Littérature

Pour saluer encore Melville – à propos de la traduction de ses Poésies

Écrivain

L’auteur de Moby Dick n’avait jamais eu le droit à une traduction française complète de son œuvre poétique. Voilà l’affront réparé avec la parution de ses Poésies aux éditions Unes, auxquelles ne manque que le poème épique Clarel. Celles-ci confirment, des soixante-douze Tableaux de la guerre de Sécession jusqu’à Parthénope, passionnante tentative de fiction romanesque et poétique, combien Melville mérite, aux côtés de Walt Whitman et d’Emily Dickinson, sa place au firmament de la poésie américaine.

Melville trône tout en haut de notre petit panthéon autant par la bénédiction des livres qu’il a écrits que par la malédiction qui lui aura collé à la peau. Il est bon de le rappeler. Aujourd’hui, la parution de l’intégralité de ses poèmes – à l’exception de Clarel – suffit à en faire un événement éditorial.

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Pour saluer Melville est un bref et magnifique récit de Giono. On y voit un Melville « d’un mètre quatre-vingt-trois, avec soixante-sept centimètres d’épaules », on le découvre la tête embaumée et on admire pourquoi « j’aimais beaucoup la tendresse timide de son cœur forcené ». Giono l’envisage comme une sorte de postface à Moby Dick, dont il vient d’achever avec Joan Smith et son ami Lucien Jacques la première traduction en français. Et il l’écrit à sa sortie du fort Saint-Nicolas où il a été emprisonné quelques semaines pour des écrits d’un pacifisme dissonant et malvenu. C’était en novembre 1939, la guerre avait recommencé en Europe avec ses logiques désastreuses, ses visées impérialistes et sa part de poker menteur.

Bien entendu, on doit aussi saluer la traduction de Thierry Gillybœuf, la joyeuse énergie qu’il fallut pour batailler avec la nappe des mots et les assonances. Ses trente pages d’introduction constituent une excellente présentation qui nous mène au bord du plongeoir pour sauter dans le grand bain. Elles donnent également une idée de la part respective du roman, de la nouvelle et de la poésie dans son œuvre et nous montrent ainsi que la poésie y a la part belle. Melville n’a rien d’un aimable poète du dimanche. Gillybœuf en fait même très justement le troisième volet d’un triptyque Whitman-Dickinson-Melville qui donne à la poésie américaine ses bases et rend d’autant plus étourdissant son renversement objectiviste au XXe siècle.

Tableaux et aspects de la guerre est le premier et long ensemble de poèmes de ces Poésies. Que ce volume paraisse alors qu’une guerre a commencé à nouveau en Europe tient du hasard mais ne laisse pas indifférent. Melville l’a dédié à la mémoire des morts tombés « avec dévouement » sous le drapeau de l’Union, donc à la mémoire des soldats nordistes. Il a écrit ces poèmes après la chute de Richmond, qui met un terme aux quatre années de la guerre de Sécession malgré l’assassinat de Lincoln la semaine suivante. Moins de cinq cents exemplaires seront vendus en deux ans. Il n’a plus le choix, il décroche le poste d’inspecteur des Douanes à New York qui sera pendant vingt ans son gagne-pain.

En préambule, Melville signale qu’il s’agit de poèmes d’humeur ou de circonstance et qu’il s’est « contenté de poser une lyre à la fenêtre ». Ce geste n’est pas sans évoquer la formule du roman comme « miroir qui se promène sur une grande route », même si, le miroir, c’est plutôt Whitman qui l’a promené, comme on le voit par la magie de ses Specimen days.

Le premier poème, présenté comme un « présage », renvoie à la pendaison de John Brown, l’abolitionniste. Il se compose de quatorze vers (deux fois sept et non pas un sonnet), tous splendides et demeurés si justes (si précis). Les soixante et onze autres poèmes sont plus ou moins longs et se rapportent à une grande diversité de lieux et de situations. Certains sont doués d’une puissance narrative époustouflante liée aux grands noms des batailles ou – aussi bien – à d’autres noms moins connus. Les batailles navales sont l’occasion d’évoquer l’ombre d’un baleinier et la mémoire de nombreux navires comme le Téméraire que Turner avait peint pour son dernier voyage et que Melville avait dû voir lors de son voyage à Londres.  

