Chemin de la Parole – sur Le vent du nord dans les fougères glacées de Patrick Chamoiseau
Mieux vaut le poser d’emblée : grand œuvre de la maturité artistique qui invente son chemin sur les traces magiques des conteurs créoles, Le vent du nord dans les fougères glacées ne se veut certes pas un roman qui soulève, donne l’illusion d’avoir des ailes au lecteur transporté comme un poids plume dans un univers différent du sien à l’ordinaire si pesant – de ces romans dont Patrick Chamoiseau, alias l’Oiseau de Cham et autant dire le « Rapporteur de paroles » si l’on se souvient du très polyphonique Texaco (prix Goncourt 1993), a prouvé de longue date qu’il maîtrisait l’envol.
Non, Le vent du nord dans les fougères glacées, fonctionnant en merveilleux diptyque avec l’essai Le conteur, la nuit et le panier qui l’a précédé l’an dernier (et à la publication duquel Elvan Zabunyan avait réalisé pour AOC un entretien remarquable avec l’auteur), se lit au contraire avec lenteur, et même, avec la précaution du randonneur en montagne d’éboulis.
C’est que sa lecture est avant tout une expérience, un voyage vers les profondeurs du geste de création : un voyage riche de couleurs et de sensations qui, pour s’effectuer dans un fauteuil, n’en reste pas moins initiatique au regard de « cette affaire insondable du vivre » dont ne cesse au fond de parler l’étrange narrateur, celui qui raconte l’histoire du dernier des « maîtres de la Parole » et la raconte à l’intention de l’auteur, Patrick Chamoiseau. Ce dernier adopte en effet, en vraie-fausse modestie, une position de témoin ou de scribe qui se contenterait de restituer les propos qui lui sont adressés dans un français bousculé par les expressions et plus encore les tournures créoles. Alors que ce principe est régulièrement rappelé par le narrateur-raconteur (« Faut bien réfléchir à ça, Chamoiseau ! »), l’installation narrative ne fonctionne pas tant à la manière traditionnelle d’une mise en abyme qu’à la façon d’un jeu de miroirs multipliant les prismes pour restituer une image qu’il serait impossible de regarder en face.
L’un des acteurs principaux du roman se révélant au fil de livre féru de physique quantique, ajoutons d’emblée que ce roman en vient à rappeler par sa forme même certaines expériences de pensée des physiciens contemporains – à tel point qu’au souvenir du fameux chat de Schrödinger on pourrait dire du Vent du Nord dans les fougères glacées qu’il met en place une sorte de boîte de Schrödinger. À l’intérieur de la boîte, il n’y aurait pas cette fois le chat dont il s’agit de comprendre si, à l’image d’une particule dans l’univers quantique, il peut connaître une superposition d’états, se trouvant simultanément en état de vie et en état de mort : la boîte expérimentale contiendrait cette fois l’art martiniquais du conte tel qu’il est ici personnifié par Boulianno Nérélé Isiklaire, le dernier des maîtres de la Parole. Figure centrale du roman, Boulianno n’en reste pas moins physiquement absent tout au long du roman, tandis que rien ne permet jamais de décider s’il est mort ou vivant : ce n’est qu’à la toute fin, lorsque le narrateur-conteur et ses amis l’ayant localisé le retrouvent dans les hauteurs de Sainte-Marie, que son état peut être déterminé – à l’irruption des observateurs et l’ouverture de la boîte, en somme.
L’art ancestral du conteur pourrait-il être, lui aussi, dans une superposition d’états, tout à la fois vivant et mort ? Afin que la question se pose, le lecteur est d’abord convié au sein d’un vaste théâtre de la Parole réunissant quelques habitants des « mornes » qui ont connu Boulianno ; ils tiennent registre de leurs souvenirs et de leurs interrogations, éprouvant chaque jour davantage la nécessité, s’il est encore possible, d’obtenir du dernier des maîtres de la parole qu’il accepte de transmettre ses secrets. Aucun d’entre eux ne saurait dire exactement depuis quand Boulianno ne se présente plus aux veillées mortuaires : ayant « dépassé vieux » sans que nul ne puisse faire le compte de ses années, il n’apporte plus « cette lumière qui vient de la Parole, seule grâce capable de soutenir la vie en face de la mortalité ! » : « Quand il était présent », quand il se présentait pour « monter au tambour » et entrer dans une-la-ronde une fois la nuit tombée, « la mort elle-même trouvait à qui parler, et nous nous retrouvions, derrière lui, pas devant mais derrière, en mesure de demeurer bien debout en face d’elle. Hélas, un jour, Boulianno Nérélé Iksilaire – honneur sur sa naissance et respect sur son nom – cessa de répondre aux appels ».
