Observation participante – à propos d’une représentation de We are still watching d’Ivana Müller
Habituellement, lorsqu’on se rend au théâtre, c’est pour voir, depuis la salle, des gens dire et faire des choses sur une scène. Le plus souvent, ce que disent et font ceux qui sont sur scène – les acteurs – s’appuie sur une ressource donnée : un texte, lu, relu, travaillé pendant les répétitions, de façon à en faire sens et à déterminer comment le faire éprouver en agissant d’une certaine façon sur le plateau. Ce qui est offert à l’appréciation de ceux qui sont dans la salle – les spectateurs –, c’est la performance du jour (au sein d’une série de représentations, mais toujours unique) des acteurs, qui jouent le spectacle « pour une nouvelle première fois »[1]. Dans ce genre de configuration théâtrale, le texte, compris comme un ensemble d’instructions et d’actions scéniques, est donc l’instrument par lequel s’organise cette situation, bien particulière, du spectacle : il fait dire et faire des choses, d’une certaine façon, à des gens sur scène, à destination d’autres qui en font l’expérience depuis la salle.
De mon point de vue de spectatrice, au théâtre, c’est en général la qualité de cette situation qui m’intéresse : que fait faire le texte à ceux qui le disent ? Dans quelles dispositions les place-t-il, et comment s’y prend-il ? Quelle expérience est-ce pour les acteurs de dire ce texte, voire de le répéter chaque soir pendant toute la durée des représentations[2] ? Et que cela cherche-t-il à produire pour ceux qui y assistent ? Pour le reformuler dans les termes de la sociologie de l’action, qui informe mon regard sur ces productions : comment s’articule, lors d’une représentation théâtrale, la relation entre le « plan » et « l’action située », par l’intermédiaire de ces instructions écrites[3] ?
Or, comme toute cette tradition de recherche l’a montré, il y a toujours un écart entre l’action visée et les circonstances de son effectuation : les choses ne se passent jamais comme prévu, elles ne se répètent pas à l’identique, et tout l’enjeu est de comprendre comment nous remédions, en situation, aux problèmes de l’imprévisibilité de nos cours d’action. Les pratiques artistiques ont ceci d’intéressant à mes yeux qu’elles sont un laboratoire des façons que nous avons de nous faire faire (ou ne pas faire) mutuellement des choses, et de nous rendre attentifs aux conditions concrètes de nos actions et expériences collectives.
Ces préoccupations en tête, c’est avec une grande curiosité que j’ai assisté à une représentation de We are still watching, spectacle d’Ivana Müller présenté pour quelques dates à la Maison des Métallos à Paris en novembre dernier et qui tourne dans le monde depuis une dizaine d’années[4]. Le spectacle tout entier repose sur ce jeu entre plan et situation et explore les potentialités de cet écart. Son dispositif est caractérisé par une certaine économie de moyens : 60 sièges, installés en carré autour d’un espace vide, chaque siège étant numéroté d’une façon qui semble aléatoire (numéro 1 troisième rangée à droite, numéro 2 de l’autre côté du carré, etc.).
Le spectacle a une forte dimension protocolaire, au sens qu’a donné à ce terme une certaine tradition de la performance, avec les pièces dites « à protocole »[5]. À l’entrée, chacun se voit remettre un ticket avec un numéro de siège et invité à aller chercher sa place, qui se trouvera donc vraisemblablement à distance de celle de ses compagnons – on ne sera pas assis ensemble, mais à côté d’inconnus. Cela dit, on se verra, car, dans cette configuration quadrifrontale, tout le monde est à vue, d’autant que la lumière restera allumée tout au long de la représentation. Une fois le public installé, une personne du théâtre lit un petit texte : elle nous remercie d’être là, nous demande d’éteindre nos téléphones, s’assure que tout le monde lit et comprend le français. Puis elle invite celles et ceux assis sur tel et tel numéro de siège à récupérer le « script » (je cite) qui se trouve dessous et à lire la partition qui leur revient, surlignée en jaune sur leur copie, en suivant, simplement, ce qui est écrit. Le spectacle peut alors commencer.
