché dans un système dictatorial inhumain.
L’écrivaine insiste par exemple sur le langage du personnel soignant : « Ce langage, ils l’avaient créé pour se persuader que leur technique pouvait apaiser la souffrance humaine. […] Ils faisaient vingt séances par jour. Ce travail à la chaîne était le nec plus ultra d’un business échappant à tout contrôle. Ils se livraient impunément à leur saccage, ils se disculpaient de leurs échecs en affirmant que le patient ne répondait pas au traitement ». Cette violence implacable plonge directement les lecteurs dans la sensation angoissante de se retrouver dans l’inconnu, l’arbitraire, un monde parallèle où l’individu est privé de ses capacités et de son individualité : « Aux importuns, on augmentait l’intensité du courant. Tout le monde le savait ». Et encore : « J’ignore combien de temps j’ai dormi. En me réveillant, je ne savais plus qui j’étais, ni où, ni pourquoi ».
Cinquante ans plus tôt, c’est de ce même sentiment de dépossession dont parle Goliarda Sapienza. Son texte ne se rapproche pas des univers dictatoriaux de la science-fiction. Elle n’en a pas besoin, elle a connu le fascisme et c’est un parallèle entre l’hôpital psychiatrique et les geôles de Mussolini qu’elle établit : « dans cette prison ils doivent m’avoir fait quelque chose qui m’a fait perdre la mémoire. Ils sont bien outillés et évolués, ces fascistes. À force de les singer, ils ont appris plein de choses de leurs amis nazis ».
S’ils racontent une même violence, les deux textes diffèrent dans leur essence même. Boström Knausgård tente, après coup, de reconstituer l’enchaînement de faits qui l’ont conduite à l’internement, et observe de façon critique son hospitalisation. Elle se livre à une analyse autobiographique lucide, revient sur le couple qu’elle a formé pendant des années avec le père de ses enfants, l’écrivain norvégien Karl Ove Knausgård, sur leur divorce, sur sa tentative de suicide qui l’a conduite à l’hôpital. Une sorte de revisitation de sa vie entière pour comprendre comment et pourquoi elle s’est retrouvée plongée dans la dépression.
Par sa forme, plus libre et parfois même déconcertante, le texte de Sapienza semble très éloigné, pourtant c’est au même bilan d’une vie qu’on assiste. La plus grande partie du texte se déroule dans l’hôpital, durant les conversations avec son analyste. Ce qu’elle décrit très précisément, c’est la confusion mentale dans laquelle elle se trouve, qui lui fait confondre présent et passé, parfois à l’intérieur d’une même phrase. Procédé littéraire hautement passionnant puisque ainsi l’autrice crée des ponts entre souvenirs qui surgissent de façon désordonnée, entre l’enfance, les années de jeunesse, les relations avec son mari et ses études. Elle suggère des parallèles non seulement entre l’univers carcéral et celui de l’internement forcé, mais aussi entre son analyste et différents hommes qui ont marqué sa vie, notamment son père, son professeur de théâtre et son mari, le cinéaste Franco Maselli.
Toutes deux sont des artistes, des créatrices, elles entretiennent une relation particulière aux mots et au langage.
Les deux contextes familiaux ne semblent pas étrangers à la détresse dans laquelle se sont trouvées les deux autrices. « Il est difficile de grandir à partir des herbes desséchées du passé », confie Sapienza. Leurs propos sont souvent proches, elle reviennent toutes deux régulièrement à leur enfance et notamment à la personnalité, perturbante, du père. Père écrasant chez Sapienza, dépressif et manipulateur chez Boström Knausgård.
Sapienza est née à Catane, ses parents sont des figures de la gauche italienne du début du XXème siècle, son père est un célèbre avocat et sa mère une syndicaliste qui dirige le quotidien où écrit, entre autres, Antonio Gramsci. Goliarda est la petite dernière dans une famille recomposée, dont les autres enfants sont issus de mariages précédents, et elle confie dans Le Fil de midi combien elle a été triste de découvrir un jour que ses frères et sœurs n’étaient pas vraiment ses frères et sœurs. « Je détestais mon père, pour la bonne raison que j’ai toujours eu peur de lui ressembler », dit Sapienza à son analyste. Mais aussi : « Je ne voulais pas ressembler à ma mère, mais malheureusement il était clair que je lui ressemblais puisque j’avais été folle comme elle ».
Boström Knausgård est la fille de la comédienne de théâtre Ingrid Boström, qu’elle dépeint comme une mère attentive à ses enfants mais débordée, et seule. La romancière écrit : « Petite, il n’y avait pas grand monde à qui j’avais envie de ressembler. J’observais attentivement ma mère, mais je ne voulais pas être comme elle ». Quant au père, si on devine dès le début une situation problématique, et c’est à la page 97 qu’elle explique : « Mon père était depuis longtemps à l’hôpital et n’en sortirait sans doute jamais. Il ne prenait pas ses médicaments, il refusait l’aide des psychologues […]. Il ne voulait pas guérir. Il avait décidé de rester à Beckomberga jusqu’à la fin de ses jours ».