L’homme qui restait au quotidien des jours d’une discrétion exemplaire a disparu des quartiers comme on s’efface, ou s’estompe, sans avoir « déposé chez personne » « ce cœur-de-chauffe de la sagesse » qui se voyait désormais « serré au plus profond dans le silence de Boulianno ».
Doutes et hypothèses mènent les plus fervents des enquêteurs à s’échapper de leur existence ordinaire pour partir à la recherche de Boulianno sur les hauteurs inhabitées de Sainte-Maire, qui furent le lieu du marronnage à l’époque de l’esclavage (le terme de « marron » désignant les esclaves en fuite vient de l’espagnol cimarrón, « vivant sur les cimes »). Ils s’en trouvent eux-mêmes embarqués dans une sorte de marronnage aux lisières de la pensée et de la réalité communes ; la chronologie en vient à dérailler hors du temps usuel et les univers potentiels à se télescoper pour mieux libérer ici et maintenant les visions animistes que les maîtres de la Parole avaient su inventer puis se transmettre au long des derniers siècles.
Par poussées fulgurantes qui sont autant de surprises, la logique du texte qui se fait luxuriant semble dès lors creuser dans un inconnu indiscernable d’être situé non pas au dehors, mais à l’intérieur des enquêteurs, et par conséquence du lecteur – là où fraie sensiblement un chemin invisible, puisque ce chemin, celui de la Parole, « n’est pas dans ce monde, il n’est nulle part en dehors de ta force : il est en toi-même ! » : ainsi que l’affirme le raconteur après avoir constaté que « dans ce monde-ci, le nôtre, celui où l’on bat la misère », les choses « comprenables ne sont hélas pas les plus importantes ». Seule la parabole, « l’essence même de l’impossible à dire (…), par ce qu’elle ouvre sans être comprise, offre ce qu’elle offre : une possibilité fout ! »
Alors que la question de la trace est centrale dans l’œuvre de Chamoiseau (qu’on songe seulement au titre du magnifique L’empreinte à Crusoé, paru en 2012), c’est très délicieusement que le lecteur s’enfonce dans celles qu’a sciemment laissées Boulianno, quand bien même ces traces demeureraient invisibles même aux personnages qui prétendent y assurer leur pas de danse vers les hauteurs sauvages où le chercher.
Au fil de leur ascension, le lecteur s’enfonce dans ces traces au point de ressentir, par moments, l’étrange phénomène d’une langue qui semble lui descendre dans le corps, quitter l’étage de la raison pour diffuser son bouillonnement jusque dans les jambes, sensation de lecture si rare et si précieuse qui est un rappel à l’ordre de l’enfance, cet âge où, la réalité n’étant jamais que ce qu’elle est (une construction de grandes personnes très raisonnables), la lecture avait spontanément cette puissance de nous en décoller au point d’envahir le corps laissé à l’abandon sur un lit ou un bout de pelouse : c’est le corps lui-même, le corps abandonné, que la lecture rendait au réel de la sensation présente, au réel d’une présence immédiate. Bien entendu, l’on ne peut guère mieux que témoigner de ce phénomène voué à demeurer une énigme comme l’est la création littéraire elle-même, celle dont on peut dire que Le Vent du nord dans les fougères glacées tente une forme fascinante de métonymie, remontant à sa source en terre créole.
Il faut cependant préciser que, si l’on remettait l’histoire à plat, elle commencerait au surgissement impromptu d’une jeune étudiante qui a grandi dans un de ces « villages qui composent Paris » avant de rejoindre sa tante la marchande de sorbet « au gré d’on ne sait quelle dérive sans archives (…) en donnant l’impression d’être entrée au pays pour installer sa vie ». Celle qui ne sera longtemps « criée » (nommée) que « l’Anecdote », avant de retrouver le nom d’Anaïs-Alicia (nom, au passage, qu’elle partage avec la « femme de douceur » passée de l’autre côté du miroir dans le monumental Biblique des derniers gestes publié par Chamoiseau en 2002), débarque munie d’une multitude d’appareils technologiques qu’elle tient « dans l’ensorcellement habile de ses doigts » et d’un bagage universitaire en anthropologie dont elle a bien l’intention de se servir.
