Cinéma

Quatre fois Freddie – sur Retour à Séoul de Davy Chou

Critique

Le dernier long métrage du cinéaste franco-cambodgien esquisse par ellipses brutales un personnage en pointillés, dont il revient au spectateur de déchiffrer la partition. Freddie, jeune femme confiée à l’adoption internationale, revient presque par hasard dans sa Corée natale. Ses retours sans allers ni psychologisation sont aussi ceux de Chou, qui observe son actrice, la plasticienne Park Ji min, éclore et se métamorphoser en territoire étranger.

Le titre du troisième long métrage de Davy Chou pourrait figurer au pluriel : Retours à Séoul. Dans ce récit initiatique, le réalisateur suit sur huit années le parcours d’une jeune femme, de ses 25 à ses 33 ans, qui revient en Corée du Sud où elle est née mais où ses parents l’ont confiée, encore bébé, à l’adoption internationale.

publicité

Après une jeunesse en France, Freddie arrive à Séoul à la faveur d’une erreur de correspondance et s’y pose pour un séjour de deux semaines sans intention, prétend-elle, de rencontrer ses parents biologiques.

Principe d’imprévisibilité

La séquence suivante la trouve au centre Hammond, dévolu aux retrouvailles entre parents biologiques et enfants adoptés. Ainsi est ce personnage que désigne un diminutif mixte : on ne saurait dire si elle masque ses intentions ou si elle en change, mais ses motivations restent au cours de cette quasi décennie opaques au spectateur. Des ellipses brutales nous font vivre quatre retours en Corée sans que l’on voie jamais Freddie en France. De ce grand hors champ de son passé naissent de larges zones d’ombres qui empêchent la psychologie pour se concentrer sur la création d’un personnage mutant de cinéma.

« Mais vous êtes française », s’exclame avec un air d’admiration Tena, la jeune fille qui enregistre le check-in lors de la première nuit de Freddie sur sa terre natale. Le film ne va cesser d’infléchir et de nuancer la réponse affirmative et franche de sa protagoniste pour terminer par un SMS où le traducteur automatique lui permet d’écrire en coréen : « Je crois que je suis heureuse ». Ces deux échanges dessinent in extremis une linéarité dans une trajectoire qui a préféré jusque là une succession de lignes brisées se succédant dans des raccords aux ellipses brutales.

Dans ces quatre retours sans allers s’esquisse de fait un personnage en pointillés dont il revient au spectateur de dessiner les contours. Alors qu’elle est dans le bus pour aller rencontrer son père biologique dans la petite ville à une heure de la capitale, Freddie bondit de son siège en scandant : « Driver, let’s go back to Seoul ! » avant de se rasseoir. Déracinée de ses connaissances, de ses repères géographiques, de ses émotions habituelles, la protagoniste se réécrit à l’infini dans de constantes bifurcations.

S’il est un schéma que Freddie reproduit néanmoins par-delà ses différentes mues, c’est celui de la cruauté du rejet au point de rendre antipathique. Elle tourne le dos à l’affection soudaine et disproportionnée de son père, malmène son petit ami Kay Kay, ou conclut un déjeuner avec son petit ami français en lui disant « je pourrais t’effacer de ma vie en un claquement de doigts », annonçant l’ellipse brutale qui va suivre. Freddie se comporte de manière si « domestiquée » avec les hommes dans cette troisième partie (avec son patron français marchand d’armes,  avec son père et son fiancé) que cela semble un instant n’être qu’un rêve. Au plan suivant, elle se réveille seule dans une ruelle avant un ultime changement de peau.

Lost In Translation

Il y a dans presque chaque scène de Retour à Séoul un observateur de ce que vit Freddie qui vient incarner à l’écran le principe de double culture tout en renvoyant la singularité subjective de ce que vit Freddie à sa réalité numérique. Dans ce pays, le phénomène de l’adoption internationale est une donnée culturelle si forte depuis la Guerre de Corée de 1950, qu’un centre au protocole éprouvé y est dédié et qu’une émission de téléréalité a, pendant des années, aidé des parents et enfants biologiques à se retrouver. La traduction assurée par Hena, la nouvelle amie de Freddie, donne à voir les écarts entre les deux cultures mais aussi permet de jouer les dialogues deux fois, dont sur deux tons : à la coréenne et à la française.

C’est tout le passionnant paradoxe du film que de s’attacher à faire le récit initiatique long d’une âme diffractée aux contours non apparents. C’est aussi l’écueil de ce récit fait en pièces de puzzle éparses à partir d’un personnage qui résiste à toute affection : celle des autres personnages, du cinéaste et du spectateur. À tant fuir la psychologisation et l’identification du spectateur aux émotions du personnage, Retour à Séoul joue à fond la carte de la rugosité de son personnage.

Dans la deuxième partie, Freddie s’est installée à Séoul où elle travaille. Une de ses collègues nouvellement arrivée est elle aussi venue à la rencontre de ses origines. De son côté, elle suit scrupuleusement le parcours qu’on lui a recommandé : s’installer dans le pays pour s’imprégner de sa langue et de sa culture et ne contacter sa famille qu’une fois acclimatée. Cette version bonne élève de l’adoptée n’intéresse pas le cinéaste qui lui préfère le personnage d’insoumise de Freddie qui apparaît en femme fatale à la Irma Vep dans la deuxième partie et que l’on retrouve négociatrice infiltrée dans la culture coréenne pour le compte d’un marchand d’armes français dans la troisième.