Bien sûr, en allant voir We are still watching, on sait qu’on va participer : il n’y a aucune surprise ou tromperie sur la marchandise, c’est explicite dans la note d’intention du spectacle, qualifié de « collaboratif »[6]. Mais ce qu’on ignore, naturellement, c’est comment, et à quoi, on va participer – et jusqu’à quel point on va devoir collaborer. Car rapidement, on comprend que les 7 premiers lecteurs ne vont pas être les seuls, et que les scripts vont tourner.
C’est un ressort de la progression de la pièce que d’organiser ces moments où les scripts changent de propriétaire (« remettez votre script à la personne de votre choix », « donnez-le à celui qui vous semble être un héros dans la salle »), ou d’en faire apparaître d’autres (« que ceux qui sont assis aux places 8, 35 et 42 ramassent leur exemplaire ») – de telle sorte qu’à la fin, tout le monde a un script entre les mains. Au cours de l’heure que dure le spectacle, certains auront lu un dialogue de plusieurs répliques, certains n’auront eu qu’une ou deux lignes, d’autres ne seront intervenus que dans des parties chorales. Certains auront lu avec un enthousiasme manifeste, d’autres avec plus de réserve ou de timidité, mais tout le monde aura participé.
À mesure que la pièce avance, on comprend, et on accepte, son principe formel, qui repose sur le brouillage, voire l’annulation de la distinction établie a priori entre acteur et spectateur.
La conduite de mon voisin de droite, un lycéen venu avec sa classe, a été exemplaire de cette trajectoire de spectateur. Si j’interprète correctement ses manifestations physiques, il a d’abord été scandalisé lorsqu’il a compris, au tout début de la représentation, qu’il n’allait pas être dans la situation habituelle, et finalement souvent plutôt confortable, du spectateur de théâtre : dans l’obscurité, libre de ne pas toujours suivre avec attention ce qui se passe sur scène, voire de complètement penser à autre chose (comme cela m’arrive souvent). Après s’être agité sur sa chaise et avoir poussé des soupirs de désapprobation, il s’est finalement appliqué à suivre, surtout lorsque ses camarades lisaient, puis il a même lu avec un certain entrain les passages choraux qui lui ont incombés (alors qu’il n’était pas obligé de le faire – une voix de plus ou de moins, ça n’était pas, à ce moment, remarquable).
Enfin, il a applaudi chaleureusement, comme la grande majorité d’entre nous – moi y compris, et sans me forcer, car je me suis beaucoup amusée. De façon intéressante, cette dynamique de la pièce, qui implique de plus en plus de participants, permet de voir comment on se prête, collectivement, au jeu.
Ce que l’expérience du spectacle m’a fait comprendre, c’est que pour s’affranchir d’un script, pour le transformer, le transcender, il faut le maîtriser.
En nous contraignant à participer (mais en présupposant notre disposition à le faire, puisque nous sommes là), la pièce cherche à nous faire faire l’expérience de la façon dont on crée, en interagissant, une « société éphémère » (je cite le descriptif du spectacle), une communauté ad hoc : celle des gens embarqués dans cette situation, qui cherchent à s’en tirer aussi bien que possible sur le moment (en lisant « correctement », en passant un bon moment), voire à en tirer quelque chose d’intéressant (pour après, en sortant). De nombreuses répliques thématisent cet aspect de la situation que nous subissons, dans une certaine mesure, parce que nous ne l’avons pas tout à fait choisie, dans ses détails.