Tout s’y manifeste, les tempêtes, l’effroi, le silence, les clameurs, les figures bibliques, des adages iroquois, le fleuve du Temps, l’herbe, la mitraille, les bulletins de l’armée, les azurs, les bannières, les forêts qui sont à la fois la forêt primaire américaine et la grande forêt épaisse et mouvementée de Shakespeare, les casquettes étoilées, une partie de baseball, et, dans tout ça, on relève déjà quelques vers incroyables que nous ne sommes pas prêts d’oublier – « et le ciel comme un drap de plomb ».

Le départ à la guerre donne lieu à une entrée en matière retentissante. Les recrues partent la fleur au fusil, tels des « cueilleurs de baies en goguette », mais avant même la fin du poème ils seront morts. Au passage, un vers résume crûment la question : « Qui donc ici prévoit l’événement ? ».

On n’en finirait pas de lire ces poèmes qui vous happent avec leur mélange d’archaïsme et de modernité, de nature et de civilisation.

Au fil des pages, il faut lire in extenso ce long et somptueux « Donelson » qui est aussi un poème d’hiver. Il y a encore ce requiem, consacré au village de Shiloh, dans le sud-ouest du Tennessee, où eut lieu, en avril 1862, une des batailles les plus sanglantes ; on y voit et entend un champ, des hirondelles, le silence (‘shiloh’, ‘swallow’, ‘low’), des morts et des mourants. Ailleurs, il y a un bois avec de ormes ou un pré ou des berges, l’immensité du territoire américain.

La dimension politique ne fait pas mystère. Ainsi « Le vainqueur d’Antietam », à savoir le général McClellan, lui rend hommage. Une note de Melville met le poème en perspective, sans s’étendre sur ce qui va de soi pour ses lecteurs (potentiels), à savoir une bataille meurtrière au cours de laquelle le général aurait temporisé, afin d’épargner ses hommes, mais aurait ainsi offert aux armées sudistes la possibilité de se replier ; Lincoln n’avait pas hésité à le dénigrer, « à tort », et l’avait relevé de son commandement ; puis il avait battu à plate couture McClellan devenu son rival du parti démocrate  lors de l’élection présidentielle, prenant sa revanche sur celui qui l’avait traité de gorille et de babouin « bien intentionné ».

Le poème est au vocatif, comme une adresse au général, adulé par ses soldats, sensibles au soin qu’il prenait de la troupe, et son nom revient treize fois. La dernière strophe contribue encore à donner à ces vers un caractère assez exceptionnel, quand les camarades de combat dont les rangs ont été décimés « se retrouvent autour de la table et regardent tristement / Les places vides, ils rendent aux morts / L’hommage qui leur est dû – et à toi ! »

Tout nordiste qu’il fut, Melville consacre un poème au général sudiste Jackson, surnommé Stonewall parce qu’il n’avait pas plus bougé qu’un mur de pierre lors de la première bataille de Manassas. Il a beau avoir incarné le Mal, la poésie est en droit de lui accorder la postérité quand bien même le poème se clôt par cette réserve exquise : « Il ne nous appartient pas d’offrir de couronne funéraire ». Ce qui est plus subtil encore, c’est le poème suivant – le même titre, le même sujet, mais « Attribué à un Virginien », qui lui rend grâce, en quelque sorte librement, des qualités militaires et humaines qui étaient les siennes, dans la neige fondue et parmi les blés, à travers les questions infinies que la guerre suscite.

Une note de sa main montre la multitude des mondes qu’il brasse ; c’est une citation de Froissart, donc des Chroniques sur la guerre de Cent Ans à la fin du XIVe siècle : « Je n’ose décrire ni raconter les horribles faits et inconvenables qu’ils faisaient ». Il la met en rapport avec la conduite de cette guerre à laquelle il assiste, même de loin, et qui le désole.

