Cinéma

Un fantôme vif – sur Christophe définitivement de Dominique Gonzalez-Foerster et Ange Leccia

Critique

Loin du documentaire « biographique » et de l’énumération des succès de Christophe (1945-2020), Dominique Gonzalez-Foerster et Ange Leccia nous font entrer à pas feutrés dans l’atelier d’un artisan des images et du son qui, entre inspiration fulgurante et obsession du détail, a fait de sa vie une œuvre d’art — et de la nôtre aussi, peut-être, au passage.

Les premières images du film d’Ange Leccia et Dominique Gonzalez-Foerster donnent le la : tête du micro au bord des lèvres, le visage de Christophe lissé par la surexposition s’extrait de la nuit des temps pour chuchoter une liste de films avec la musique du Mépris en arrière-plan sonore.

publicité

Cinéma et mythologie, ce n’est pas tout à fait fini — Piccoli et Bardot comme Christophe le savent bien, Paul et Camille comme Daniel Bevilacqua : Ulysse fera quelques détours et ne rentrera sans doute pas ce soir…

Une série de titres cristallise toutes les histoires possibles, miraculeusement incorporées dans la diction précaire de Christophe qui en diffuse la nostalgie. Depuis Calcutta jusqu’à « L’As Vegas », c’est l’histoire d’une civilisation qui passe par ce visage et cette voix dont on suit les déambulations dans une nuit qui n’appartient à personne. L’accompagnement furtif des deux réalisateurs accentue le morcellement programmé par le chanteur — qui n’est jamais filmé en entier ou frontalement, mais obliquement sous des angles discrets. Aucun surplomb des auteurs ou du chanteur, pas de voix off ou de cadrage grandiloquent : le poids de la légende est supprimé.

Dominique Gonzalez-Foerster et Ange Leccia connaissaient Christophe « comme tout le monde » depuis les grands tubes des années 70 et 80 tels « Aline » et « Les mots bleus ». Leur attention se précise lorsque l’album Bevilacqua (1996) renverse les perspectives : la chanson commerciale disparaît au profit d’une expérimentation personnelle entre blues et rythmes électroniques, littérature et cinéma. « Le Tourne-cœur » sera l’air national de ce changement de régime, faisant exploser les ritournelles bien roulées en constellation — taches de lumière et de son, poussières d’images et lambeaux de fiction.

Adossé à un deuxième album très personnel et très écrit — par d’autres aussi (Comme si la terre penchait, 2001) —, il revient en scène sans avoir « touché le volant » pendant 25 ans, pour préparer l’Olympia (2002) et la tournée triomphale qui s’ensuit. C’est donc un revenant que les deux artistes rencontrent à ce moment-là, en l’invitant au Palais de Tokyo. Il regarde leurs images en silence, et les recontacte un peu plus tard pour faire les vidéos de son spectacle à lui : on se souvient de la rencontre miraculeuse des mots, du son et des images qui leur donnent réverbération.

Dominique Gonzalez-Foerster et Ange Leccia ont amené Christophe dans un centre vital de l’art contemporain : le Palais de Tokyo — puis le Musée d’art moderne. Christophe amène les deux artistes dans le temple du Music Hall à la française : l’Olympia. Dans cette rencontre se décide la vitalité organique de l’action scénique, et aussi le jeu des correspondances — les synesthésies : il s’agit alors de donner une couleur aux voyelles et des contours aux sons inventés pour faire résonner les corps et les cœurs. Le contrepoint visuel qu’ils incorporent au spectacle contribue fortement à la synthèse des arts que Christophe ne théorise jamais, mais opère intuitivement — « passer d’un domaine à un autre », dit-il quand même : entre théâtre et opéra, poésie et cinéma, il devient le héros d’un spectacle total dont les images n’illustrent pas le texte ou la musique mais servent de relais à la rêverie, en provoquant la résonance visuelle des chansons.

Pour le film qui sort cette semaine, Dominique Gonzalez-Foerster et Ange Leccia ont adopté naturellement une forme hybride, en quelque façon empruntée à leur modèle — et dans une proximité admirative : filmer Christophe et le construire au montage comme un revenant — un fantôme peut-être, mais un « fantôme vif » ajoutent-ils — avec la prudence et la discrétion qu’on accorderait dans un documentaire animalier au dernier représentant d’une espèce, ou bien au… premier. À chaque plan on a le sentiment de voir quelque chose qu’on n’avait jamais vu jusque-là et qu’on ne reverra plus : dernier lion de l’Atlas plutôt que léopard des montagnes…

On aura deviné que ce film ne partage aucune intention d’auteur et aucun effet avec l’exhibitionnisme de La Panthère des neiges où Sylvain Tesson, Marie Amiguet et Vincent Munier nous montrent ce que nous savions avant eux : que rien ni personne sur la planète ne doit échapper au « devenir marchandise » évoqué par Guy Debord. Harcelée par des paparazzi.e.s âpres au gain, la star des montagnes s’est suicidée dans sa tanière. Délicatement escorté par le micro et la caméra des deux auteurs, Christophe le chanteur s’occupe simplement à vivre sa vie.

