Les non-dupes errent (reboot) – sur Trois femmes disparaissent d’Hélène Frappat
Trois femmes disparaissent suit trois générations d’actrices aux prises avec la cruauté. Cela les rend-il puissantes ? Pas vraiment, sauf si la fuite, sauf si « quitter la scène » est un « exploit ». Il y a d’abord Tippi Hedren, héroïne des Oiseaux (1963) et de Pas de printemps pour Marnie (1964). Elle est harcelée par Hitchcock qui tente de la violer, la tient captive d’un contrat et de ses caprices. On connaît les horreurs du tournage des Oiseaux, comment la star faillit entre autres perdre un œil sous un coup de bec. Hitchcock s’étoffe au fil du livre du « ventre énorme d’un porc. » Puis il y a la fille de Hedren, Melanie Griffith, mise en danger par sa mère quand celle-ci installe leur foyer dans un ranch d’animaux sauvages.
Hedren est mariée au producteur-réalisateur Noel Marshall, le couple tourne Roar (1981) avec leurs fauves et leurs enfants (Melanie donc, ainsi que John et Jerry Marshall). Le film affiche soixante-dix blessés ; il restera dans les annales du bizarre. La jeune Griffiths doit se faire recoudre le visage, sa mère lui a pris un abonnement chez un chirurgien esthétique. Enfin, un quart de siècle plus tard, il y a la petite-fille, Dakota Johnson, qui devient « soumise » de fiction dans la trilogie cinématographique (2015-2018) adaptée de Cinquante nuances de Grey.
Hélène Frappat déroule les témoignages, les extraits d’entretiens, les mémoires de Hedren, pioche dans sa vaste bibliothèque. C’est la non-fiction narrative à son meilleur degré. Elle tisse ensemble les brins de chaque histoire pour en faire un seul récit, où les destins des trois femmes s’emboîtent. Ce que Tippi fait vivre à sa fille sur le tournage de Roar n’est-il pas une redite de ce qu’elle a vécu sur celui des Oiseaux ? Vers la fin du livre, Frappat a une seconde « révélation : Cinquante nuances de Grey est le remake du tournage de Marnie et des Oiseaux ! »
Autre bégaiement inconscient : Hitchcock avait emprunté le nom de la fille de Hedren pour le rôle de celle-ci (Melanie Daniels) ; Melanie Griffith avouera dans une interview télévisée avoir « volé » le prénom indien de Dakota comme le réalisateur-tortionnaire avait volé le sien : « cette amie qui travaille pour nous, Diane, avait choisi ce prénom pour son futur enfant qu’elle n’avait pas encore eu. Alors on lui a volé ce prénom, si bien qu’elle a dû appeler son fils Jackson, parce qu’on avait pris Dakota ! »
« La corde » (père)
C’est le moment de rappeler que l’étymologie du mot « complot » l’assimile à « pelote » (qui a donné plot en anglais, l’intrigue). Un des sens premiers de com-peloter serait ainsi « mettre ensemble des petits bouts de cordelettes très serrées » pour en faire une pelote « recouverte de peau ». Le linguiste Pierre Guiraud, auteur de cette étymologie, retient trois sèmes : assemblé, serré et caché. Et puisque nous voilà engagé·e·s dans un monde fractal, il faut aussi se remémorer l’étude qu’Hélène Frappat consacrait il y a un peu plus de vingt ans au cinéaste Jacques Rivette, intitulée Jacques Rivette, secret compris. Cet essai s’ouvrait sur une citation de Jean Paulhan : « Un livre peut-il être l’équivalent d’une initiation, secret compris ? » Elle achevait sa préface par ce constat : « Si le secret n’est pas révélé, il va nous transmettre un savoir. (…) Je n’ai pas compris le secret de Jacques Rivette, mais son œuvre m’a transmis un savoir. »
Le secret, comme on sait, est toujours peu ou prou un secret de l’origine. Secret de famille, de la transmission. Secret domestique où est engagée la domus, l’ensemble des personnes vivant sous un même toit (par exemple : vous êtes le fils de la bonne et non de votre mère, c’est un secret). En ce sens le secret est une structure, un ensemble de rapports, une maison : il ne peut être dévoilé sans s’effondrer sur lui-même. On peut bien dire le secret, mais dans le temps qu’on le révèle, il disparaît : « ce n’était donc que cela ? ».