On n’en finirait pas de lire ces poèmes qui vous happent avec leur mélange d’archaïsme et de modernité, de nature et de civilisation, de détails, de noms propres qui ne nous disent pas forcément grand-chose, d’abstractions et de sensations d’une humanité increvable. Une note encore, à propos de la bataille de Chattanooga, m’émerveille : « Bien qu’on fût en novembre, on eût davantage dit une journée d’octobre ».

Une méditation a été choisie comme dernier des soixante-douze Tableaux. C’est le point de vue d’un soldat nordiste lors des funérailles de deux de ses cousins, un dans chaque camp, morts de leurs blessures dans les derniers jours du conflit. On est simplement entre braves, l’heure est à la miséricorde, mieux, à la concorde. Si la fin de la guerre correspond à la victoire d’un camp et à la défaite de l’autre, elle est tout sauf un triomphe. Toutefois, elle obéit à un certain sens de l’Histoire ; le poème « La reddition à Appomattox » salue ainsi « le terrain gagné par la Liberté ».

Enfin, toute l’après-guerre occupe une place importante, d’abord par la litanie des morts ; que ce soit l’obscur Daniel Drouth (« Puisse sa tombe rester verte ») ou les soldats du Maine venus de leur pays de sapins et fauchés en Louisiane (« le pays / De la figue et de l’orange, de la canne et du citron »), simples tombes ou monuments ou mémoriaux, avec ou sans inscription.

Quant aux vivants, la question est : comment recommencer à vivre, notamment après la dissolution des armées commémorée dans « Aurore boréale ». Melville y revient en une dizaine de pages tout à la fin, a posteriori, un an après la reddition mais « les événements – écrit-il avec une intuition judicieuse de l’Histoire – n’ont pas encore atteint leur terme », et il est à deux doigts de nous dispenser une leçon de politique.

Comment recommencer à vivre ? Sans doute fallait il n’y avoir jamais tout à fait renoncé – même au cœur des ténèbres. Dès le troisième poème, nous pouvions lire : « À présent sauve toi / Toi qui voudrais reconstruire le monde en fleurs ».

On retrouve dans la dédicace et dans les premières pages du John Marr la virtuosité du romancier avec l’étendue des paysages marins et l’apparition des fantômes des morts.

John Marr et autres marins, Timoléon etc., Herbes folles et sauvageons, Parthénope composent l’autre moitié du livre. Le changement de registre est complet. Il l’est même à chaque fois. Ce qui ne change pas, c’est le silence qui entoure ces deux plaquettes tirées à vingt-cinq exemplaires et ces recueils de poèmes restés dans ses tiroirs au 104 Est 26e Rue.

D’abord parce que l’on retrouve dans la dédicace et dans les premières pages du John Marr la virtuosité du romancier avec l’étendue des paysages marins et l’apparition des fantômes des morts. Dès le premier poème, « Bridegroom Dick », nous entrons dans le royaume des souvenirs, de la nostalgie des traversées et des équipages, de la jeunesse qui demeurerait le meilleur de nous-mêmes, des paradis toujours perdus, nous écoutons des histoires qu’on se racontait à bord et qu’on se raconte maintenant à quai, c’est le moins, à sa femme, prise à témoin de ce qui fut glorieux, nous sommes ainsi bercés, parfois un peu secoués, par le roulis jusqu’aux trois dernières strophes assez bouleversantes, ramassées entre l’injonction amoureuse – « Là, là, tout doux, embrasse-moi comme au bon vieux temps » – et l’injonction voyageuse – « cargue tes voiles supérieures au perroquet ». La suite est à l’instar de ce premier portrait. Avec, en prime, de-ci de-là, requin, petits poissons pilotes d’azur, frégate, grésil, iceberg, toutes formes de vie qui combleront bientôt Jack London.

Timoléon nous transporte en Grèce ancienne et c’est une autre aventure, sans doute plus ardue, mais pourquoi pas. L’histoire est tirée de Plutarque et ne penche vers l’Amérique qu’au détour d’un morceau de ciel ou de l’espoir que cette Amérique restaure l’époque des Antonins (Trajan, Hadrien, Marc-Aurèle pour faire court) conçue comme « le faîte du destin ». En même temps, elle dessine en creux le portrait d’un homme incompris de son époque qui se retire avec toute la dignité possible et elle prend appui sur les choses vues lors des étapes d’un Grand Tour dans le bassin méditerranéen.

