Théâtre

Vos souvenirs sont notre avenir – à propos de France-Fantôme de Tiphaine Raffier

Critique

Avec France-Fantôme, Tiphaine Raffier nous entraîne dans un genre peu exploré au théâtre, art de la présence et du présent par excellence : la science-fiction. Ce pas de côté par l’anticipation pour mieux parler du réel est un défi sur les planches, et si l’on salue l’audace de la démarche le résultat manque parfois de précision.

En juin dernier, Amazon annonçait être en mesure de reproduire n’importe quelle voix humaine. Pour ce faire, il suffisait seulement d’une minute d’enregistrement de haute qualité pour que son assistant vocal, Alexa, puisse imiter les vivants… et les morts. Incapable d’ « éliminer la douleur de la perte, elle peut certainement faire durer les souvenirs », commenta le scientifique en chef de la succursale d’Amazon. Un service « après-mort » sera peut-être proposé prochainement, comme dans le premier épisode de la seconde saison de Black Mirror, tandis que les transhumanistes entendent de leur côté réaliser et investir un vieux rêve : atteindre l’immortalité.

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Ray Kurzweil, le principal fondateur de l’Université de la Singularité[1], est persuadé que la mort sera vaincue à l’horizon 2030, lorsque nous pourrons transférer nos données dans des machines. L’entreprise NeuraLink, fondée par Elon Musk, a pour mission d’élaborer une connexion directe entre le cerveau humain et les ordinateurs, grâce à des électrodes dans le cortex cérébral. Si son utilisation se veut d’abord médicale, ce type de produits pourrait être ensuite généralisé et ainsi nous transformer en cyborgs….

Dans France-Fantôme, Tiphaine Raffier nous plonge dans un univers où Ray Kuzvweil est devenu le premier homme à être revenu sous une nouvelle enveloppe, à avoir été « rappelé », d’après le jargon en vigueur dans la fiction. Si un de ses précédents spectacles, Dans le nom, abordait le mystère de l’Annonciation, France-Fantôme prend comme point de départ l’autre grand mythe christique : la Résurrection. Une puissante firme française, Recall them corp, a transformé cette dernière en un business, et comme pour les Chrétiens la salvation de leur âme, la résurrection se prépare tout au long de la vie : les consommateurs sont invités à « décharger » quotidiennement leurs souvenirs à travers le Démémoriel en échange d’une rémunération, radicalisant le commerce de nos données qui a déjà cours, pour être ensuite stockés de façon hautement sécurisée dans des fonds sous-marins au large de l’île de la Réunion.

Véronique, professeure de littérature, ne se sent pas à son aise dans ce XXIIe siècle et ce pays, où la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » a laissé place à « Laïcité Sécurité Immortalité. » On y lit Proust dans sa version light et on s’y moque cyniquement de l’immortalité atteinte par l’art et de l’art tout court, car si Dieu est mort, et si la mort elle-même a disparu, à quoi sert-il ? Véronique émet des doutes sur l’idéologie en vigueur. Pourtant quand l’amour de sa vie, Sam, disparaît, victime d’un attentat de la part des « Pro-Death », elle cède, inconsolable : elle décide de « rappeler » son mari. Ce dernier revient donc dans un nouveau corps, considéré comme un simple réceptacle mécanique où l’on transférerait ses souvenirs. Les choses s’avèrent néanmoins plus compliquées  que prévu et le spectacle repose alors à nouveaux frais un problème philosophique classique – suis-je un corps ou ai-je un corps ?

Dans un groupe de parole mimant celui des alcooliques anonymes, organisé pour « les Rappelés » qui éprouvent des difficultés à s’intégrer dans leurs nouvelles enveloppes comme dans la société, la réflexion prend une tournure cocasse : Dominique, « rappelée » dans une enveloppe menue de jeune femme asiatique, endure l’héritage d’une tradition coloniale dont elle se sent pourtant éloignée, elle est en désaccord avec ce corps qui renvoie l’image exotique d’une « petite poupée parfaite ». Noé, passionné de faïence et de porcelaine, dégage désormais une impression « rabelaisienne », « mortellement paysanne », qui induit un comportement de la part des autres à son égard qui lui déplaît : tape dans le dos virile, assiette remplie plus que nécessaire à la cantine… On leur suggère alors de porter une « soie » de transition, à savoir un voile couvrant cette tête qu’iels n’ont pas choisie, le temps de s’habituer à cette nouvelle peau, ce « soi » dans lequel iels ont transitionné.

Plus encore, pour éviter d’enrayer le processus, les Rappelés sont privés de visage : la société de la Neuvième Révolution Scopique a poussé l’iconoclasme à son paroxysme. Les membres du cercle entonnent, avant chaque séance, un chant propagandiste en canon rappelant d’une part les différentes étapes de la représentation, pour en donner d’autre part l’envers et le négatif, à savoir une définition pour le moins dépréciative, l’envers et le négatif (« Art paléolithique = Début du cauchemar », « Photographie = Empreintes funèbres », « Cinématographe = Mort en mouvement »). Pas de photo, pas de dessin, toute icône est bannie, reléguée à une pratique mortifère. Sur l’écran au-dessus de la scène, la caméra retranscrit donc des êtres défigurés. À la place des visages filmés, des tâches en mouvement évoquent les faces réduites à des magmas de couleurs peintes par Bacon ou Adrian Ghenie.