Le secret révélé, au mieux, engendre une déflagration (mentale, physique, sociale), un désassemblage. Mais comme l’écrit Frappat, non révélé, il continue de produire de la structure et une forme de « savoir », c’est-à-dire une capacité à questionner les rapports, un pouvoir heuristique. Le secret est donc un des outils naturels de l’initiation. La conspiration, de ce point de vue, si chère à Rivette, serait un secret sans rien de caché, ou une initiation infinie. Tout fait sens, on se met ensemble (on « respire ensemble », littéralement) pour décrypter les signes : il n’y a que de la circulation, il n’y a pas de point d’arrêt.
« Complot de famille » (mère)
Trois femmes disparaissent est un secret et une initiation heuristique : une structure où se tiennent trois femmes, et dont on ne peut rien déplier sans détruire l’édifice. Mais ce qui importe, on l’a vu, est moins le secret que l’initiation elle-même. Dans le même essai sur Rivette, Hélène Frappat analysait ainsi ce qui lie ce réalisateur à l’écrivain Henry James : « l’enfant est la proie tragique d’un sacrifice. Il est sacrifié à la perversité des femmes, à l’inaction complice des hommes, aux complots qui se sont forgés avant lui, aux fautes d’avant sa naissance. Que veut une femme ? Oublier sa fille ». Ne pourrait-on appliquer cela à Tippi-Melanie-Dakota ?
Henry James est aussi cité dans Trois femmes disparaissent pour cette remarque à propos de l’univers de Robert Louis Stevenson : chez ce dernier, « les femmes ne sont rien d’autre que des petites filles qui ont grandi ». (Dans Jacques Rivette, secret compris : « Ce pouvoir d’empêcher une femme de vieillir porte un nom : la mélancolie ».) Le regard masculin fabrique des matriochkas : « Chaque génération de femme est-elle condamnée à devenir la version dégradée de la précédente ? » demande Trois femmes disparaissent. « Toute fille est-elle le remake décevant de sa mère ? Et la mère, la copie imparfaite de l’autre femme qui la hante ? » L’essai sur Rivette concluait à propos du complot : « le pire des complots est celui par lequel l’homme fait croire à la femme que « Toutes les femmes sont folles » ».
Mais, se dit-on, ce que les mères font aux filles avec « l’inaction complice des hommes » (ou leur incitation active) est peut-être le secret principal de Trois femmes disparaissent, bien plus que le récit connu du sadisme de Hitchcock à l’encontre de Tippi Hedren : ce dernier servirait plutôt ici d’embrayeur et à la fois de cache. La plupart des livres de Frappat traitent du rapport des enfants, souvent filles, à leur mère, gigognes dans le « secret ». On pourrait tenter un florilège hasardeux et ambivalent :
– « Je reproche à ma mère d’avoir vécu toutes ces années à côté de ces secrets sans avoir cherché à les connaître. » (Par effraction, Allia, 2009)
– « … elle regardait le ciel (…) sans se souvenir que sa mère, autrefois, observait le même rituel. » (Inverno, Actes Sud, 2011)
– « Mother mother I am ill… Maman, pourquoi tu ne réponds pas ? » (Lady Hunt, Actes Sud, 2013). La comptine horrifique « Mother mother I am ill » (une enfant se voit refuser des soins) obsède Trois femmes disparaissent : Hitchcock l’utilise dans une séquence de Marnie, mais elle vient surtout qualifier les rapports de Melanie Griffiths à sa mère.
– « De mère en fille, la langue de la forêt et du fleuve se transmet. » (N’oublie pas de respirer, Actes Sud, 2014)
– « … le fleuve transmet des pouvoirs que la mère ne connaît pas. » (Le dernier fleuve, Actes Sud, 2019)
– « … je reconnaissais le visage de ma mère. De près le sosie se révélait une jeune actrice anglaise que mon beau-père avait grimée à la perfection afin de filmer son amour mort. » (Le Mont Fuji n’existe pas, Actes Sud, 2021).
Dans cette dernière citation, on trouvera évidemment un des brins de cordelette de Trois femmes disparaissent, puisqu’on y reconnaît le film Vertigo (1958), ainsi résumé pp. 112-113 : « Un homme force une copie à ressembler au portrait original qui n’a jamais existé — sinon sur la toile d’un tableau. Un homme force une femme vivante à devenir une actrice morte, pour pouvoir la posséder. Lorsqu’il pressent qu’elle n’est pas tout à fait morte, il la tue. »
« Une femme disparaît » (re-père)
On a beaucoup dit que l’écriture de Frappat était cinématographique, qu’elle se développait par montage de plans, à partir de photographies, fragments : son premier texte, Sous réserve (Allia, 2004), proposait ainsi, déroulant le visionnage d’une caisse de films de famille trouvée aux puces, « que le vrai devienne affaire de style ». La morale est affaire de travellings (Luc Moullet). Le primat est donné au regard, mais quel regard ? Pour maîtriser le genre non-fiction créative, l’auteure a pris la solution la plus évidente : se présenter comme « la détective » et mener l’enquête.
