Art

Peindre la mort en face – à propos de Ferdinand Hodler

Écrivain

Valentine Godé-Darel fut le modèle, la maîtresse de Ferdinand Hodler, la mère de son enfant. Enceinte, sans le savoir elle est déjà atteinte du mal qui va l’emporter. Durant des mois, le peintre suisse a installé son atelier à son chevet. Les dessins, les tableaux que Hodler a consacrés en grand nombre à son agonie sont présentés dans une exposition au musée Musée Jenisch de Vevey, accompagnée de la publication d’un Cahier dessiné.

Dans la brève préface qu’il donne pour les deux énormes et magnifiques volumes que Les Cahiers dessinés publient aujourd’hui et qui sont consacrés à certaines de ses œuvres, Pierre Rosenberg exprime toute son admiration pour le peintre suisse Ferdinand Hodler : « Il n’y a rien, affirme-t-il, de comparable dans la peinture française, pas même Courbet, rien de comparable dans la peinture tous pays confondus, je pense à Van Gogh, peut-être Picasso. »

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Rien ni personne, précise-t-il, sinon Poussin. Chez ce dernier comme chez Hodler, continue Rosenberg, « la mort est souvent présente, la mort comme passage. Il faut apprendre à la regarder en face. Il faut qu’un peintre nous apprenne à la regarder sans sourciller. »

Pierre Rosenberg parle du « choc » qu’autrefois il a éprouvé devant l’œuvre de Hodler. Aussi excessif que puisse a priori paraître ce mot qu’il emploie et dont la critique artistique ou littéraire fait parfois un usage un peu trop facile, en l’espèce – Pierre Rosenberg a mille fois raison, il n’y en a pas de plus approprié pour dire l’impression que produit l’ensemble, images, textes, documents – aujourd’hui offert à un lecteur nécessairement impréparé à ce qui l’attend et soudainement saisi par ce qu’il découvre et dont il ne peut plus se détourner. En tout cas, à titre personnel, il y a bien longtemps – si longtemps que je ne m’en souviens plus – qu’un livre reçu routinièrement au titre du « service de presse », généralement à peine ouvert et aussitôt rangé sans qu’on l’ait vraiment regardé, n’avait autant justifié que l’on parle de « choc » à son propos.

De quoi s’agit-il ? On n’ignorait pas, paraît-il, les dessins, les tableaux que Hodler avait consacrés en grand nombre à la maladie, à l’agonie, à la mort de la femme qu’il peignit et qu’il aimait. Une grande exposition leur avait été dédiés, qui les avait révélés. Mais c’était en 1976. Autant dire : au siècle dernier. Une exposition nouvelle au Musée Jenisch de Vevey les sort de l’oubli relatif où ils étaient tombés. Rassemblant des études qui toutes frappent par leur justesse – leur précision et leur délicatesse­ – les deux volumes parus aux Cahiers dessinés et dirigés par Anne-Sophie Poirot et Niklaus Manuel Güdel en constituent le formidable catalogue, l’adjectif « formidable » devant être ici entendu aussi dans son sens ancien : « qui inspire l’effroi ».

La femme dans l’ombre de l’homme qu’elle a servi et aimé ? Le modèle que l’artiste immortalise mais sans rien lui laisser partager de sa gloire ? Comment ne pas être curieux de ces êtres dont le visage, le corps, la nudité sont restés célèbres mais dont souvent nous ne savons plus rien, dont la vie nous est inconnue, dont le nom même nous fait défaut parfois ? Curieux, on l’est de plus en plus, avides de découvrir ce qu’il en est de semblables destins. Et particulièrement s’ils furent tragiques. On se dit qu’à ces femmes – car ce furent surtout des femmes – un tort a été fait et, leur rendant une existence qui leur a manqué, leur restituant une identité dont elles ont été privées, on s’imagine pouvoir le réparer. Pour Marie Geneviève Van Goethem, qu’Edgar Degas transforma en une sculpture fameuse, Camille Laurens s’est récemment livrée à l’exercice dans un beau livre : La petite danseuse de quatorze ans. Et on se dit que si Les Cahiers dessinés ne s’en étaient déjà superbement chargés, Valentine Godé-Darel aurait elle-aussi mérité le roman qui lui aurait été consacré.