La démarche de Recall them corp semble radicaliser et détourner ce que Guattari et Deleuze défendaient de façon provocatrice dans le chapitre « visagéité » de Mille Plateaux. Prenant le contre-pied de Levinas qui voyait le visage comme le lieu de la transcendance, ils y critiquaient le visage comme outrageusement conquérant, non pas producteur de la singularité mais au contraire de conformités, d’une régulation du sens (chacun aurait le visage de sa langue, de sa profession, de sa classe sociale), alimentant racisme et ethnocentrisme. « Si l’homme a un destin », ce sera plutôt, alors, « d’échapper au visage »…Mais dans le spectacle, le visage échappe et donc obsède, et retrouver celui de l’être aimé devient la quête de Véronique.

Avec France-Fantôme, Tiphaine Raffier propose un face à face avec notre époque en poussant les curseurs, elle nous entraîne dans un genre peu exploré au théâtre, art de la présence et du présent par excellence, à savoir la science-fiction. L’univers qu’elle déploie évoque une forme de rétro-futurisme et prend le contrepied de la miniaturisation technologique : les machines y réalisent des prouesses qui sont encore aujourd’hui impossibles, mais elles sont imposantes et désuètes. Un tel hiatus exemplifie que d’autres rêves technophiles, on songe par exemple au Métavers, actuellement présenté comme « l’avenir-déjà-là », sont en réalité de vieilles idées recyclées, déjà périmées. Cette friction entre high tech et décorum vintage est ici redoublée par le mélange des tons, où le trivial voisine le sublime : ainsi, le to be or not to be métaphysique des mortels devient un burlesque « cake ou guacamole ? » à l’ère de la réincarnation.

France-Fantôme cherche à trop boucler jusqu’à devenir laborieux, souffrant d’un trop-plein d’informations et de codes à intégrer pour le public.

Ce pas de côté par l’anticipation pour mieux parler du réel est un défi sur les planches, et si l’on salue l’audace de la démarche le résultat manque parfois de précision, notamment lors des scènes où Véronique remonte le fil du temps. Aimant à brouiller les pistes, cherchant à créer des points de tension, Tiphaine Raffier désoriente aussi avec son propos sur le théâtre, art de l’incarnation et de la résurrection quotidienne défendu fermement par les partisans de la 9e Révolution Scopique mais dont l’essence-même – l’éphémère – contrevient aux préceptes de cette société où tout est enregistré et sauvegardé.

La représentation à laquelle nous assistons est présentée comme un outil de formation dans la fiction pour mieux le retourner dans la salle en vecteur critique. Le spectacle est ainsi scandé par les publicités au design suranné, assénant « Ad vitam, la meilleure mutuelle pour votre résurrection », mais l’histoire en elle-même de Véronique, son cheminement vers l’acceptation de sa mortalité, paraît s’opposer au projet commercial et politique défendu par l’entreprise Recall them corp. Cherchant à faire tenir ensemble trop de fils, le propos (s’)embrouille sans gagner en complexité.

Précisons que l’on regarde France-Fantôme hanté par un spectre : celui de La Réponse des hommes, impressionnant spectacle que Tiphaine Raffier nous offrait l’an passé. Bien que présenté après à cause de la pandémie, France-Fantôme a été créé avant La Réponse des hommes, et il est passionnant alors de voir combien il contient en puissance tout ce qui sera ciselé dans La Réponse des hommes. On y trouve le même intérêt pour les discours, ceux des conférenciers comme ceux des rebelles, les rondes a capella, les cercles de parole, la fête qui dérape, les confessions face caméra, le poids des dilemmes, la volonté d’interroger notre monde par des séries d’écart. Mais là où La Réponse des hommes offrait une mise en scène architectonique, à la fois maîtrisée et lacunaire, France-Fantôme cherche à trop boucler jusqu’à devenir laborieux, souffrant d’un trop-plein d’informations et de codes à intégrer pour le public, et pêche par sa tendance au mélodrame.

On assiste, rétrospectivement, à la naissance d’un style. On prend de facto la mesure du travail de maturation entre les deux spectacles, ce qui est d’autant plus visible qu’on y retrouve certains acteurs, et par conséquent la façon dont on aboutit à une grande œuvre : dans ce cas, par opérations d’affinage et d’épuration, dans la scénographie, l’écriture comme la chorégraphie de l’ensemble. L’inquiétante étrangeté s’épaissit et densifie le propos. On a envie alors d’appliquer la « politique des auteurs » inventée par François Truffaut au travail de Tiphaine Raffier.

Dans une série d’articles publiés dans Les Cahiers du cinéma, le critique et réalisateur proclamait cette stratégie d’intervention pour défendre systématiquement les films d’artistes élus, où l’on voyait immanquablement se déployer une singularité, même si ces créations pouvaient parfois être considérées comme plus mineures ou moins réussies. Plus que le soutien aveugle jusqu’à la mauvaise foi d’un ou une artiste, cette « politique des auteurs » telle que je l’entends de mon côté, aurait le mérite de replacer des œuvres au sein plus largement d’une Œuvre, en affirmant que celle-ci a besoin de temps, de tentatives, de tâtonnements pour s’épanouir et porter ses fruits.

Toujours est-il que le pire n’est pas toujours sûr, l’avenir jamais écrit, et l’on se réjouit ce que La Femme coupée en deux nous prépare pour la suite.

France-Fantôme de Tiphaine Raffier au théâtre des Amandiers-Nanterre jusqu’au 4 février, à Sartrouville le 9 février et à Villeurbanne du 31 mars 2023 au 4 avril 2023.


[1] Cette « communauté » incarne la quintessence de la Silicon Valley ; son objectif est de former les étudiants, gouvernements et entreprises aux bienfaits des nouvelles technologies.

Ysé Sorel

Critique

Notes

[1] Cette « communauté » incarne la quintessence de la Silicon Valley ; son objectif est de former les étudiants, gouvernements et entreprises aux bienfaits des nouvelles technologies.