Au bord de l’amer – sur Mourir à Ibiza de Balekdjian, Eustachon et Couture
Voilà une des belles découvertes de l’année 2022. Une année paradoxale où le cinéma d’auteur français a autant vacillé économiquement qu’il a démontré une bonne santé artistique. Mourir à Ibiza concentre d’ailleurs ces deux pôles à priori contradictoires (mais peut-être synchrones ?) : c’est un film fauché, clairement fabriqué avec un budget minimal, mais d’une fraîcheur et d’une liberté enivrantes. Est-ce la pauvreté de moyens qui a permis le déploiement créatif ? Vaste question à laquelle il est difficile d’apporter une réponse certaine.
Pour donner une idée de la tonalité de Mourir à Ibiza et de son équation petit budget/beau résultat artistique, on citera le cinéma du dernier survivant de la Nouvelle vague, Jacques Rozier (Du côté d’Orouet, Maine-Océan…), ou bien Eric Rohmer, (plutôt celui atypique et en partie improvisateur du Rayon vert que celui plus connu des « Contes moraux » ou des « Comédies et proverbes », ultra rigoureux sur l’écriture), ou encore Guillaume Brac pour prendre une référence plus récente. On pourrait aussi trouver des cousinages entre ce film et le rock indé lo-fi ou le principe d’incertitude et d’inachèvement des romans de Patrick Modiano.
La trame de base de Mourir à Ibiza n’a rien de particulièrement neuve ou originale. Un jour d’été, Léna, la vingtaine avancée et sac à dos, débarque à Arles pour y rejoindre Marius, un ex de vacances retrouvé sur le net. Elle loge chez lui mais il est absent, occupé par un job à côté de la ville. Léna est seule, disponible au temps présent et aux rencontres, en vacances et en vacance. Inévitablement, les rencontres surviennent : avec Maurice, un boulanger voisin, et son copain Ali, un « gladiateur » saisonnier travaillant pour les spectacles estivaux des arènes. Les trois passent du temps ensemble dans les rues festives de la cité gallo-romaine, dans une relation ambigüe entre la drague, l’amitié, la séduction, la sensualité à fleur de peaux, de mots et de silences.
Dans cette incertitude des sentiments, le film n’offre qu’une seule certitude : il ne se passe rien de sexuel entre eux. Au bout de quelques jours, l’arlésien Marius réapparait. Léna le désire, est peut-être amoureuse, mais pour des raisons mystérieuses et qui lui appartiennent, Marius demeure rétif à cet appel des sens non dit mais évident. A-t-il peur de l’amour, de l’engagement ? Est-il exagérément timide ? N’est-il tout simplement pas sensible à la sensualité de Léna ? Le film, c’est l’une de ses beautés, ne tranche aucune de ces interrogations et laisse le spectateur libre de spéculer. Comme l’indique le sous-titre (Un film en trois étés), Léna et les trois garçons se retrouveront l’été suivant à Etretat, puis à nouveau l’été suivant à Ibiza.
Contrairement à ce que proclame une accroche de son affiche, Mourir à Ibiza n’est pas un « teen movie » malgré son ancrage balnéaire dans les amours d’été. Ses protagonistes ont passé depuis longtemps l’âge des « teenagers » (thirteen à nineteen, 13 à 19 ans), ils ont dans les 25-30 ans, travaillent, se posent des questions sur leur avenir professionnel, amoureux, existentiel. Ils n’en sont plus à l’âge des premières fois, mais à celui de la difficulté de construire sa vie adulte : bosser (ou pas ?), gagner sa vie (mais comment ? à travers quel type d’emploi ?), s’engager en couple (ou en trouple ? ou ne pas ?), fonder une famille (ou pas ?), se fondre dans la norme sociale (ou pas ?)… Tout est questionnement, doutes, peur de se tromper de voie, désenchantement plus ou moins intense des rêves d’enfance ou d’adolescence. L’été, le soleil, la disponibilité aux rencontres sont ici lestés d’interrogations plus graves, ombrés de nuages de mélancolie.
Que se joue-t-il exactement entre Léna, Marius, Ali et Maurice ? Il circule entre eux des flux d’amitié, de désir, d’amour, mais rarement synchrones. A Arles, Léna désire Marius qui se refuse à elle. A Etretat, on assiste à une violente rupture amicale entre Ali et Maurice. A Ibiza, l’histoire entre Léna et Marius pourrait enfin coïncider mais Marius a décidé d’embarquer pour un voyage en bateau au long cours. La valse des affects est soulignée par le travail du temps et de la mise en scène : d’un été à l’autre, le brun Marius se teint les cheveux en blond surfeur alors que le blond punk Maurice retrouve sa chevelure brune, si bien qu’on peut aisément les confondre dans un curieux effet Vertigo (ce qui nous ramène à Rohmer, admirateur célèbre et analyste brillant de ce film d’Hitchcock). Dans la troisième partie du film, à Ibiza, après Rozier ou Brac, la madeleine Jacques Demy fait son apparition avec des passages chantés. La vérité des sentiments que l’on ne parvient pas à dire, à avouer, à s’avouer, peut-être peut-on la chanter.
Il est temps d’écrire quelques mots sur les auteurs de ce film. On connaît pas mal de duos de réalisateurs (des frères Lumière aux frères-sœurs Wachowski), les trios sont plus rares. Anton Balekdjian, Mattéo Eustachon (patronyme qui nous rappelle qu’il y aussi un peu d’Eustache dans leur film) et Léo Couture se sont rencontrés à la Cinéfabrique. Si l’on se souvient de leurs propos dans le dossier de presse, ils se sont partagés les tâches, les uns plutôt sur l’écriture et la mise en scène, les autres plutôt sur la technique et la post-production. Leur « amateurisme », leur « innocence » de débutants, leur budget ric rac concourent à tout ce qui nous plait dans leur film : une image solaire mais comme tremblée, piquée, qui évoque le 16mm, des dialogues semi-improvisés, un scénario écrit au fil de trois étés qui semble épouser le mouvement même de la vie et des atermoiements affectifs.
Les acteurs aussi débutent et sont formidables de présence, de justesse, que leur personnage soit extraverti ou introverti, décidé ou vélléitaire. César Simonot (Marius), Mathis Sonzogni (Ali), Alex Caironi (Maurice) et Lucile Balézeau (Léna) incarnent sans le moindre surlignage militant un paysage des relations hommes-femmes égalitaire, dénué de drague lourdingue, de domination, de certitudes, où les hommes sont délicats et indécis, où la femme prend l’initiative, où chacun et chacune tâtonne dans le labyrinthe des sentiments et dans le flou du passage du temps, de la vie qui avance inexorablement. Qu’est-ce qui meurt exactement à Ibiza ? Peut-être l’enfance, les illusions de l’adolescence, les projets que fomente l’esprit et qui se heurtent à la réalité et aux projets de l’autre. Mais quelque chose recommencera après, ailleurs, selon une autre configuration. Tout reste ouvert. Ce qui est sûr, c’est qu’une bande de cinéma est née à Ibiza.
Mourir à Ibiza de Anton Balekdjian, Mattéo Eustachon et Léo Couture, en salles le mercredi 7 décembre