Littérature

L’Anthropocène à échelle intime – sur Nature, berce-le de Jean-Christophe Cavallin

Essayiste

À travers l’expérience d’un jeune garçon, le deuxième essai de Jean-Christophe Cavallin, Nature, berce le, tisse l’expérience traumatique la plus singulière aux expériences collectives en cours. La conscience de l’anthropocène surgirait le plus souvent d’une blessure intime ou d’une tragédie personnelle, qui fait éprouver dans la catastrophe qui vient l’expression déplacée d’un effondrement vécu.

En dix années la collection « Biophilia » s’est imposée comme un des lieux les plus décisifs de réinvention des formes de l’essai.

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C’est que cette collection fondée par Fabienne Raphoz prend acte de l’urgence de repenser nos attachements et nos enracinements à l’heure de l’anthropocène, pour intensifier notre attention envers la variété des formes de vie et dire les ressources existentielles à puiser dans les dynamismes du vivant.

C’est dans ce cadre que paraît le deuxième essai de Jean-Christophe Cavallin, après un premier volume, Valet noir, particulièrement remarqué. Il s’était agi pour lui de rappeler l’exigence de situer nos récits, c’est-à-dire d’inscrire les pratiques littéraires dans un lieu singulier, tissé au plus fin des manières de faire et de dire, au lieu d’une abstraction mondialisée.Valet noir inventait là une forme, tramant une puissante méditation à des éclats autobiographiques, et retrouvant par là un des traits du genre l’essai : se mettre à l’épreuve en mettant à l’épreuve les savoirs, faire l’expérience concrète et située des discours de savoir. Le second essai de Jean-Christophe Cavallin poursuit ce sillon, mais sans doute avec une teneur intime plus forte encore.

Prenons pour changer le livre par la fin, car il se clôt sur une scène de lecture, mais c’est une scène de ratage. L’auteur, passant l’agrégation, prépare l’explication d’un poème de Charles d’Orléans. Se rendant compte que tout son édifice interprétatif se fonde sur une erreur fondatrice, il trébuche et s’effondre.

C’est cet effondrement qui est au centre du livre : comment nos édifices interprétatifs se brisent en mille morceaux, comment nos architectures de pensée s’écroulent, et pour quelle raison l’on se retrouve le nez contre le sol. Le livre vient en quelque sorte dilater cette scène autobiographique finale : tout se passe comme si l’essai venait se loger dans cette mauvaise lecture, pour déplier un aveuglement, pour pointer une ivresse d’abstraction, et faire de ce trébuchement ou de cette chute une jouissance paradoxale.

Ces châteaux de sable que la vague emporte, c’est dans Nature, berce-le le projet de musée imaginaire d’André Malraux. Ce sont là des traditions déracinées, des dialogues avec les morts sans prise avec le présent, des espaces abstraits détachés des pratiques concrètes, des savoirs du quotidien, des récits ordinaires.

Dans ces maisons de la culture, qui vont essaimer sur le territoire, comme une manière de coloniser son propre pays, Jean-Christophe Cavallin y lit paradoxalement un projet hors-sol, coupé des traditions populaires, sans nécessité organique avec les gestes de chacun : c’est là inventer pour le ministre de la culture une arche universelle de l’art, mais sans ancrage, ni pratique située. L’universalisme de Malraux est tout ensemble mondialisation, délocalisation et déracinement, au mépris des attachements concrets. C’est qu’il s’agit pour lui d’inventer un barrage à l’américanisation de la culture européenne : à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, au cœur des Trente glorieuses, le musée imaginaire est le remède et les usines à rêve hollywoodiennes sont le poison.

« Les Maisons de la culture doivent remplir cette fonction. Une France désœuvrée, émancipée du travail, risque d’être submergée par le déluge atlantique des techniques de l’inconscient. Mécanisme de défense ou formation de résistance, la culture doit faire en sorte de stopper cette invasion. »

Ce sont de telles défenses, de telles résistances que l’essai de Jean-Christophe Cavallin déconstruit, en montrant qu’elles sont autant de remparts contre une irruption traumatique du réel, contre un événement qui vient faire effraction et désorganiser nos systèmes symboliques.

La conscience de l’anthropocène surgit le plus souvent d’une blessure intime ou d’une tragédie personnelle, qui fait éprouver dans la catastrophe qui vient, l’expression déplacée d’un effondrement vécu.