Depuis le bricolage sonore à domicile jusqu’aux concerts, — depuis le boulevard Montparnasse jusqu’aux coulisses, Ange Leccia filme un peu tout le temps le presque rien et le presque tout des préparatifs qui deviennent la matière vive de leur film. Ce qui est en jeu définitivement : ce n’est pas « la vie et l’œuvre » ; ce n’est pas non plus la narration d’une carrière authentifiée par une farandole d’experts et de témoins. Il s’agit plutôt de rendre sensible un univers et une façon de faire à partir d’un portrait en action : le travail de quelqu’un qui a fait de sa vie une œuvre d’art — un art de vivre.

D’où les raccords très fluides entre son appartement-studio-musée et la salle de spectacle : mélangeant les époques et les albums, Christophe définitivement constitue l’unité physique d’une œuvre qui n’est jamais expliquée, mais dont tous les éléments sont repris, décomposés et recomposés par le chanteur lui-même — cette façon par exemple de casser aux intersections les refrains les plus connus (« Aline », « Les mots bleus », etc.) pour les laisser en suspension ou bien repartir en anacoluthes et dérivations proustiennes, de jazzman ou de chanteur de blues aussi bien. Car c’est aussi de cela qu’il s’agit : casser la chronologie pour soustraire au temps les chansons et les histoires qu’elles racontent, et qui prennent dans cet atelier permanent une grandeur « extra-temporelle ».

L’attention accordée par les deux cinéastes au travail sur les arrangements en découle naturellement : on assiste alors, d’intuitions en tâtonnements, à la défiguration des « scopitones » des années 60 et 70, et à l’évolution des productions plus récentes, qui passe par l’acharnement sur certains détails, dont on comprend que ce ne sont justement pas des détails, mais les cellules-souches d’un organisme qui se métamorphose parce qu’il n’a jamais cessé de respirer : il faut soigner les consonnes et les « attaques » au piano ou à la guitare pour faire sonner les voyelles…

Pour rendre sensible la texture de cet univers, Ange Leccia n’a pas cherché à préciser les contours, ou donner l’illusion prévisible et pré-cadrée d’une réalité « à l’œil nu » — qui ne l’est jamais vraiment : d’ailleurs Christophe n’abandonne jamais ses lunettes bleues, sauf au moment du maquillage — qu’il ne faut pas filmer, dit-il malicieusement face caméra, parce que « c’est intime, le maquillage». Utilisant la fonction « low shooter » de sa caméra, le cinéaste dessine l’allure fantomatique du personnage — pris dans un halo impossible à réduire, et à cadrer proprement. Ici on ne viole pas l’intimité de la panthère des neiges : on n’apprend rien sur la vie personnelle de Christophe, mais l’ensemble du film raccorde de manière très fluide l’espace public à l’espace privé — y avait-il vraiment une différence chez Christophe ? rien n’est moins sûr : l’appartement du boulevard Montparnasse n’est pas moins « scénographié » que les concerts à Versailles ou à l’Olympia…

Ce documentaire poursuit un corps agile et affairé, intraitable sur l’ensemble («… ici il faut ajouter de la réverb’… pour que ce soit complètement confus ») comme sur le détail : une mèche qui ne doit pas faire « cow-boy », un accord à reprendre dix fois, un effet qu’il faut d’abord cerner par une phrase avant de l’obtenir pour de vrai. La légèreté du dispositif de tournage permet aux réalisateurs de montrer la plasticité de sa syntaxe et de sa diction — c’est celle d’un artiste soucieux de préserver l’équilibre de son biotope : agacé par le non-respect d’une consigne, il interpelle un technicien hors-champ, avant de rétracter sa critique — il a besoin de lui, c’est la même phrase, elle a plusieurs temps et doit se finir bien.

De ce revenant qui ne veut pas rester, le film de Dominique Gonzalez-Foerster et Ange Leccia réussit à composer l’univers fragile et chatoyant, en faisant tourner doucement leur kaléidoscope.

Christophe définitivement est en salle depuis ce mercredi 8 mars.


Jean Cléder

Critique, Maître de conférences en littérature générale et comparée à l'Université Rennes 2