Littérature

Des bombes sur l’eau – à propos de Chant balnéaire d’Oliver Rohe

Critique

Pour son cinquième roman, l’écrivain revient sur son adolescence abrupte au temps de la guerre du Liban. Entre obsessions pubères, violences en tous genres et indifférence tranquille d’une conscience en formation, Chant balnéaire résonne avec la situation en Ukraine ou en Syrie et appelle à la liquidation de toute identité.

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Concernant le chant des baleines, il y quatre choses à retenir (toute ma science vient de Wikipédia) : 1) ce sont les mâles qui émettent des sons, principalement au cours de la saison des amours, même s’il existe un « appel au repas » indiquant aux autres cétacés qu’un banc de poisson est en vue ; 2) le chant est formé de motifs séquentiels qui s’imbriquent les uns dans les autres jusqu’à former des phrases, lesquelles sont répétées ; 3) le chant d’une baleine se modifie avec le temps et ne revient jamais sur ses pas : la baleine ne rechante pas ses anciennes séquences, si bien qu’elle est une sorte d’aède en continu ; 4) ces sonates peuvent franchir des milliers de kilomètres et, si chaque population possède son propre langage, on sait depuis mai dernier que les rencontres entre différents groupes provoquent une transmission des motifs, les uns et les autres enrichissant leur musique par apprentissage mutuel.

De ce point de vue, on peut dire que Chant balnéaire raconte (ou performe) la puberté de l’auteur et ses années teenage, de 13 à 19 ans, plongé dans un bassin aquatique (avec sa « partie sexuelle ») et obsédé par les filles ; qu’il se constitue essentiellement de vers libres et quelques parties en prose dont la poétique se renouvelle en avançant ; que ce Chant vise à se communiquer et communier par-delà le temps et l’espace avec toutes celles et ceux qui se retrouvent étranger·e·s et en guerre (soit presque tout le monde à présent).

Oliver Rohe a cinquante ans et il a passé son enfance dans le Liban en guerre, de mère libanaise d’origine arménienne et de père allemand. On ne l’accusera pas de graphorrhée : cofondateur des éditions Inculte, il produit des récits brefs et denses depuis vingt ans. Son précédent roman en solo remonte à dix ans : Ma dernière création est un piège à taupes. Kalachnikov, sa vie, son œuvre (réédité chez Actes Sud). Dans ce texte, il y avait trois voix. Peut-être que Rohe est trinitaire, car il note dans Chant balnéaire que « les familles possèdent la vie en trois. La domestique, la balnéaire, la souterraine. Les trois se confondent. » La souterraine : celle des abris.

Pour suivre, il faut réviser un peu l’histoire de la guerre du Liban, rafraîchir les noms d’Amine et Bachir Gemayel, Elie Hobeika ou Michel Aoun. Il faut s’habituer aussi à une langue neuve, faite entre autres d’hypallages (« Il fait chaud sur tous nos visages, la chaleur est noire de monde »), la laisser s’emparer de notre logique, innerver nos sens pour nous retrouver dans le corps d’un adolescent de 1986 à Jounieh, station balnéaire au nord de Beyrouth, refuge alors gardé par les Phalanges libanaises chrétiennes. La mère d’Oliver Rohe a installé là le jeune garçon et sa sœur, dans un bungalow : « les structures de loisirs sont vaines. La station balnéaire est plus morte à l’automne que Beyrouth Ouest un jour de combats ». Mais la ville n’est pas d’abord nommée : les lieux, les temps, les choses se dessinent et prennent forme au fur et à mesure que le narrateur vieillit, au rythme de sa conscience, encore assez fruste puisque Rohe se décrit tout du long comme une sorte de jeune voyou obtus.

C’est le premier tour de force de Chant balnéaire : raconter de l’intérieur une absence de réflexivité mais sans ironie (à peu près le contraire du principe de l’autobiographie), sans imiter une rédaction de troisième pour rester au niveau du personnage. La distance, l’élévation se font donc par le seul style : l’hypallage comme expression du cerveau encore tout collé d’un ado, jonglant au pif avec les choses et leurs propriétés.