L’histoire, si l’on veut, en un sens, est sinistrement banale. Valentine Godé-Darel fut le modèle, la maîtresse de Hodler, la mère de son enfant. Enceinte, sans le savoir, elle est déjà atteinte du mal qui va l’emporter et dont la nature exacte reste indéterminée : un cancer de l’abdomen, du rectum ou des ovaires. Elle meurt enfin le 25 janvier 1915. Mais, et c’est ici que l’affaire devient singulière, à son chevet, Hodler a littéralement installé son atelier. Il use d’une « vitre de Dürer ». Autrement dit : un perspectographe, une fenêtre quadrillée qui assiste le peintre et à travers laquelle il contemple le sujet qu’il entend représenter. Le procédé lui permet de peindre ce qu’il a sous ses yeux mais de projeter dans le lointain l’épouvantable scène à deux pas de laquelle, cependant, il se tient. Comme l’écrit Anne-Sophie Poirot : « L’art devient finalement ici une sorte d’écran face à la mort : une mise à distance, en même temps qu’une mise en présence. » Considérée ainsi, la mort s’offre en spectacle : sa réalité s’expose de façon terrible mais elle le fait sous la forme d’une image, d’une œuvre qui, peut-être, la déréalise aussi et la rend un peu supportable.

L’artiste, certainement, tient là son meilleur sujet. Il ne le laissera pas passer. Pas plus que le héros de L’œuvre chez Zola ne renonce à peindre son enfant mort. Ou que Renoir ne s’est résolu à ne pas faire le portrait de sa jeune épouse disparue. Mais qu’en pense le modèle ? Elle le dit. Pourtant, on ne le sait pas trop. Sincère ou ironique, donnant apparemment raison au peintre qui s’empare de son image mais soulignant aussi le caractère intéressé de l’attention que son amant lui porte, Valentine confie : « Eh bien, c’est au moins quelque chose que ma maladie, le cours de ma maladie, tel qu’il se manifeste dans mon aspect l’intéresse. Ainsi, ma déchéance est au moins bonne à quelque chose, il peut l’étudier, la dessiner : l’approche de la mort, son thème, je suis son modèle plus que jamais. » Livrée à la souffrance, l’agonisante détourne le visage et va bientôt fermer les yeux. Mais sur certaines des toiles de Hodler, elle retourne à l’artiste le regard que celui-ci pose sur elle et il est bien difficile de deviner ce que son expression signifie : si elle appelle vainement au secours l’homme qu’elle aime, cherchant un dernier appui auprès de lui, ou bien si elle lui reproche muettement de profiter ainsi, en artiste, de la détresse à laquelle il l’abandonne. Sans doute : l’un et l’autre à la fois.

Hodler n’a pas manqué de s’expliquer, de se justifier. L’intensité de son chagrin ne fait pas de doute. À un ami, il avoue : « Vois-tu cette femme, je l’ai passionnément aimée. » Et il ajoute : « Fais tout ce que tu veux dans ta vie mais ne donne jamais vraiment ton cœur. » Pourtant Hodler ne peut ignorer la cruauté de son geste. Il aggrave ce naturel sentiment de culpabilité qu’éprouvent tous ceux qui survivent. Comme l’explique Diana Blome, si elle n’échappe pas à certaines des représentations un peu stéréotypées qui prévalent dans l’art d’alors et qui lient le féminin à la nature, au sauvage et au primitif, et en dépit de cette singularité si troublante qui fait que Valentine développe la maladie qui va la mettre à mort alors même qu’elle se prépare à donner la vie, la peinture de Hodler ne relève aucunement de cette esthétisation du macabre, de cette érotisation du funèbre sur lesquelles spéculent tant d’autres artistes de son temps. Non, à tout cela, Hodler échappe. Et c’est peut-être par amour, après tout.

Les dernières toiles sont terribles de vérité. Le corps a minci, les traits se sont creusés, la tête tombe sur le côté, les yeux sont clos mais la bouche reste entrouverte. Selon l’apparence exacte que prennent tous les corps quand ils deviennent cadavres. Hodler peint enfin Valentine allongée sur le lit où elle meurt. Le format horizontal du tableau frappe. Le cadre de la toile a pris les dimensions précises du cercueil dont nul ne sortira plus. Comme le souligne Niklaus Manuel Gödel, on ne peut que penser au Christ de Holbein qu’expose le musée de Bâle, ce tableau dont Dostoievski écrivit qu’il suffirait à faire perdre la foi à n’importe qui.

S’aimer, comme le dit Aragon dans l’un de ses poèmes, c’est être « ensemble séparés ».