Le script fait ainsi dire à un lecteur « vous vous rendez compte qu’on a payé pour jouer nous-mêmes ? », au lieu d’employer des professionnels, soulignant ainsi le caractère potentiellement « néo-libéral » de la pièce, qui repose in fine sur notre travail et notre bonne volonté à le faire[7]. Ce à quoi d’autres lecteurs répondent en appelant à la révolte, voire à la révolution, qui consisterait, ici, à ne pas lire, à s’affranchir du script et du cadre contraint qu’il produit – ce que nous ne ferons pas, ce soir-là du moins.
Est-ce que dire une chose, c’est nécessairement la faire ? La pièce montre que non. Et ce qui m’a frappée, c’est finalement la docilité avec laquelle nous avons suivi le script, en dépit de tous les appels qui nous étaient faits, dans le script lui-même, à ne pas le faire. Ce soir-là, nous nous en sommes tenus, strictement, à ce qui était écrit, sans réaliser les actions que les mots du texte nous suggéraient parfois de faire. Probablement parce que le script, en ne faisant que parler de la situation, ne nous permettait pas, dans le temps de la lecture, de la transformer. Paradoxalement, pour nous libérer du script, il aurait sans doute fallu l’écrire davantage : en donnant, par exemple, des indications plus précises sur les manières de lire, les tonalités à adopter.
De telles indications auraient permis de briser la relative uniformité de nos lectures d’amateurs (pour la plupart d’entre nous), pas toujours très maîtrisées et privilégiant la recherche d’un effet comique, projeté par la brièveté des répliques (conçues, comme l’explique Ivana Müller, comme autant de bons mots, pas difficiles à lire et évitant, à de rares exceptions près, de placer leur lecteur dans l’embarras)[8]. Or cette tonalité était peu propice à nous faire mesurer la gravité et les implications possibles de ce que nous lisions.
Peut-être aurait-il fallu, par l’intermédiaire du script, nous faire sortir de la position finalement pas si gênante dans laquelle nous étions : nous faire quitter nos sièges, occuper l’espace central, faire autre chose que lire, improviser – que sais-je ? Ou encore, il aurait été intéressant, peut-être, que le texte de la pièce ne parle pas que d’elle, qu’il ne fasse pas que commenter la situation, mais qu’il nous donne les moyens de penser, en en parlant, son dehors, son après.
Autant de choses que la situation fabriquée par le script existant ne permet pas vraiment de faire – parce qu’il nous met dans une position où nous sommes, avant tout, préoccupés par le fait de lire, et de comprendre ce que nous lisons en le lisant, sans nous laisser tout à fait le temps de faire sens de ce que produit cette situation (sinon ce que le texte en dit lui-même). Mais avec un tel texte, ç’aurait été un autre spectacle, évidemment – et ce n’est pas le moindre des mérites de We are still watching que de soulever ces questions depuis l’expérience de sa forme participative.
Finalement, ce que l’expérience du spectacle m’a fait comprendre, c’est que pour s’affranchir d’un script, pour le transformer, le transcender, il faut le maîtriser – comme peuvent le faire, au théâtre, par leur travail, ces lecteurs compétents que sont les acteurs. Si l’on suit les propositions du philosophe pragmatiste John Dewey et après lui, celles de Joëlle Zask, il n’y a expérience esthétique que s’il y a, dans une certaine mesure, passivité[9], et il n’y a expérience démocratique que s’il y a possibilité de choisir son régime de participation à une situation[10].
Autrement dit, pour faire théâtralement l’expérience de notre participation à une communauté, la position classique du spectateur ne serait pas si mauvaise. C’est là une leçon inattendue, et peut-être paradoxale, à tirer de ce spectacle que de questionner, par sa forme, sa durée, ses accidents, sa spontanéité, le caractère non évident, jamais donné a priori d’une expérience collective. Et c’est peut-être ce que suggère son titre, We are still watching : il est important de continuer à regarder.
NDLR : La représentation théâtrale d’Ivana Müller, We are still watching a été présentée à la Maison des Métallos à Paris dans le cadre du Festival d’automne.