Avec une belle pudeur, Jean-Christophe Cavallin tresse ce projet de société d’ampleur à un épisode intime : il intensifie l’analogie entre l’abstraction du projet malrucien et ses propres penchants pour les systèmes philosophiques ou son goût pour les échafaudages abstraits. Si le projet de Malraux est un rempart d’idées pour faire pièce au traumatisme de la Shoah ou de l’anthropocène qui vient, c’est un traumatisme plus intime que les constructions abstraites viennent refouler et occulter chez Jean-Christophe Cavallin, vécu pendant l’enfance et qui ressurgit par scènes et rémanences cauchemardesques. Au fil de cette remontée du trauma, le livre, à mesure qu’il déconstruit férocement le projet de Musée imaginaire d’André Malraux, ausculte ainsi avec lucidité ses propres échappées dans l’abstraction.

C’est ce tressage du présent et de l’histoire, de l’intime et du social, du local et du global que mène Nature, berce-le, en nouant la pratique concrète d’une maison à un bouleversement anthropologique sans précédent. Il tisse, comme Valet noir le texte précédent, l’expérience traumatique la plus singulière aux expériences collectives en cours. Il s’agit, note-t-il, d’« indiquer par transparence, sous le roman d’une névrose, les conditions générales d’une civilisation. » Le panorama clinique de nos pratiques culturelles, de nos représentations mêmes du musée et de la culture sont dépliées depuis le plus intime : « Il paraît idiot de prétendre déduire par analogie, d’un traumatisme infantile et du menu d’une névrose, le panorama clinique de la culture occidentale et de notre rapport au monde. Mais c’est le pari de ce livre. »

Et ce que dit à voix discrète Jean-Christophe Cavallin, au fil de ce livre poignant de pudeur et de colère, c’est que la conscience de l’anthropocène surgit le plus souvent d’une blessure intime ou d’une tragédie personnelle, qui fait éprouver dans la catastrophe qui vient, l’expression déplacée d’un effondrement vécu.

« Je crois que tous, un jour ou l’autre, nous entrons dans l’anthropocène parce qu’un drame personnel, une crise intime de présence au monde nous ouvrent soudain les yeux sur la tragédie du terrestre et sur l’effort incroyable que nos systèmes de production dépensent à rendre invisibles cette tragédie et ses conséquences. Un déplacement a lieu : la souffrance du vivant, objectivement indéniable, devient de surcroît notre métaphore. C’est la raison qu’en fin de compte, quand je me bats contre Malraux, je ne noie pas le poisson. »

Le livre de Jean-Christophe Cavallin nous fait éprouver en quelque sorte depuis l’expérience située d’un jeune garçon cette souffrance du vivant : la force fragile de ce livre vient précisément de ce savant tissage entre une expérience individuelle traumatique et un moment collectif. L’écriture par fragments entrelacés, par tissage de notations tantôt intimes tantôt extimes, suture l’une à l’autre ces deux souffrances. Le plus intime s’énonce furtivement, au creux de ces séries : « messe basse entre deux rideaux ».

Contre de tels dispositifs hors-sol, l’essai constitue le portrait intime d’une maison, des gestes habituels nécessaires pour habiter, pour faire ritournelle dans un lieu, et le constituer en biotope concret. Au lieu des dispositifs institutionnels des Maisons de la culture, il s’agit de cultiver sa maison, dans un essai qui s’ouvre et se ferme sur ce lieu : « la petite maison qu’en vidant tous [ses] comptes en banque [il] vien[t] de [s’]acheter pour y ranger [sa] vie. »

« Écrire, comme d’habitude, a liquidé la question. Je cherchais comment cultiver ce lieu, y nouer les amarres de mon existence. L’écriture a clos le débat sans attendre la réponse. Un endroit où je peux vivre est un endroit où j’arrive à installer mon bureau, m’attabler au problème en cours et n’y être plus personne. […] Le lieu entre en ligne de compte, mais moins ses beautés que sa discrétion. Disons qu’il compte par défaut : j’y suis bien s’il me permet de m’en abstraire aisément. À partir de là, je m’y sens chez moi, trouve des prétextes pour n’en plus partir et, dès que parti, en ressens le manque. Proust écrit que le lecteur, même absorbé dans sa lecture, perçoit le monde qui l’entoure – les rumeurs, les odeurs proches, les bouts de conversation –, et que lire est une façon étrangement profonde, étrangement intense d’être présent au monde. Je prie pour qu’il ait raison et qu’en dépit des apparences, écrire aussi soit la clef d’une sorte de séjour. »

CommeValet noir, l’essai invite, à la suite de Bruno Latour notamment, à reterrestrer nos pratiques et nos récits et compose un beau portrait de maison où se dénouent les apories, où s’apaisent les conflits. Moins un lieu décrit dans son architecture qu’un lieu vécu dans son rythme, éprouvé comme observatoire impliqué dans le vivant. Un lieu qui s’efface pour offrir séjour au monde et à l’écriture.

Nature, berce-le, Jean-Christophe Cavallin, Éditions Corti. 


Laurent Demanze

Essayiste, Professeur de littérature à l'Université de Grenoble

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