Un observateur lointain

Sous le destin de son personnage, le cinéaste retranscrit également sa propre expérience de Français débarqué en Corée en 2011 pour présenter son premier long métrage documentaire, Le Sommeil d’or, au festival de Busan. Accompagné d’une amie française ayant été adoptée en France, il a assisté lors de ce séjour à un déjeuner proche de la première rencontre entre Freddie et sa famille. Le souvenir de cette rencontre au cours de laquelle des sentiments vifs se heurtaient aux incompréhensions a constitué la scène originelle de l’écriture et s’est mêlée à des récits faits lors du casting ainsi qu’à son propre vécu de Français d’origine cambodgienne qui a découvert le pays de ses parents à seulement vingt ans.

Freddie se métamorphose parce qu’elle est un personnage composite, nourri de témoignages divers, au sein d’un cinéma incarné par des acteurs le plus souvent non professionnels concernés personnellement. Dans sa volonté d’aller à l’encontre d’une représentation policée et soumise de la femme asiatique, le film, largement réécrit à quatre mains avec son interprète parce qu’elle est personnage qui peine à aimer, à s’attacher, mais aussi parce qu’elle est une émanation de cinéma que le film revendique comme telle.

Un soir, Freddie rentre à sa chambre accompagnée d’un homme et trouve son père biologique ivre qui l’attend devant son hôtel, la suppliant de lui témoigner de l’affection. Elle se montre dure avec lui et insiste auprès de sa logeuse pour qu’il arrête de se répandre ainsi. « C’est la manière des hommes coréens », lui répondra celle-ci, résignée. De fait, ce type d’homme nous est familier : larmoyant et noyé d’alcool, il s’échine à récupérer une fille trop belle et trop jeune pour lui qu’il a trompée ou abandonnée. Nous l’avons rencontré souvent dans les premiers films du cinéaste Hong Sang-soo.

En accompagnant sa protagoniste dans des situations qu’il n’a pas vécues personnellement, Davy Chou les interprète en revisitant ses références asiatiques : les travellings indolents dans les séquences de fête convoquent des souvenirs du taïwanais Hou Hsiao-hsien, la confusion entre rêve et réalité rappellent le cinéma de Lee Chang-dong ou les discussions entre père et fille des films familiaux de Kore-eda Hirokazu. Retour à Séoul navigue ainsi entre deux extrêmes quasi contradictoires : des figures alimentées par des témoignages vécus qui fabriquent un personnage qui embrasserait tous les possibles cinématographiques.

Le caméo de Régine Vial en mère adoptive aperçue en visio ajoute une couche méta au récit. Distributrice de Diamond Island, premier long métrage de fiction de Davy Chou, elle a l’éminente charge de veiller sur le catalogue précieux des films du Losange, trésor de l’histoire du cinéma et incarne l’identité française d’un film tourné en territoire étranger par un cinéaste qui ne comprend pas le coréen.

Ces retours à Séoul successifs, ce sont aussi ceux du cinéaste qui navigue, comme son personnage, dans une équipe à double culture et se plaît à faire endosser à son actrice tous les rôles, elle qui n’en a joué aucun. Plasticienne, Park Ji min n’a jamais souhaité être comédienne. Elle est avant tout un corps plein d’énergie qui entraîne la caméra ou bouleverse la dynamique des scènes.

Lors de son premier soir à Séoul, elle boit un verre avec sa logeuse, francophone et de son âge, et un de ses amis. Au milieu de leur discussion, Freddie se lève, attrape vigoureusement des bouteilles de soju dans un frigo et s’installe à la table de trois garçons inconnus auprès desquels elle se présente et s’impose joyeusement, invitant ensuite à leur table l’ensemble des clients du bar. En filmant la naissance de son actrice, Davy Chou semble aussi constater avec délectation combien sa comédienne est en train de dynamiter son film et d’en prendre le pouvoir.

D’une partie à l’autre, on pourrait même peiner à la reconnaître physiquement. À travers les métamorphoses de sa silhouette, de son entourage, c’est aussi son visage, ses expressions, sa façon même de parler qui va du cri au chuchotement. L’actrice performe tous les registres. Le personnage essaie tous les rôles dans ce pays qui a été sa fiction pendant son enfance et sa jeunesse.

Déchiffrer à vue

Retour à Séoul rend compte d’une aporie de la parole dans une situation d’incompréhension entre ces êtres désunis par l’histoire, la culture et la langue. Seule la dernière scène montre, fût-ce par le truchement d’un traducteur automatique, un balbutiement de sentiments à l’unisson. Davy Chou joue des ruptures de ton dans les scènes dialoguées, mais se montre à l’écoute des silences qui s’imposent entre ces personnes qui ont si peu à se dire.

En date Tinder avec André (Louis do de Lencquesaing), Freddie lui demande s’il entend cette musique qui vient de l’intérieur. Il l’entend… La vibration du personnage passe par sa sensibilité à la musique qui l’entoure. Plus que par ses paroles contradictoires, Freddie s’exprime par les mouvements de son corps et par la danse qui l’anime dans une bande son éclectique composée avec chic.

Le film cherche dans ses ruptures de ton une rythmique, et adopte comme principe directeur la méthode du déchiffrage musical que Freddie explique dans la deuxième scène du film et met en œuvre dans le dernier plan. Il faut interpréter les signes, sauter dans le vide, prendre des risques. Alors, les notes éparses deviennent mélodie. À chacun de l’entendre.

Retour à Séoul de Davy Chou, en salle le mercredi 25 janvier.


Rayonnages

CultureCinéma