Dès les premières lignes de ses Herbes folles, on est traversé par une évidence. William Carlos Williams est passé par là. Le trèfle violet vaut pour l’asphodèle. Tout le premier paragraphe (en prose) est lumineux, les roses « de peu » dans le quatrième ne leur doivent rien. Elles disent, les unes et les autres, la pérennité de l’amour dans « cette ultime saison ». Tous les poèmes à la suite sont de la même trempe, ténue, légère, mais grave à l’occasion, pleine d’oiseaux, parfaites, une vraie ligne de faîte de la poésie, pour de bon. Où le poème Iris retrouve in fine les tableaux de la guerre, le mois de juin « vert et radieux » qui suit la reddition.

Parthénope est une tentative singulière, passionnante, une espèce de fiction à la fois romanesque et poétique en deux tableaux, si on peut dire. Le premier morceau part d’un Garibaldi désinvolte et se transforme en conversation entre peintres, et non des moindres, Michel-Ange, Velasquez, etc., autour de la notion de pittoresque, et c’est Jan Steen qui dit que « tout est peinture » et que – lui – ce sont les choses simples qui le motivent. Le deuxième morceau correspond à une après-midi en calèche dans les rues de Naples et sur le Pausilippe en compagnie d’un dénommé Jack Gentian qui lui donne une certaine légèreté. Il s’arrête net, sans que nous sachions pourquoi, sur une question sortie tout droit des limbes de Moby Dick : « pourquoi donc un catafalque pour conclure ? »

La frontière entre la poésie et la prose est mince. Melville le rappelle. L’histoire de Billy Budd et de ses différentes versions (poème puis prose) le confirme. Et si Mrs Melville n’avait escamoté le ma­nuscrit plein de repentirs dans un pot à biscuits en faïence, une génération de lecteurs n’en aurait pas été privée. Quant à Clarel, ce poème de dix-huit-mille vers qui relate son voyage en terre sainte, désabusé malgré les pyramides et le chameau, il avait bien été publié, mais à compte d’au­teur, les frais d’imprimerie payés par son oncle, les exemplaires brûlés dans l’incendie du dépôt. Éclairé à coup sûr par le commentaire d’Olson, il sera l’objet d’un deuxième volume de Poésies grâce à Thierry Gillyboeuf et aux Éditions Unes.

Quoi de neuf sur la guerre ? Il y a vingt ans, Robert Bober publiait ce merveilleux roman. Il n’y avait rien de neuf si on considère que « les larmes c’est [toujours] le seul stock qui ne s’épuise jamais ». Il y a quatre ans la remarquable Une histoire de la guerre, publiée sous la direction de Bruno Cabanes, signalait déjà la recrudescence des guerres et de leur nature meurtrière.

Nul doute que les poèmes qui composent Tableaux et aspects de la guerre ne soient le moteur et le combustible de ce livre, même si John Marr, les Herbes folles et Parthénope ont belle allure. Jean-Jacques Mayoux était optimiste, dans son Melville par lui-même de la collection « Écrivains de toujours », quand il imaginait que, douché par ses échecs, Melville « n’écrira plus que pour se plaire à lui-même, des vers ». Espérons-le, qu’il se soit plu, mais je ne suis pas sûr qu’il ait réussi quand on sait sa morosité foncière, la mort qui l’entoure de toutes parts, le peu d’empressement qu’il met à égayer la vie quotidienne malgré la bonté de Lizzie. À quoi ajouter sa sciatique et ses rhumatismes, les abîmes qu’il côtoie, la tête qui lui tombe à gauche et à droite comme il le lit dans une lettre de Balzac à Madame Hanska, une note de lecture où Giono a peut-être trouvé, autant qu’à Tai Pi, l’image de sa tête embaumée.

Herman Melville, Poésies, traduit de l’anglais (États-Unis) et préfacé par Thierry Gillybœuf, Éditions Unes, 592 p.


Bernard Chambaz

Écrivain, Poète

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