Mais aussi et surtout par de discrètes intrusions de l’adulte écrivain dans ses sensations d’il y a trente-cinq ans, en quelque sorte requalifiées par un lexique choisi et une syntaxe faussement blanche : « Je lui mets des coups de poing à la mâchoire pour des motifs que j’oublie au moment que je frappe. Pour le motif que c’est un enfant de putain. Il ne vole aucun saignement sur les murs. Les dents ne cassent pas. …) Il est orphelin et je suis historique. » Dans cette Guerre des boutons libanaise, les ados Salim, Marwan, Sako, Wassim, Georges ou Elie ne forment pas des clans mais sont des îles, déterminées par leur obédience religieuse, leur histoire familiale, la position politique et sociale de leurs parents mais tous plus ou moins de « race déplacée ». En bordure veillent les phalangistes dont Joseph, avec son « arme chromée » et sa « paire de Santiags en peau de lézard » qui « n’existe que dans le cadre foncier des ascenseurs, des couloirs, de la réception. »

Oliver « Haroutioun » Rohe est « historique » : il descend d’un côté de la Maison Bonfils qui photographia « tout l’Orient » au tournant du XXe siècle, d’un autre côté d’un tailleur d’Alep chassé par les Turcs : il a habillé le Shah d’Iran qui lui a offert un tapis en remerciement. C’est la mère qui raconte. Pour le côté allemand on sait moins, sinon que cela fait du garçon un « Occidental » et donc une possible cible d’enlèvement et monnaie d’échange entre factions ennemies. La mère apprend aussi à l’enfant qu’il est « orthodoxe » et que l’école maronite qui l’accueille d’abord à Jounieh est un repaire de « bigots d’un autre âge ».

Chant balnéaire est avant tout un « bain » tragique de survie sous les bombes.

Dans l’ensemble, le jeune Oliver n’aime plutôt pas apprendre : sérial redoubleur, il est « la chèvre du dernier rang, l’élève dissipé, inquiétant, la chèvre qui fout rien. » Les pages sur l’enseignement sont hilarantes, mêlant « Je salope tous les poèmes. La pluviométrie de la ville de Brest ne me subjugue pas » et « De tout temps les Maronites possèdent une volonté hégémonique. Les Druzes une férocité naturelle. » Le foot l’intéresse plus nettement, ainsi que l’évolution de la consistance de son sperme et « la culotte de Nadine » ou, à défaut, celle de Samantha Fox. Mention spéciale, sur ce point, à la cocasse et lourdingue « carte de séduction universelle » que glissent les garçons aux filles pour leur demander si elles veulent coucher avec eux (prière de la restituer si pas intéressées).

Malgré ses saillies désopilantes, Chant balnéaire est avant tout un « bain » tragique de survie sous les bombes. Au cas où l’on se demanderait à quoi sert la littérature, on répondra dans le cas du livre de Rohe qu’il sert à savoir comment on peut vivre en Ukraine aujourd’hui, au Myanmar ou en Syrie, toutes choses étant (in)égales par ailleurs et aucune souffrance commensurable avec une autre.

Le personnage du narrateur est de fait plutôt préservé (la phrase « Le squelette n’a rien » est un leitmotiv), mais il est touché par nombre de drames. La mort d’un ami dans un attentat (« Une voiture piégée. Il est tué avec son père et son frère. »), l’infirmité d’un camarade de foot : « Maradona-le-jeune est en fauteuil roulant. La guerre lui a mis un éclat d’obus dans la moelle. Il devient une victime. » Jusqu’à assister par vidéo interposée au meurtre de deux adolescents « en vrai » dans une page horrifique : « je suis dans le point de vue du tireur embusqué, je le comprends très vite et lentement » (une scène similaire figurait dans Ma dernière création est un piège à taupes). La violence feinte est par ailleurs partout parmi les adultes armés et machos qui s’amusent à terroriser les ados désobéissants à coups de roulette russe et autres balles tirées entre les pieds.