Elle va provoquer au sein de la communauté un séisme, disons, une petite catastrophe salutaire par ses prétentions inconcevables à devenir conteur, alors qu’elle est femme, ce qui jamais ne s’est vu. Comment ose-t-elle espérer que Boulianno lui confiera les secrets de l’art de la Parole quand bien même il s’obstinerait depuis des années à les garder pour lui, n’en disant rien ou si peu y compris à ceux qui l’ont suivi pas à pas dans l’espoir d’une initiation ? Il a toujours préféré leur expliquer très gentiment, « à voix basse et politesse d’église », que « dans l’affaire de la Parole, le mieux est de ne renoncer à rien, néanmoins il vient parfois des moments où il faut regarder le chemin passer, le suivre des yeux comme un sillage de l’archange Saint Michel, sans pour autant se croire obligé de le suivre… »
L’irruption de « l’Anecdote » en somme aura réveillé les esprits endormis, leur faisant prendre conscience du vide laissé par l’effacement progressif de Boulianno, effacement qui, bien sûr, n’est sensible qu’à la nuit, puisque le conteur, de jour, se doit de passer inaperçu, héritier de ses prédécesseurs que le maître de la plantation ne devait surtout pas identifier davantage que les férus de sorcellerie, ceux qui avaient apporté du grand pays d’avant quelques secrets des plantes qui empoisonnent, terreur des colons.
Voilà donc tout un groupe d’hommes et de femmes soudain rendu à l’éveil. Nombre d’entre eux sont inoubliables, au premier rang desquels celui qui raconte et peu à peu révélera avoir été lui-même conteur, autrefois, avant d’y renoncer, une fois constatée la béance qui séparait à jamais ses intrusions dans le cercle de la Parole de l’art à faire trembler la mort qu’y pouvait déployer Boulianno, mais aussi Man Delcas, qui tresse des paniers magiques dans la mémoire ouverte à l’inconscience de techniques ancestrales des amérindiens des Caraïbes, ou encore Bèbert le savant, qui mène la danse, révélant peu à peu l’étendue de son savoir en matière d’ondes gravitationnelles ou de physique quantique – un savoir que Bèbert n’hésite jamais à convoquer face aux mystères de la Parole et des mondes imbriqués qu’elle révèle dans le dérèglement de la raison. Là encore, je me contente de témoigner de l’effet produit, tout simplement : puisque je ne peux plus lire dans le journal une information sur les nouvelles images si spectaculaires qu’envoie désormais le télescope spatial James-Webb sans penser à la joie que doit en éprouver Bèbert tout reclus qu’il soit dans son quartier ou, plus exactement, dans le livre une fois refermé.
L’irruption dans les mornes de « l’Anecdote », au fond, a provoqué dans cette petite communauté une prise de conscience de ce qui lui échappe, est en train de lui échapper dans le confort ordinaire de la vie profane, à savoir, non pas la réalité raisonnable ou la raison réaliste, mais la vie même, et l’on pourrait affirmer ici, sa dimension sacrée, celle qui demeure interdite au monde profane qu’elle risquerait aussitôt de contaminer et d’enrayer (si l’on veut bien admettre que, nous ramenant à notre ignorance de l’origine et de la fin, le sacré « est ce qui donne la vie et ce qui la ravit, c’est la source d’où elle coule, l’estuaire où elle se perd », écrivait Roger Caillois dans L’homme et le sacré, en 1937) – et la langue le sait bien en ses arcanes, puisque perdre connaissance c’est perdre conscience. Cela qui est vrai au plan individuel l’est tout autant au plan collectif ; perdre tout accès à la connaissance vertigineuse qui habite le Maître de la Parole à l’instant et uniquement à l’instant de conter, c’est s’enfermer dans la réalité coutumière en perdant conscience du réel, même dans ces quartiers où se côtoient des « gens de bien pourtant, qui jamais n’avaient connu l’En-ville, ni goûté au manger des stations McDonald’s! »
De cette catastrophe, de l’éboulement de toutes les croyances partagées, est pourtant née, paradoxalement, une page blanche où réécrire l’humain.
Pour autant, à l’heure ou l’art de la Parole ou celui du tambour se réduisent au folklore dans l’oubli de ce qui les a fondés à l’époque de l’esclavage, ce n’est pas la perte qui travaille le roman ou que travaille le roman, mais bien la source, l’origine, au contraire, cette source de ce que Chamoiseau nomme « l’oraliture » et qui demeurait vivace lorsque Boulianno surgi de la nuit des temps montait encore au tambour, entamait une introduction que l’on appelait « départ » ou « salutations aux anges » pour installer à la manière magique héritée du plus sombre de l’histoire une distorsion majeure, ainsi que l’expliquait l’essai paru l’an dernier, Le conteur, la nuit et le panier : tout maître de la Parole d’emblée « faisait savoir qu’il n’était pas dans la “réalité” observable, qu’il était ailleurs, dans une autre qualité de “réel” inconnu. » Il lui fallait d’abord « déparler » l’ordinaire pour laisser ensuite la Parole issue du chant et de la danse (et donc, issue du corps en mouvement) libérer ses puissances à travers lui comme le lui avaient enseigné ses prédécesseurs, dont les premiers avaient inventé leur art de toute pièce dans les plantations.