Elle s’affuble pour cela de l’imperméable et de la fausse imbécillité de l’inspecteur Columbo (celui qui ne voyage pas, prétend peu connaître et à la fois, écrit-elle, « dissimule sa rage contre les puissants qu’il finit toujours par enfermer »). On pourrait noter qu’une des caractéristiques de Columbo est aussi qu’il ne parle de lui-même qu’en rapportant ce que sa « femme » dit de lui – femme tellement fantôme qu’elle semble être une fiction utile –, rejouant autrement le ventriloquage des femmes par les hommes.
Il faudrait d’ailleurs rappeler que l’imperméable flottant est un des attributs du père dans Lady Hunt. Mais surtout, note Frappat, « L’interprète de Columbo, Peter Falk, a perdu un œil lors de l’ablation de la tumeur qu’il a subie enfant. » Voilà qui résonne avec une des thématiques de Trois femmes disparaissent : l’iris (de l’œil), qui est aussi le prénom de la détective du film de Hitchcock Une femme disparaît et un des mots de passe du remake de Suspiria (2018) dont Dakota Johnson est l’héroïne : « Le secret, c’est iris ». Il y a un œil crevé, ou renversé, pour passer du male gaze au « matriarcat satanique » sans homme de Suspiria, c’est-à-dire à la revanche humiliée de Dakota sur sa mère et sa grand-mère : « Pourquoi Tippi, Melanie et Dakota n’ont-elles d’autre choix qu’entre proie d’un oiseau, ou oiseau de proie ?, demande la détective. » Parce qu’on ne fait pas d’hamlet sans casser d’œil (voilà le sens de « disparaissent »), est-on évidemment tenté de répondre.
Sauf qu’à casser l’œil du père, c’est surtout la fille qu’on fait disparaître (cf. N’oublie pas de respirer, sur le suicide du père). Au premier tiers du livre, Frappat fait intervenir une pièce de Sir James Matthew Barrie (l’auteur de Peter Pan) intitulée Mary Rose (1920). Marie-Rose, note-t-elle, est aussi le prénom de sa mère morte. On sait que cette pièce hante l’œuvre de Hitchcock, qui rêvait de la porter à l’écran. « C’est l’histoire d’une petite fille qui disparaît sur une île d’Écosse. Durant le laps de temps où son père la quitte des yeux, Mary Rose se volatilise. » (Note : ce sont aussi les éléments structurants de Lady Hunt). Elle réapparaît vingt jours plus tard, sans aucun souvenir de ce temps passé ni de son absence. Elle se marie, puis fait disparaître son mari et son enfant qu’elle « oublie » l’un et l’autre en disparaissant à nouveau. Mary et Rose vont en bateau.
« Sans colère, aucune enquête n’aboutit. C’est comme ça chaque fois, remarque la détective. Aussitôt l’énigme résolue, la colère se dissipe. » Le secret n’était donc que cela ? Pour sortir de l’aporie spéculaire père-fille, sans doute faudra-t-il aller vers un autre des schèmes récurrents de l’œuvre de Frappat. Dans Lady Hunt, le poème de Tennyson « La Dame de Shalott » sert de fil conducteur. Sur son île, la Dame tisse des visions qui apparaissent dans son miroir : « « Je suis à moitié malade d’ombres », disait La Dame de Shalott. » Maudite, dérivant sur une barque, elle meurt d’avoir regardé Lancelot. « Mais Lancelot rêva un instant ; Il dit, « Elle a un beau visage » », la ressuscitant par la fiction.
La clé, c’est peut-être alors le rêve, tel celui d’Agatha Christie rapporté p. 153 (« J’entre dans le jour, dans le rêve… »), lors de sa célèbre et mystérieuse disparition de décembre 1926 : « Je ne me souviens de rien, dit Agatha, lorsque la fugue s’achève » (son mari venait de la quitter pour une autre et elle signait durant son évasion du nom de sa rivale). « Les fugueuses sont-elles anonymes ? » demande la première page de Trois femmes disparaissent. Non, mais en rêve, elles n’ont plus le nom du père.
Hélène Frappat, Trois femmes disparaissent, Actes Sud, janvier 2023.