Car en quel Dieu, alors, croire encore ? Mais, Cécile Oppliger l’explique, en vertu du principe de « parallélisme » sur lequel repose son esthétique, l’art de Hodler ne réserve pas aux seuls tableaux qu’il fait de sa maîtresse un format horizontal dont, en vérité, il use systématiquement – et notamment lorsqu’il s’agit de peindre comme les corps les paysages, ces formidables paysages de montagnes et de lacs auxquels il a consacré tant de ses toiles sublimes. Chez lui, écrit-elle, la « ligne horizontale est successivement ligne de force, objet de symétrie, de rupture et de répétition. » À propos des gisants, Hodler déclare : « Mais ils sont beaux. Ils regardent le firmament, tout le ciel. C’est grand, comme ce qui fait penser au ciel, à la mer, aux grandes choses. »

Dans leur succession, dans la série qu’elles forment, les images sans doute suffiraient. Mais un véritable roman les complète que donnent à lire les étonnants carnets de Hodler. Ils composent la chronique du drame que vivent les deux amants et qu’illustrent les toiles, les dessins du peintre. Hodler les tient, bien sûr. Il consigne ses souvenirs, ses pensées, dépose des croquis érotiques puis, lorsque la maladie vient, fait ses comptes (relatifs notamment aux dispendieux traitements médicaux qu’exige alors le cancer tel qu’on le soigne dans les cliniques de la Suisse), ébauche les œuvres à l’aide desquelles il documente l’agonie à laquelle il assiste. Mais Valentine y ajoute ses propres remarques qui complètent ou contredisent celles du peintre. Un roman à deux voix s’écrit ainsi. Un roman d’amour qui témoigne de tout ce qui unit et éloigne à la fois deux êtres. Car s’aimer, comme le dit Aragon dans l’un de ses poèmes, c’est être « ensemble séparés ».

Daté de 1909, un stupéfiant dessin montre les deux amants debout et nus, face-à-face, en une posture dont on ne sait pas trop si elle exprime le combat qu’ils se livrent ou bien le plaisir qu’ils se donnent. Avec pour seule légende, cette phrase : « Je te déteste » qui vaut à la fois comme déclaration d’amour et comme déclaration de guerre. Les derniers feuillets, ceux de décembre 1914, un mois avant la fin, sont prévisiblement les plus pathétiques. Sous le portrait de celle dont le visage a déjà pris l’apparence macabre d’un crâne, Hodler écrit : « Est-ce bien toi ? » À la page suivante, à côté de notes relatives aux seringues indispensables aux injections sous-cutanées que les médecins lui prescrivent, comme le font les jeunes filles amoureuses, Valentine recopie plusieurs fois son nom alternant avec celui de son amant. Peu auparavant : elle a écrit : « Que vais-je devenir ? Je ne veux plus être longtemps sur cette terre. »

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Quelque temps après, Hodler réalise un portrait de Valentine. Il la représente dans toute la splendeur qui fut la sienne et dont témoignaient les tableaux heureux d’autrefois. Il est beau que cette œuvre soit la dernière. Un ami du peintre rapporte : « Toutes ses images s’étaient pour toujours gravées dans son souvenir. Six mois après son départ, Hodler peignit de mémoire un portrait d’elle. Ce n’était plus une femme malade. Son visage était tout éclairé de passion et de bonheur comme il était resté dans la mémoire de son ami. » Ce tableau qu’il a fait, Hodler l’a lui-même rapproché du portrait de Théodora qui figure dans les mosaïques de Ravenne : « Cette belle tête, toute cette figure, comme une impératrice byzantine sur les mosaïques de Ravenne – et ce nez, cette bouche – et les yeux, eux aussi, ces beaux yeux, les vers vont tous les manger ! Et rien de tout cela ne restera, rien, absolument rien ! »

Et il serait faux d’ajouter que de la femme qu’il a aimée demeurent – malgré tout – les images qu’Hodler a peintes ou dessinées. Car celles-ci ne valent que dans la mesure où, inconsolables, elles témoignent de ce « rien » auquel nous livre la perte de qui nous avons aimé.

Ferdinand Hodler, Revoir Valentine, au Musée Jenisch de Vevey, jusqu’ au 21 mai 2023.

Ferdinand Hodler, Valentine, aux éditions Les Cahiers dessinés, février 2023, 464 pages.


Philippe Forest

Écrivain, Romancier, essayiste

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