Toutes deux sont des artistes, des créatrices, elles entretiennent une relation particulière aux mots et au langage et semblent le savoir depuis toujours, comme si c’était un élément constitutif de leur personnalité. Boström Knausgård a été admise après son bac dans une école de création littéraire, et s’est donc mise à écrire très jeune. Très jeune aussi, Sapienza a obtenu une bourse pour entrer à l’Académie de théâtre de Rome, elle revient longuement dans son livre sur ses années d’étude, puis sur son désir d’arrêter d’être actrice pour se consacrer à l’écriture. À propos de leur internement, les deux femmes témoignent de ce même besoin viscéral de se retrouver au calme pour écrire, et de leur effroi d’imaginer que les électrochocs ont peut-être anéanti leur capacité à le faire, en brisant les chemins qui les menaient à la création. En particulier parce que les électrochocs ont détruit leur mémoire, et il leur faut retrouver leurs souvenirs pour se remettre à écrire.
Sapienza évoque la nébuleuse d’images incontrôlées qui lui viennent en tête, que son analyste l’aide à organiser. Ainsi surgissent des moments violents. « Vous n’avez pas été très protégée dans votre enfance », lui fait remarquer son médecin. L’analyste chez Sapienza est celui qui rééexplique le monde, et Sapienza va tomber amoureuse de lui, ce qui va la plonger dans plus de confusion encore. Car c’est de nouveau un homme qui prend en charge la réalité à sa place, et elle tente de se défendre, le traitant de petit bourgeois et de conformiste quand il essaie d’influencer sa manière de vivre. « Vous parlez comme tous les hommes qui ne savent pas, ou ne veulent pas admettre que les femmes ont un cerveau ». Boström Knausgård aussi parle de ses relations avec les médecins, qui pour beaucoup sont également des hommes, et comme un pouvoir qui s’exerce encore et toujours sur elle quand une infirmière, Maria, prend le temps de l’écouter.
Les hommes que les deux autrices ont connus au cours de leur vie, et la souffrance née de certaines relations amoureuses, occupent une part importante des récits. Elles semblent avoir suivi un parcours similaire. Chacune vient de vivre une séparation, plus ou moins officielle, qui aggrave leur dépression. Toutes deux témoignent du rôle de joué par leurs maris, qu’il soit cinéaste ou écrivain, et de leur difficulté à exister à leurs côtés, même si elles les ont dans un premier temps considérés comme des sauveurs capables de les aider à vivre. « Citto me poussa, comme tant d’années auparavant : me prenant par la main, il me conduisit hors de ce cercle sourd que la folie de ma mère avait scellé autour de moi », raconte Sapienza. Et ainsi évoque-t-elle les débuts heureux de leur relation : « son bras autour de ma taille me guidait, son souffle disait des contes, il me guidait dans les rues avec sûreté, en racontant plein d’histoires ». Mais elle confie la culpabilité de n’avoir pas su préserver son couple de la dépression.
Boström Knausgård cherche dans les moments heureux de son couple, la naissance des enfants, les déménagements et les vacances, un signe qui pourrait expliquer les désastres à venir, ou un indice de ce qu’il aurait fallu faire pour les éviter. Son récit devient une déambulation labyrinthique dans le passé, sans jamais trouver de réponse. Et la beauté de son texte tient beaucoup, dans ces passages-là, à une prose pleine de retenue, l’autrice évoquant avec sobriété et pudeur sa vie de couple : « Je me souviens du moment où j’ai compris que tu ne voulais plus rester avec moi »
Boström Knausgård et Sapienza se rejoignent jusque dans leur tentative de suicide, cause de leur internement : toutes deux elles ont absorbé des comprimés et ont été admises en urgence à l’hôpital. À partir de là, chacune a le sentiment d’avoir dû se protéger de la thérapie pour continuer à exister en tant qu’écrivaine. « Ne me ramenez pas aux théories de ce médecin et de ses semblables : ne me ramenez pas à ce nouvel ensemble rigide de règles censé vous offrir la perfection, ou mieux, comme il disait, l’intégrité psychique », dit Sapienza. Qui regarde l’écriture elle-même comme une thérapie : « Pour avoir le courage d’ouvrir ce coffre plein de cadavres et de vivants en morceaux je me tournai vers vous et… Chers lecteurs, ce n’est pas pour vous importuner… je vous écrivis, à vous encore absents mais présents, regroupés en foule ».
Reste la beauté poétique de ces deux textes. L’enfance sicilienne aride de Sapienza, les fjords scandinaves Boström Knausgård. Et reste l’amour maladroit que porte Boström Knausgård à ses enfants, dont elle parle sans cesse. « Allongée dans la chambre, je prononce les noms des enfants. Anna, Olivia, Josef et Sara. »
Linda Boström Knausgård, Fille d’octobre, traduit du suédois par Terje Sinding, Grasset, 240 pages
Goliarda Sapienza, Le Fil de midi, traduit de l’italien par Nathalie Castagné, Le Tripode, 256 pages