Le deuxième tour de force de Chant balnéaire (suite du premier) consiste à donner à expérimenter la guerre de ce point de vue égal et étale d’adolescents pour qui elle est en quelque sorte une condition du réel parmi d’autres, qu’on observe avec un même appétit (presque) inentamé pour la vie – quand bien même les bombes se rapprochent et qu’Oliver doit fuir de la côte à Dora en 1989 : « les obus tombent sur la colline, autour de l’immeuble, dans le jardin de l’immeuble, la mère de Fouad hurle dans l’entrée et enjoint le mari de faire que son fils s’éloigne de la baie vitrée derrière laquelle il n’arrête pas de photographier tout ce qui tombe. »

Ce n’est qu’à la toute fin que le narrateur se livre à une autocritique – contemporaine du passage à une forme de maturité, il a dix-sept ans – d’une sévérité peu justifiée aux yeux des lecteur·ices : « je voyais aussi ma propre solitude m’apparaître, ma position établie de persécuté, la position que sans doute je préfère, puisqu’elle m’agrandit à titre personnel, comme elle agrandit les Chrétiens persécutés dans cette guerre et dans les précédentes, les Chiites persécutés, les Sunnites, les Alaouites, les Druzes, tous persécutés comme je l’étais actuellement et agissant à la manière terrifiée et persécutrice des persécutés qui est la mienne mentalement ». Peu justifiée car Rohe, par le tour de force qu’on a dit, ne pose jamais à la victime dans ce texte, ni ne fait un portrait victimaire de sa mère obligée de vendre à vil prix tous ses biens les uns après les autres.

Si l’on suit les linéaments plus discrets de Chant balnéaire, c’est le thème du liquide donné par le titre, de la « liquidation » en tous les sens du terme, qui irrigue, si l’on ose dire, le texte dès la première page : « Mes yeux sont rivés sur la bonde de la salle de bains. (…) Près de la bonde, dans le giron du trou, je reste au contact de voies souterraines qui me relient à notre ancien appartement. » Cette bonde par où s’écoulent les pluies, piscines, sperme, mer omniprésents dans le récit est évidemment le boyau par où Chant balnéaire communique avec notre époque, avec d’autres pays, avec nous tou·te·s mais aussi d’une certaine façon rédime les expériences dans un « sentiment océanique », une existence sans borne qui est celle de l’art ou de l’écriture en tant qu’étrangèreté : « la pluie prend une place encore plus importante, beaucoup plus vaste, elle prend la place des morts sur les rochers, elle occupe toute la mer quand la mer vient de très loin s’abolir contre la jetée et quand le vent la repousse loin vers l’horizon violacé, loin vers Chypre. »

On ne quittera pas ce bref tour de Chant balnéaire sans commenter la quatrième de couverture qui reprend un fragment de la page 116 : « Il y a toujours de l’État pour les étrangers. Même quand il n’y a pas d’État. » La même idée clôt le livre : « Le jour du départ arrive. Je monte sur le bateau et après je découvre l’État. » La remarque de la page 116 sur l’État toujours présent pour les étrangers venait ponctuer une scène de renouvellement de carte de séjour. Le jeune Rohe en effet n’a pas obtenu la nationalité libanaise par sa mère : « C’est une femme. Elle doit être un homme pour transmettre. »

Cette question de l’absence (manque puis refus) d’identité (ou de père) était celle de Défaut d’origine, son premier récit publié (Allia, 2003) : on la retrouverait d’une certaine façon dans ses explorations postérieures de villes et d’urbanités dont la forme est aussi insaisissable que celle de la mer – jusqu’à Chant balnéaire. Peut-être que Rohe n’a fait qu’approfondir le même programme depuis son premier texte, programme qui s’offre comme un remède à l’état de guerre : « Personne n’est singulier ; personne n’est original : personne ne peut donc raisonnablement et de quelque manière que ce soit prétendre à l’individualité. » Surtout pas un État.

Oliver Rohe, Chant balnéaire, Allia, janvier 2023.


Éric Loret

Critique, Journaliste

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