C’est là évidemment que le diptyque que forment le roman et l’essai qui l’a précédé est fascinant, tous deux remontant mais chacun à sa manière à une source de la création, autant dire un point d’origine qu’il situe au cœur de la catastrophe existentielle qu’a été la traite négrière et l’esclavage dans les plantations martiniquaises.
Dans son essai, s’inspirant de Gilles Deleuze, Chamoiseau rend à ce beau mot de catastrophe son mouvement étymologique (en grec, « Kata » implique le bas, mais « strophé » désigne une « action de tourner, volte, évolution »), pour interroger ce mouvement justement qui naît de la pire situation que l’on puisse imaginer, celle d’hommes et de femmes arrachés à leur humanité, à leur terre, leurs coutumes, leur langue, leurs croyances, dépossédés non seulement de leurs identités mais aussi de leurs corps, de leurs enfants, plongés dans un enfer où, comme l’explicite Le conteur, la nuit et le panier, chacun « est seul. Chacun possède du grand pays d’avant, de son ethnie d’avant, des singularités qui ne tiennent pas ensemble et qui l’isolent des autres. Ils sont avec, mais pas ensemble. Une condition troupeau, entre l’outil et l’animal. »
De cette catastrophe, de l’éboulement de toutes les croyances partagées, est pourtant née, paradoxalement, une page blanche où réécrire l’humain. Ce n’est qu’au cœur de la nuit que le danseur et le tambouyé, puis le chanteur extirpant de la danse des sons où s’annonce déjà le conteur, ont jeté les prémices d’une ré-humanisation en se confrontant à un impossible dont seul l’art peut faire quelque chose : « parler à ces hommes anéantis, assumer leur impératif de réhumanisation, signifie qu’il faut vider la page, la vider des couleurs, vider les têtes, vider les imaginaires dominés, vider l’espace-temps autour de l’assemblée… Comment faire quand on confronte une puissance brutale, déjà d’envergure planétaire et déjà absolue ? » La veillée mortuaire devient le lieu d’une résistance farouche et déterminante à la domination esclavagiste dès lors que le conteur parvient à projeter l’assemblée vers un inconnu où d’autres possibles de l’humain et du vivant apparaissent.
On sait que le monde ouvert né de la créolité, dans la pensée d’Edouard Glissant que prolonge celle de Chamoiseau, est celui de « la Relation », capable de dépasser les cloisonnements et les clivages identitaires en s’offrant toujours au devenir, et donc au désir, ce grand moteur. Ce vaste chantier de pensée est tout à fait passionnant, mais l’est tout autant l’interrogation des origines du geste de création que Chamoiseau réussit à saisir dans un moment historique qui n’est pas si éloigné, l’esclavage américain : ce faisant il lève un coin de voile sur l’ignorance qui est la nôtre des sources de la création artistique. Dans les plantations, il s’est agi de recréer le monde. Ce qu’ont produit les conditions extrêmes de l’esclavage, pourtant, demeure partout agissant, toutes proportions évidemment gardées. Car chaque jour le monde doit être créé à nouveau, si l’on ne veut pas qu’il dépérisse en dépression entre les quatre murs protecteurs de la réalité raisonnable. C’est bien ce qui autorise Chamoiseau à décréter que, dans un tout autre contexte historique mais qui fut lui aussi le moment de l’émergence d’une langue destinée à saisir le monde autant qu’à le raconter, Rabelais a été le premier des conteurs créoles.
À défaut d’ouvrir le champ sur le puissant mouvement de balancier que l’on sent à l’œuvre dans la création contemporaine, la création effective, celle qui se joue loin en-dessous des listes de meilleures ventes reproduisant toujours le même racontage d’un monde figé en représentations gelées, un mouvement de balancier qui nous entraîne du côté de l’ignorance collective qu’aucun de nos savoirs n’est susceptible d’épuiser, et dont ces deux livres de Chamoiseau témoignent comme peu d’autres (mais on pourrait aussi citer, cette rentrée, l’admirable Totalement inconnu, de Gaëlle Obiégly), à défaut donc d’ouvrir le champ, autant conclure en reproduisant les premières lignes de Le conteur, la nuit et la panier, façon de vous renvoyer au point de départ : « L’écrivain est un artiste qui chemine de manière individuelle, très singulière, vers cette énigme indépassable qu’est la littérature. Son œuvre est donc un cheminement vers la compréhension de l’art qui est le sien. Parsemé des expériences de ses contemporains, de ceux qui l’ont précédé, de ceux dont il convoque le surgissement, ce cheminement demeure par essence dépourvu de chemin. (…) C’est ainsi qu’il demeure désirant. » Et saisissant, au sens le plus fort du terme.
Patrick Chamoiseau, Le vent du nord dans les fougères glacées, Seuil, 2022, 336 pages.